17.

21 minutes de lecture

Ce matin, le même phénomène qu'il y a des années se produit. Tout le monde se réveillent avec le même calme, le même bien-être. A l'unisson, en écho. Evidemment, la soirée post-match a fini à point d'heure, et tout le monde est resté dormir chez Acacia. Hugo et Théo dans la chambre d'amis, Cam et Flo dans la chambre d'Acacia, et celle-ci dans le propre lit de son fils, qui a découché quelques rues plus bas, tout contre Erik. Aline, elle, s'est levée aux aurores, le moral au beau fixe, et le sourire solaire. Elle a pris une rapide douche, ses longs cheveux sombres, encore mouillés de la nuit dernière. Rien qu'à les toucher, elle n'a pas pu s'empêcher de repenser aux évènements de la veille. Elle en frissonne encore. La jeune femme a enfourché son vélo pour descendre à la boulangerie, et se rendre chez Acacia, où, quand elle arrive, tout le monde sort doucement des draps qui sentent la lavande.

Cam, dans un pyjama que lui a prêté son amie, se tient devant la machine à café, et en prépare pour tout un régiment. Hugo, non loin d'elle dans la cuisine, coupe des fruits frais pour en faire une salade, saupoudrée de cannelle. Florian dépose bols, tasses et petites cuillères sur la table de jardin en fer, peinte en vert pastel. De voir qu'il n'y a que quatre chaises autour d'elle, le fait sourire douloureusement. Parce qu'Acacia, au moment où elle l'a acheté, ne s'attendait sans doute pas à ce qu'elle en ait besoin de plus, pour bien plus de monde. Elle n'avait peut-être pas prévu qu'ils reviennent tous à elle, qu'ils se rejoignent ici, qu'ils partagent, de nouveau, tant de moments délicieux, rieurs et ensoleillés. Tandis que Florian se rend au salon pour déplacer des chaises d'intérieur jusque sur la terrasse, pour combler les manques, Théodore, lui, est déjà au téléphone. Il a la mine grave et fait les cent pas dans le jardin. Il a les cheveux en bataille, et porte les mêmes vêtements que la veille. Ils sont froissés de la nuit. Pris dans sa conversation, Hugo le voit, par la fenêtre, porter une main à son ventre défini et sec, par-dessous son t-shirt, et ne peut s'empêcher de se mordiller la lèvre. Cam, amusé de la voir faire, la chatouille subitement, à l'en faire sursauter. Hugo râle et Cam rit. Acacia arrive au salon, au même moment où Thom et Erik se présentent. Elle les serre tour à tour dans ses bras. Ils accueillent tous Aline comme une héroïne, en voyant qu'elle est allé chercher croissants et pains au chocolat pour tout le monde.

Une fois tous installés à la terrasse, Théodore est le dernier à les rejoindre. Il a la mine préoccupée, et porte une main à son front, qu'il frotte. Hugo cherche des réponses en le regardant, et en posant une main contre sa cuisse. Personne ne parle, parce que tout le monde attend ce qu'il a à dire.

─ Mon père est mort.

Le petit-déjeuner commun prend soudainement un air bien plus grave. Plus aucun bruit, et tout le monde figé. Théodore se racle la gorge et boit son café pour faire passer le tout. Aline est pendue à ses lèvres, elle ne connaît que très mal son grand-père. Pour ainsi dire, Théodore n'en parle jamais. La jeune femme a, de nombreuses fois, rendu visite à sa grand-mère, mais elle n'a jamais vraiment entendu parler de son ex-mari, celui qui a occupé sa vie pendant une vingtaine d'année. Chez elle, aucun présence ne le rappelle. Il n'y a que les photos de son fils, en vacances, où quand il était plus jeune. Pour les amis d'enfance de son père, c'est un peu différent. Ils le connaissaient, et s'en méfiaient, surtout.

─ Putain, j'arrive pas à le croire.

Les yeux de Théo s'arrondissent, tant il est sous le choc, mais aussi soulagé. Un poids semble s'être retiré de ses épaules, de sa poitrine. Cette nouvelle ne l'énerve pas, pas plus qu'elle ne le fait pleurer. Elle le contrarie, tout au plus, parce qu'il sait que c'est à sa mère de tout organiser. Il va l'aider, mais il ne trouve pas cela justifié d'accorder autant d'importances, et de dernières volontés à quelqu'un qui ne faisait tout simplement plus partie de leur vie. Il expire, et Florian, assis à son côté, pose une main sur son épaule, pour le soutenir.

─ Tu n'as jamais eu de nouvelles ?

Cam demande. Elle sait très bien que Théodore n'a pas de mal à en parler, pas en face d'eux, pas quand leurs enfants sont présents. Il n'a rien à cacher. Il sait, qu'avec eux, il peut être complètement sincère.

─ Pas depuis que ma mère l'a viré.

Cam hoche la tête en jetant un cube de sucre dans sa tasse. Un départ qui date de leurs années lycée. Théodore leur avait expliqué qu'il avait retrouvé sa mère, en pleurs calmés mais visibles, et le visage éraflé par la violence alcoolisée et nocturne de son propre mari. Là, elle avait soufflé à son fils qu'elle n'en pouvait plus, que ce n'était pas à elle de supporter tout ça. Le lendemain, elle attendait qu'il parte au travail, sur le port, pour faire ses valises, les jeter par la fenêtre, et le reste de ses vêtements avec. Théodore avait trouver une certaine libération à l'y aider, à, littéralement, projeter tout ce que représentait son père, au-dehors de chez eux. En fin de matinée, les serrures étaient changées, et sa mère tentait de dompter la peur qui lui montait à la gorge, tandis que les heures avançaient, et se rapprochaient de son retour. Son fils l'a aidé à vider toutes les bouteilles disséminées dans la maison. Ils ont rangé, nettoyé. Rien que pour se distraire de la tempête qui s'est projetée contre leur porte. Il était déjà tard. Il était déjà saoul. Quand il s'est rendu compte que sa clef tournait dans le vide, il a implosé. Il a cogné sauvagement contre le bois, contre les volets qu'ils avaient fermé par précaution. Il les insultait, balançait dans les airs que, de toute façon il n'avait "jamais voulu de cette vie", que son propre fils était une "erreur". Théodore est resté prostré, sous les escaliers, sa mère assise à son côté, l'entourant de ses bras, et berçant ce petit garçon devenu trop grand, tout contre elle.

Après peut-être une heure, c'est la police qui est venu le cueillir, à la suite des appels excédés de voisins proches. Sa mère avait eu le courage de porter plainte, d'obtenir un ordre de restriction, pour qu'il ne puisse plus les atteindre, pour qu'ils se protègent de lui. Pour qu'il sorte définitivement de leurs vies.

Au matin, le réveil était difficile, ils l'avaient passé dans le même lit, serrés l'un contre l'autre, terrorisés. Après l'ouragan de cette nuit, il a fallu se lever, aller au lycée, au travail, se redresser, se reprendre en main. Son père n'est jamais revenu, mais Théodore en sentait toujours la menace, la présence, quelque part, quand il ne s'y attendait pas, dans les ombres. Son épée de Damoclès vient de s'étioler, et se dissoudre dans l'air. Il peut enfin respirer.

─ Est-ce qu'on peut aider ?

Acacia demande bientôt, bienveillante, le regard sur lui. Théodore prend une nouvelle gorgée de café, et tire le cendrier à lui pour s'allumer une cigarette. Aline ne l'avait jamais vraiment vu faire. Elle avait retrouvé des mégots, dans un coquillage de Saint-Jacques, dans le garage, en cachette. Mais quand il s'affale dans le fond de la chaise, et qu'il souffle sa fumée en direction du ciel, elle comprend qu'il est enfin, et complètement, libéré. Il saisit la main d'Hugo et lie leurs doigts. Il donne un faible sourire à ses amis, pour les rassurer. Ça va, vraiment, qu'ils ne s'inquiètent pas.

─ Il faut que je règle les papiers avec ma mère, mais à part ça ...

─ On viendra à l'enterrement.

Hugo est ferme, à son côté, en terminant son bol de salade de fruits.

─ Vous êtes pas obligés, vraiment c'était personne pour moi.

─ Si, justement.

Cam se rallie à son amie, et campe sur leurs positions. Florian hoche la tête, complètement d'accord avec tout le monde. C'est une décision commune, d'un seul homme. Ils seront là, ils le soutiendront. Les conversations reprennent peu à peu. La vie, les rires, le soleil reviennent. La nouvelle n'aura pas d'impact sur eux, parce qu'ils le choisissent, parce que ça a toujours été le cas de son vivant, après son départ.

* * *

Théodore a toujours cru qu’un enterrement devait être couronné par la pluie. Il se souvient très bien de celui d’Adrien. Il y avait une tempête de neige. Un blizzard qui décrivait très bien le déchirement immense que tous avaient ressenti, ce matin-là. Leurs longs manteaux noirs, à tous, soufflés par le vent, leurs visages mordus de froid où leurs larmes devenaient stalactites. Des perles de glace, translucides.

Pour autant, lorsqu’ils marchent parmi le convoi funéraire, de longs rayons chauds, solaires, s’étendent sur leurs épaules, à les piquer. Théodore a pris le soin d’enfiler un costume de circonstance. Pas de noir, mais du bleu marine. Le noir, la couleur du deuil, du déchirement, appartient à son ami. Son père ne le mérite pas, quel que soit l'endroit où il se tient, à les observer. Théo reste persuadé que son père peut le voir, et il espère, qu'il éprouve de la jalousie à son égard. Il espère qu'il enrage, qu'il s'en mord les doigts et s'étouffe avec.

Contre sa paume, celle de sa mère, chaude, entrelacée à la sienne. Elle ne pleure pas, ne s’écrit pas de douleur. Elle aussi a le visage empli de couleurs, plus sereine. Elle porte un tailleur rose pâle. Elle a suivi l'idée, le mot d'ordre de son fils. Ils préfèrent fêter le fait que eux, sont toujours vivants, libérés de ce joug. Ils ne vont pas s'attrister pour un homme, un faible, qui ne leur a apporté que peur et douleurs.

Derrière eux, Hugo et Aline, bras dessus bras dessous, habillées respectivement de orange et de bleu pastel, font front commun, à l'arrière, pour soutenir et protéger leur mari et ami. A leurs côtés, Florian et Cam, main dans la main. Eux aussi portent les couleurs, de rigueur ce matin. Ils ont le menton haut, fiers. Ils sont les gardiens d'un gamin qu'ils connaissent depuis longtemps et qu'ils se doivent de préserver. Un gamin sur lequel ils ont versé désinfectant, pansement et arnica. La défense d'Acacia s'étend jusqu'à lui, elle se durcit.

Dans leur marche silencieuse, Hugo se souvient de cette expression que portait le père de Théodore, le peu de fois où elle l'avait croisé, qui ne lui plaisait pas, la mettait mal à l'aise, lui provoquait des frissons dans le dos. Les regards qu’il posait parfois sur elle, ou les amis de Théo, immondes, dégueulasses. Elle non plus, n'était pas rassurée de le savoir dans les parages.

Cam, de son côté, comprend très bien que le dernier démon de la jeunesse de Théodore vient de disparaître. Il sera oublié, par le temps, les intempéries, comme tout le reste. Les quatre gamins originels de leur cercle sont les fruits d'une parentalité bancale, qui n'aurait peut-être pas du être, qui ne leur convenait tout simplement pas. Théo a connu la violence, Cassie l'alcool à rendre aigri et dépendant de tout le monde, Hugo l'ignorance et le mépris, Cam la façade, le toujours faire bonne figure pour cacher la misère. Parce qu'elle sait tout ça, Cam sera là, comme les autres. Elle est prête à le soutenir, le retenir par le bras si ses parole dépassent encore sa pensée, et si, à court de paroles, il en vient aux mains. Même face à un mort.

Derrière ce barrage fermé, ce sont leurs enfants qui suivent. Ils se tiennent tous la main, pour se soutenir, parce qu'ils sont un peu perdus. Parce qu'ils viennent tout juste de voir le visage qui appartenait au grand-père d'Aline. Parce que Théodore ne lui en a donné que quelques bribes, et qu'elles ne portaient jamais à sourire. Son père a eu l'enfance difficile, alors, en silence, à sa suite, elle le remercie intérieurement de ne pas être devenu une représentation de ce dont il est issu.

Le cortège n’est pas très long. Franck est resté seul, ses bouteilles pour seule compagnie. Pas d'excuse, pas de retour en arrière, pas de crise existentielle. Franck n'a jamais voulu changé et c'est sans doute ce qui l'a tué. Lors des derniers sacrements, personne ne fait de discours personnels, personne n’a d’anecdote à son sujet, personne ne se souvient de lui comme d’une personne aillant fait le bien autour de lui. Personne.

Le cercueil est mis en terre, les amis d'enfance, en arc-de-cercle, tout autour, le surplombant. Ils le jugent, le toisent durement. C’est la dernière fois que Théodore lui rend un service. Cette fois, tout s’arrête. Il serre une dernière fois sa mère contre lui, avant qu’elle ne quitte les lieux pour se rendre chez elle et les y accueillir. Elle lui dit de prendre son temps, elle salue ses amis un par un, et embrasse la joue de sa petite fille avec douceur. La vieille dame emmène les trois adolescents avec elle.

Le peu d'inconnus qui s'étaient présentés, sans doute ses amis de bar et d'ivresse, se dispersent bientôt. Seuls restent Théodore, Hugo, Cam, Florian et Acacia. Ils fixent un moment le bois du cercueil. La croix qui y est apposée. Théo a un rire ironique. Son père n’était ni croyant ni pratiquant, et ce petit symbole ne l'aidera pas à faire amende de tout ce qu'il a été, de tout ce qu'il a fait. Il ne le mérite pas, mais Théo tient la face qu’il veut imposer. Il n’est plus un adolescent bancal, blessé. Il tient la barre comme un adulte. Son père ne peut plus l'atteindre.

Hugo vient l'embrasser, doucement, et est la première à partir. Cam la suit, après lui avoir frotté l’épaule, le dos. Acacia lui donne un petit sourire, et lui presse la main, puis rejoins ses amies. Florian reste encore un peu, parce qu'il a eu à vivre, à voir, à subir la rage de Théodore, et il sait que le fruit ne tombe jamais loin de l'arbre. Tout s'explique par la présence de celui qui était avec lui. Celui qui n'est plus. Celui qu'ils voient disparaître avec une sorte de soulagement. Florian caresse l'arrière du crâne de Théodore avant de rejoindre les filles.

Et, une fois seul, Théo peut le jurer, il sent le poids du bras qu’Adrien se plaisait à placer, tout autour de ses épaules, comme à son habitude, quand il était encore là, avec lui. Un froissement de vent dans les feuilles de platanes, presque comme un chuchotement à son oreille. « Un jour on s’en ira, loin d’ici, j'te l'promets. » Comme il le lui a répété et répété encore, durant leur enfance, leur adolescence, leur début de vie de jeunes adultes. A chaque fois que Théodore se mettait à pleurer, de frustration, de haine contre son père. Quand il lui revenait un œil au beurre noire, des bleus plein les bras, plein les côtes. Mais puisque plus rien ne le retient, Théo n’a plus besoin de fuir. Plus besoin de se bercer d'illusions, de se convaincre avec des mensonges. Ça le fait sourire. Et en l’honneur de tout ce que son père ne lui a pas apporté, de ce qu'il n'a jamais été pour lui, il crache sur sa tombe et détourne les talons.

* * *

La mère de Théo a tenu à organiser une petite réception chez elle, non pas pour se rappeler du bon vieux temps où son ex-mari était encore là, loin de là, mais bien pour profiter de voir les amis d’enfance de son fils, sa petite-fille et ses amis à elle. Ils n'ont pas besoin de plus de monde. Ils sont tous là, les plus proches, les plus appréciés. La petite maison en lotissement se pare de nouvelles teintes, de senteurs. Rosa, a retiré la veste de son tailleur, ses chaussures à talon et distribue du cake au citron et du café, à ses invités, en pantoufles.

Cam discute avec Acacia près de la terrasse, une tasse à la main. Le ton est sérieux, et plusieurs chiffres sont évoqués. Florian et Hugo échangent avec Rosa, sur son atelier de poterie. Et Théo est sur le porche, une cigarette à la main, comme rarement, il prend le temps d’être un peu seul. Il met de l'ordre dans ses pensées, dans sa vie, au sein de l'espace dans son cœur, dans sa tête, qui vient subitement de se libérer. Changement de propriétaire. Tout le monde passe à autre chose, pas besoin de s'attarder sur la disparition de quelqu'un qui n'en vaut pas la peine.

Dans le jardin, les trois adolescents plongent leurs pieds déchaussés dans l'eau de la petite piscine en forme de haricot. Thom dépose la tempe contre l'épaule d'Erik, qui entoure ses hanches d'un bras, en soupirant d'aise, de calme. Aline, porte un petit sourire attendri en les voyant faire.

─ On est d'accord qu'on arrête les recherches ?

Elle leur lance, subitement. Les deux garçons déposent les yeux sur elle, sans changer de position. Erik retrouve son sourcil froncé.

─ Maintenant que t'as tout déballé à ta môman, je vois pas l'intérêt.

Erik raille, et Aline lui répond en l'éclaboussant d'eau, du pied. Il lui répond sur le même mode, et Thom râle déjà d'être ballotté entre eux comme ça. Une réaction qui les fait rire, mais les calme aussi.

─ Quand tu vois tout le bordel avant nos parents ...

Aline reprend, le ton plus posé, fixant l'eau agitée de leurs bêtises.

─ Ça donne pas envie de continuer, c'est sûr.

Erik lui répond en haussant les épaules.

─ Et puis, on est bien maintenant, non ?

C'est Thom qui a le dernier mot et il porte un sourire si brillant qu'ils scellent cet accord là-dessus. Ils arrêtent. Ils ne chercheront pas plus loin. Ils restent dans le présent, pas besoin du passé dans sa totalité. Les trois gamins redressent la tête quand une arrivante les rejoint, et dépose également les pieds dans l'eau. Il s'agit de Rosa, qui s'assied au côté de sa petite fille. Elle les considère chacun avec un regard affectueux, comme s'il étaient tous ses petits-enfants. Et ça les réchauffe, les rassure, les fait fondre, complètement. Ils se sentent protégés de tout, ici.

─ Qu'est-ce qu'on complote, alors ?

─ L'anniversaire de ma mère.

Aline lance, toute sourire, changeant diamétralement de conversation, pour ,e pas inquiéter sa grand-mère. Rosa porte alors une main creusée et tachée par les années, à son menton, prise en pleine réflexion.

─ C'est vrai que ça sera bientôt là. Est-ce que tu sais si elle veut faire quelque chose en particulier ?

─ Papa et moi on pensait faire une sortie en mer.

─ Ça me paraît être une bonne idée. Je suppose que Cam sera aux fourneaux ?

Aline répond sur la positive, en hochant la tête, souriant à sa grand-mère. A leurs côtés, attentifs à ce dialogue, Erik et Thom se rendent compte que Rosa est bien informée sur le groupe d'amis. Elle en connaît les personnalités. Elle sait quel rôle chacun occupe. Elle est sûrement également capable de savoir comment les prendre, et discuter avec chacun d'eux. Et Thom a la confirmation que c'est bien le cas, quand la vieille dame se tourne vers lui, et affiche une mine peinée.

─ Je suis désolée pour ta mère et son ... Compagnon.

Thom est fasciné par cette proximité soudaine, alors que, pour ainsi dire, elle ne les connaît pas. C'est la première fois que les deux adolescents la rencontrent, et pourtant, via son fils, elle est au courant de tout ce qui se passe dans leurs vies. Qui les quittent, qui revient, qui reste. Thom hausse simplement les épaules.

─ C'est mieux comme ça.

─ Bien-sûr, mais c'est toujours compliqué de quitter quelqu'un, même s'il nous faisait du mal.

Les trois gamins comprennent bien, au ton de sa voix, qu'elle en sait quelque chose. Rien qu'avec les quelques bribes que leur a donné Théodore, ils savent que ça n'a pas été facile pour elle. Rosa en a souffert, elle a voulu bien faire, elle a peut-être cru qu'elle aurait la patience, les épaules, ce qu'il fallait, pour faire changer son mari, pour le faire revenir à cet homme qu'elle a connu et aimé. Le plus douloureux est sans doute le fait qu'elle a dû penser qu'elle ne méritait pas mieux que ça. Aline glisse sa main dans celle de sa grand-mère et presse doucement. Leurs pieds s'agitent doucement dans l'eau. Le calme les surplombe, et, non loin d'eux, dans la maison, on entend des rires monter. Théodore a voulu servir le café, et il en a renversé. Alors, ses amis le charient, l'applaudissent. La meute se resserre. Personne n'entre, personne ne sort.

* * *

Au soir, comme ils s'y attendaient, Rosa ne les a pas laissé repartir sans un bon dîner. Il est déjà tard, il fait nuit, mais ils ont besoin de ce moment, après les dernière nouvelles, après le passage au cimetière. Et Théodore se doute que sa mère y demande aussi une distraction. Pour ne pas écouter le silence quand ils seront partis. Les sifflements de la maison, comme si elle respirait. Pour ne pas se retrouver face au reflet de cette femme qui a donné vingt de sa vie, gâchées, pour quelqu'un qui n'en valait pas la peine, et qui la plus fissuré et détruite que porté vers le haut, pour avancer ensemble. Franck a beau l'avoir quitté il y a de nombreuses années, elle ne pourra jamais oublier. Alors, ils restent. Ils discutent, ils rient. Ils portent d'ailleurs tous les yeux vers le salon, où sont tous assis les adolescents. Ils ont ouvert une boite de Jenga et rient à chaque fois que la structure tremble puis s'effondre.

─ C'est un drôle d'alignement d'étoiles, quand on y pense.

Rosa souligne, doucement, en prenant une gorgée d'Amaretto avec des glaçons. Son fils et ses amis affichent un sourire attendri. Parce qu'ils se sont également fait la réflexion. Quel était le pourcentage pour qu'ils se rencontrent, sans savoir, parmi la multitude d'autres gamins, pour qu'ils deviennent aussi proches, aussi soudés, aussi facilement ? Des événements qui ressemblent au destin, à l'instinct. A quelque chose d'immuable, d'inévitable. Ils créaient leurs propres constellations.

A l'intérieur, Aline a décidé de pimenter la partie. Celui qui fait tomber des pièces, et s'écrouler leur sculpture, se doit de répondre à une question que les autres lui posent, et ce, de façon le plus sincère possible. Quand les premiers claquements de bois se font entendre, Erik tape dans ses mains, et se rapproche d'Aline pour pouvoir être celui qui pose la première colle. Il s'en frotte les mains d'avance et son attitude fait rire Thom.

─ Vadim. Ami, ou plus ?

Sans le contrôler, les joues d'Aline se mettent à rosir et elle en fuit le regard. Erik, en face d'elle, jubile presque, tant ses réactions la trahissent. Elle se racle d'abord la gorge, tandis que Thom ne la lâche pas des yeux, son menton appuyé sur l'un de ses genoux pliés, attentif à sa réponse.

─ Ok, t'es un vicieux, et tu vas payer.

─ Ma réponse d'abord.

Erik lui tire la langue, pas le moins du monde effrayé par les menaces de son amie. Lançant ses cheveux longs dans son dos, Aline inspire, puis se libère.

─ Au début c'était qu'un pote, je voulais simplement l'aider. Mais ... Il m'a embrassé quand il m'a raccompagné. Enfin, presque.

─ Comment ça, presque ?

Curieux, Thom pousse un peu plus loin, et cherche à savoir.

─ Il a ...

Incapable d'expliquer avec des mots, Aline mime la scène et la répète sur Thom, qui lui sert de cobaye. Erik hausse un sourcil, pas forcément à l'aise avec le fait qu'elle s'approche aussi près de son copain. Thom de son côté se met à rire.

─ Romantique ce Vadim, j'aurais pas cru !

Thom commente avant qu'Erik ne resserre un bras autour de ses hanches.

─ Et moi, alors ?

─ Toi, tu es mon vieux type.

Aline s'étouffe presque dans son soda en l'entendant dire, tandis qu'Erik affiche une mine choquée et que Thom ne peut plus s'arrêter de rire. Ils remettent la tour en place et Aline déplace la première pièce. Au bout de plusieurs tours entre eux trois, la structure commence à pencher dangereusement. Et quand vient le tour de Thom, évidemment, le tout lui tombe entre les doigts. Au tour d'Aline de triompher, avant de le regarder tour à tour, pour formuler sa question. Thom croise les bras contre son torse, il la toise faussement des yeux, amusé.

─ Toi et Erik, première base ou plus ?

Erik porte la main à ses yeux, gêné, défait par la demande d'Aline. Thom, de son côté, ne scie pas, il ne se démonte pas, pas face à elle. Et, tout fier, il balance, sans malaise.

─ Je dirais plus un home run.

Aline ouvre de larges yeux ronds et Erik n'en finit plus de rougir. Le plus surprenant, c'est le panache avec lequel Thom est devenu capable de dire et posséder les choses, celles qui lui appartiennent, celles qui le construisent, le définissent. Il ne laisse plus sa part à personne, il en est maître, il trace son propre chemin. Aline et Thom prennent un fou rire quand Erik utilise le dos de Thom pour s'y cacher, faisant mine d'être terrassé à mort par la honte. Après quelques minutes, ils reprennent leur calme, et quand Aline voit leur mains liées, elle ne peut s'empêcher de se retenir.

─ Je suis vraiment heureuse pour vous.

─ Tu pensais que ça allait foutre le bazar ?

─ Pour être honnête, ouais. Mais apparemment vous vous en sortez très bien.

─ Mieux que toi et Vadim.

Erik pique de nouveau, et Aline lui balance une pièce de Jenga contre le front. Ils terminent leurs sodas et leurs éclats de rire bercent les oreilles de leurs parents et grand-mère.

Après un repas qui s'est étendu plus que de raison, tout le monde se retrouve dans la rue, surveillée par Rosa, de loin, à l'entrée de sa petite maison. Des embrassades, des accolades. Mais surtout des mots, des paroles de soutien. On encourage Théo, on s'étend encore autour d'Acacia pour la soutenir et qu'elle ne se brise plus. Chacun dans sa voiture, un dernier regard par la fenêtre, un coup de klaxon pour se saluer. Sur les trois banquettes arrières, les trois adolescents regardent les bracelets qui ornent leurs poignets. L'attention de Thom les a fait sourire, mais ça les a aussi encore un peu plus rapprochés. Ils portent, tous, chacun, un objet, un témoignage de leur amitié, de leur cercle secret, de ces discussions que personne ne peut comprendre, comme s'ils avaient développé leur propre langage. Quand ils arrivent tous chez eux, personne ne traîne. On se brosse les dents, on enfile son pyjama et on se dit 'bonne nuit'. De vive voix ou par messages. Hugo et Théodore se retrouvent seuls, dans le calme de leur maison et la quiétude de leur lit. Elle se rapproche de lui, et se glisse dans ses bras. Il la serre contre lui.

─ Tu es sûr que ça va ?

Elle demande, doucement, pour ne pas déranger leur fille au bout du couloir, et parce que l'heure avancée, dans la nuit, est propice aux chuchotements, aux discussions profondes, et personnelles. Sans qu'ils se regardent, Hugo sent les mains de son mari caresser ses épaules, et son dos, pensif.

─ Je suis juste soulagé. Mon père ne peut plus nous faire du mal, maintenant.

─ Tu croyais qu'il allait revenir ?

─ Oui. Pour du fric, pour qu'il puisse encore plus se saouler.

Hugo soupire, elle passe la main sur son torse, pour l'apaiser, le rassurer. Et, après un moment, il continue.

─ Quand on a eu Aly, j'ai vraiment cru que j'allais devenir comme lui.

─ Crois-moi que je ne t'aurais pas laissé faire.

Hugo lâche, battante, prête à tout pour leur fille dès qu'elle la serrée dans ses bras, après l'avoir mise, donnée au monde.

─ Quand t'as grandi dans cette ambiance familiale, tu te dis que tu vas forcément reproduire le même schéma, tu comprends.

─ Tu l'as suivi pendant quelques temps, sur ce chemin, t'as eu tes sorties de route. Mais contrairement à Franck, t'as fait le choix de t'en sortir, d'appeler à l'aide. Ce qu'il n'a pas été capable de faire.

─ Il ne voulait pas qu'on l'aide. Il a toujours estimé que cette vie-là, c'était celle qu'il méritait. Et ça le rendait tellement dingue qu'il devait nous faire du mal pour s'en soulager.

─ Ta mère aussi y a cru, et pourtant, regarde-la aujourd'hui. Elle est épanouie. Elle s'est sauvée, et son fils avec.

Hugo relève la tête pour lui donner un petit sourire, mais également un baiser contre la joue. Il resserre encore son étreinte autour d'elle. Ils ont besoin de cette proximité, de cette chaleur. Mais surtout de cette discussion. Tout ne sera pas résolu en une nuit, ils le savent. Ils auront besoin de temps, de ces moments. Mais Théodore avance, il se défait déjà de beaucoup de choses, de poids. Aujourd'hui est un jour de début de libération totale.

─ Je suis heureuse de t'avoir trouvé avant que tu dises ou fasses des choses que t'aurais pas pu réparer.

─ Je dois ma guérison à mon infirmière personnelle, après tout.

Ils continuent de se sourire, face à face, mais cette fois, quand Hugo approche son visage, c'est bien pour l'embrasser et lui prouver que l'attachement qui les unie est toujours là, aussi fort, aussi présent. Ils en ont douté. Il a fallu laissé passer de nombreux nuage avant que le soleil ne sorte. Place aux rayons chauds et à la nouvelle confiance qu'ils s'accordent, qu'ils se donnent et s'échangent. Théodore l'allonge d'un geste souple, sous lui, sans effort, et lui retire son débardeur. Et quand il la dévore de ses lèvres, Hugo sait pertinemment, de façon viscérale, qu'elle ne s'est pas trompé.

Annotations

Vous aimez lire Betty K. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0