18.

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"All For Us" de Labrinth et Zendaya dans les oreilles, Erik guide Aline et Thom. Ils font une descente dans la ville, en vélos, à toute vitesse et sous un orage menaçant. C'est la jeune femme qui leur a donné cette idée. Ils ont eu envie de retourner à des endroits stratégiques, puisqu'ils ont cessé leurs investigations. Les théories prennent forme, elles deviennent palpables, physiques, face à eux.

Chez Thom, sa mère est affairée à poncer et repeindre une table basse en bois massif. Elle ne voulait pas la jeter, pas la vendre ; elle voulait juste la transformer. Elle se souvient l'avoir trouvé lors d'une brocante, main dans la main avec Adrien. Elle ne peut pas la lâcher, elle ne peut pas laisser se faire la malle tout ce qui la ramène à lui, à côté de ses souvenirs.

Alors, Florian la conseille sur les bons gestes à adopter, tandis qu'il repeint ses volets, d'un bleu froid, de son côté, contre des tréteaux disposés sur la terrasse. Acacia avait besoin de bras, et tout le monde est arrivé à la rescousse. Les vacances sont arrivées et les parents ont pris quelques jours, ils ont fait de la place pour leurs enfants, et leurs amis. A la fenêtre ouverte de la cuisine, ils entendent Hugo et Cam s'affairer en cuisine. La boulangère tente de se perfectionner, encore, parce que ce projet de traiteur la tient au corps, et au cœur. Et Hugo, commence à être charmée par l'idée, maintenant qu'elle a l'esprit un peu plus libre, et qu'elle peut s'en remettre à son mari. Celui-ci qui fait des trous dans l'un des murs du salon, pour y accrocher des cadres, qu'Acacia gardait désespérément vides, et dans un coin de son bureau, à prendre la poussière. Désormais, elle veut y répandre les photos de son fils, de son petit-copain, de leur amie, mais également des siens, à elle, depuis tout ce temps. Elle a besoin de ces images, même tout droit sortis d'une période révolue, un peu du passé, comme des présences rassurantes chez elle, même lorsqu'elle sera seule. Un petit monde qui se crée et s'active dans une même maison. On a allumé la radio, on se concentre, en silence, chacun à sa tâche.

Leurs enfants eux, fondent sur les rues, et les petits chemins pour recréer des photos qu'ils ont emportées avec eux. Celles de leurs parents, jaunies. Ils ont décidé d'en faire un genre de projet personnel sur les réseaux sociaux. Ils ralentissent, et s'arrêtent finalement sur la place principale de la ville, près de la fontaine, qu'on a remis en service. Les trois adolescents profitent de sa fraîcheur, tant l'air est lourd et encombré. Ils lâchent brusquement leurs vélos au sol, et Erik sort le premier cliché de son sac à dos. Là, il étire son bras, pour faire se superposer la photo datant de quelques années, et le cadre, à l'arrière, de l'endroit aujourd'hui. Il prend la photo avec son téléphone et la publie directement sur son compte. C'est Aline qui a eu l'idée de ce jeu de piste, et qui a, tout de suite, motivé ses deux amis. Sur la publication mise en ligne, leurs parents apparaissent, adolescents, assis tout contre le rebord de la fontaine. Ils affichent sourires, accolades ou mine déconfite. Des expressions qui ont bien changé, quand on y pense. Erik y a joint la légende : "Whispering neighbours left and right". Le premier vers du poème que Thom avait retrouvé, au tout début de leur enquête familiale, les mêmes inscrits sur la tombe d'Adrien, ceux dont a parlé Acacia à son fils, cette pierre que Thom n'a pas encore été capable d'aller voir, de rencontrer. Le premier checkpoint effectué, ils se remettent en route, les uns derrière les autres.

Le vent chaud souffle dans leurs cheveux et tout contre leurs visages. Erik s'amuse à zigzaguer devant eux, à sauter sur et en descente des trottoirs. Aline, elle, se plaît à pédaler à pleine vitesse pour les fuir. Les deux garçons ont du mal à la suivre, tant elle est rapide, et ses jambes puissantes. Quelques rues plus loin, ils ralentissent devant une vitrine qui, à l'époque de leurs parents, était un magasin de vinyles. Désormais, il s'agit d'un fleuriste, et c'est à Thom de prendre la seconde photo. A son tour, il y note la légende : "Daunt us from our true delight,". Sur la photo d'époque, Adrien est derrière l'appareil, et à pris ses amis sur le fait. Cam et Théodore ont les mains prises dans les bacs de disques, tandis qu'Acacia a le dos tourné à l'objectif, et pénètre dans le magasin. Hugo, elle, prend le temps de poser les yeux sur un présentoir de cartes postales, de profil sur le cliché.

─ Et de deux !

─ On parie combien que je vous satellise au prochain arrêt ?

Pleine de défi, Aline affiche déjà un grand sourire victorieux, qu'elle perd rapidement quand elle voit qu'Erik est déjà parti sans elle, à toute vitesse. Elle grogne et relance le mouvement. Derrière eux, Thom les suit à son propre rythme, et ça le fait rire de les voir agir comme ça, ensemble. Debout sur son vélo, il a la nette impression que le vent l'effleure et l'enserre comme deux bras fermes. Ceux de son père. Sa mère lui a fait sentir son parfum, étant donné qu'elle a conservé le flacon, même depuis sa disparition. Et là, à ce moment, il peut sentir cette odeur, cette effluve masculine et légère. Peut-être que son cerveau lui ment, et invente des choses. Mais ces sensations, même faussées, le font sourire, et calment son cœur. Elles le rassurent.

Quand Thom les rejoint enfin, ils les retrouvent assis à même le trottoir, les souffles courts, et des perles de sueurs aux tempes. Thom descend de son vélo, et sort une bouteille d'eau de son sac à dos, avant de s'asseoir avec eux.

─ Vous êtes des crétins.

Thom les reprend, en les voyant fatigués comme ça, puis se prend à sourire, amusé de leur esprit de compétition. Ils boivent chacun leur tour, avant de le remercier.

─ J'allais pas la laisser gagner.

─ T'as réussi à la larguer ?

Thom demande à Erik, les joues rouges et chaudes, le torse secoué d'une respiration rapide, et sèche. Aline grogne, défaite.

─ Tout ça parce qu'il roulait à contre sens.

Thom roule des yeux vers le ciel. Ce qu'ils peuvent être gamins, quand il s'agit de s'affirmer contre l'autre. Pendant que Thom essuie la sueur qui coule dans le cou et la nuque d'Erik, à l'aide d'un mouchoir en tissu, avec soin et douceur ; Aline s'est déjà relevée, et prend la troisième photo. Une laverie, qui en est toujours une. Elle n'a pas réellement changé. Elle porte toujours ces couleurs un peu ternes, et le même nom. Sur les souvenirs glacés de leurs parents, ils s'y tiennent, tous les quatre, la photo, cette fois, prise par les soins de Théodore. On peut y voir Cam et Hugo, la mine défaite, leurs sacs de linge à leur côté. En effet, quand ils s'y sont rendu, le magasin était fermé, et on peut voir que la soirée est déjà bien avancée. A gauche de la photo, Acacia a l'air pensif, le regard au loin, en-dehors, sa tempe appuyée contre l'épaule d'Adrien, qui lui caresse la main et sourit pleinement au photographe. Aline poursuit le poème sur son compte. "Able hands are forced to freeze".

De retour sur les selles de leurs vélos, ils prennent leurs temps, ils voyagent en sûreté, tous ensemble, à la bonne vitesse et en faisant attention à la circulation, cette fois. L'orage commence à gronder et le ciel s'assombrit encore au-dessus de leurs têtes, quand ils parviennent au nouvel endroit qu'ils cherchaient. Celui qu'ils attendaient sans doute le plus de voir. Les bourrasques qui étaient brûlantes auparavant, deviennent glacées et froissent leurs vêtements légers. Les vélos lâchés au sol, ils s'approchent.

─ C'est dingue.

Erik ne peut pas s'empêcher de souffler, Thom et Aline tout près de lui. Face à eux, une gigantesque piscine vide. On peut voir qu'elle devait être bleue, malgré la végétation qui a repris ses droits, en brisant le carrelage et poussant à travers le ciment. Les trois adolescents prennent le temps d'embrasser le tout des yeux. D'anciennes échelles rouillées, abandonnées ; tout comme des toboggans, dont les couleurs ont été chassées par les intempéries et l'exposition au soleil. Plastique lavé, terni. Ils ne prennent pas tout de suite la photo, tant ils ont l'envie d'explorer. Erik, facilement, de manière souple et sans effort, se retrouve au fond de la piscine vide, et il comprend qu'ils ne sont pas les premiers à l'avoir découverte. En effet, de larges tags à la bombe colorée, ont été projetés, dessinés sur les parois. Erik les arpente en longueur, fasciné, tandis qu'Aline et Thom regardent et cherchent jusqu'où s'étendent les dommages du temps et du ciel. De larges racines d'arbres dans les bordures carrelés. Des hautes herbes tout autour, en tapis épais, près des anciennes douches extérieures. Contre le siège en hauteur des maîtres nageurs, la rouille a tout dévoré, rendant la structure dangereuse et bien plus branlante. Erik remonte de la coque de la piscine vide, à la force de ses bras épais, et les rejoint bientôt. Quand ils surplombent l'endroit et l'embrassent des yeux, dans sa totalité, ils sont sonnés d'avoir accès à un endroit, dans cet état, qui le rend aussi magnétique.

Thom récupère alors leur nouveau modèle au papier brillant, et l'inspecte. Sur cette nouvelle image, leurs parents leur font tous face, quelqu'un d'autre a pris la photo. Ils ont les cheveux humides, leurs peaux sont toutes brûlées de soleil. Hugo et Théo portent des lunettes de soleil, mais ont peut voir qu'ils sourient tous, cette fois. Ils se tiennent sur l'un des rebords de la piscine, le reste du corps dans l'eau. Ils sont incroyables de beauté, de jeunesse, de sauvage.

Les trois gamins restent un moment, en silence, à analyser tout ce qui compose le cliché. Et quand ils relèvent les yeux sur ce même endroit, bien des années plus tard, le contraste est saisissant.

─ Ça avait de la gueule à l'époque.

Erik commente, tandis que Thom sort son téléphone de sa poche pour imiter ses deux amis avant lui. Les mains sur les hanches, Aline explique.

─ Apparemment la mairie avait plus les moyens d'entretenir les installations.

─ C'est dommage, c'est cool ici.

Thom lui répond, tapant sur son écran pour ajouter la suite du poème, comme les autres. Une fois que le nouveau vers, "Derelict on lonely knees" est en ligne, ils restent cependant encore un peu. Tous les trois s'assoient sur l'un des bord, et laissent leurs jambes pendre dans le vide. Aline lève les yeux vers un ciel brouillé, qui grogne et avance trop vite.

─ On devrait pas trop tarder, si on veut finir.

─ On y reviendra, de toute façon.

Dans le ton d'Erik, qui affirme, ils savent qu'il s'agit d'une sorte de promesse. L'endroit leur plaît bien trop pour qu'ils n'y remettent pas les pieds. Ils ne savent pas quand, ni comment, ou même s'ils y viendront ensemble, mais, c'est sûr, ils s'y présenteront de nouveau.

Sur la route, éloignés de la ville, près de sa sortie, les trois vélos filent entre les premières gouttes d'un orage annoncé. Aline a repris de la vigueur, et Thom et Erik, en arrière, moins rapides, lient leurs doigts ensemble, par besoin, parce que la sorte de pèlerinage d'aujourd'hui les secouent, les remuent un peu. Ils naviguent et barbotent dans les souvenirs de leurs parents, auxquels ils sont attachés, et peuvent clairement voir les liens qui les unis, solidement. Quand Thom porte les yeux sur Erik, il sait qu'il ressent la même chose.

─ Bougez-vous ! Ça va bientôt claquer !

Aline les hèle, toute sourire, excitée par cette tempête imminente. Erik et Thom se séparent afin de reprendre de la vitesse. Ils terminent leur course sous la verrière d'un hangar désaffecté. Un ancien entrepôt de textile, vidé, qui ne sert plus, et ce, depuis de nombreuses années. La pluie commence à tombe violemment sur le toit en taule et ils se félicitent d'être arrivés avant le déluge. L'air se rafraichi et les soulage. L'eau tombe à l'intérieur, par les nombreux trous où la taule a été rongée. On l'entend ruisseler le long des poutre en fer, teintées d'orange. Ils se mettent tous les trois en marche, pour retrouver le même cadre où a été pris la dernière photo qu'ils ont emmené avec eux. Des cannettes vides, écrasés, des mégots de cigarette, en nombre, des bouteilles en verre, éclatées au sol, éclats pilés. Une odeur de terre humide s'engouffre dans la structure, et les trois adolescents trouvent enfin ce qu'ils sont venus chercher. Là, un canapé hors d'âge, déchiré, où la mousse sort des coussins, et le cuir est marqué, griffé, éventré. Des chaises de jardin, des transats. Une table basse improvisée par un énorme rouleau de gaines électriques. Les adolescents parcourent le cadre, sans rien toucher, sans rien déplacer, comme une scène de crime. Ils s'imprègnent, en silence. Et quand ils s'arrêtent pour revenir à l'instant figé sur papier, c'est comme si l'appareil photo avait était placé sur un moellon, puis déclenché à distance. Au centre, un bidon enflammé, qui jette des ombres partout sur les murs, et contre leurs visages, à tous. Théodore est assis dans un transat, il se tient la tête, il a l'air défait. Le cliché ne donne pas accès à son visage mais, on peut voir que ses jointures sont assombries, qu'une de ses arcades sourcilières est creusée, coupée, et que la pommette tournée vers l'objectif est, elle aussi, éraflée. En face de lui, Adrien n'est pas fier, et cherche le regard de son ami, qui lui refuse. Acacia n'est pas présente, elle devait sans doute travailler. Et pour ce qui est d'Hugo et Cam, elles sont serrées l'une contre l'autre, incapables de bouger, entre eux, face aux flammes domptées.

Ce cliché donne la sensation que c'est une image volée, qu'elle n'avait pas lieu d'être, que ce n'est peut-être pas un souvenir précieux, et qui ne mérite pas qu'on s'y attarde. Pour autant, tous les trois, ont été fascinés par cet instant. Ils se devaient de le recréer, de se l'approprier. Alors, c'est ce qu'ils font, en se prenant, tous les trois, de dos, dans ce même cadre. Cette fois, ils ne superposent rien, ils ne prennent que le présent, et ils sont les sujets de l'image. Erik, à gauche, pointe du pouce, le numéro qu'il a dans le dos, celui sous lequel il joue, les couleurs de son équipe. De sa main droite, il tient celle de Thom, au centre, qui, de sa main libre, jette des feuilles dans les airs, en suspens sur leur photo. Et enfin, à droite, Aline, fait flotter un drapeau aux couleurs et sigle de son association. Un point levé ainsi qu'un signe de Vénus, sur un fond vert menthe.

Ils ont tout préparé pour ce cliché. Ils voulaient mettre un point final, se mettre en scène pour devenir la suite du passé. Ils sont le présent, ils sont la descendance. Ils mettent tous les trois en ligne l'image, chacun sur leurs comptes, qu'ils trouvent tout simplement incroyable, par ses symboles, sa force, et tout ce que cela représente pour eux. "Close behind us on our track, Dead in hundreds cry Alack, Arms raised stiffly to reprove, In false attitudes of love."

* * *

Craquements célestes, la pluie claque contre le sol et se répand partout. A la maison, tout le petit bricolage a dû être rangé en urgence, pour ne pas tout ruiner, et les parents boivent un café à l'intérieur, tous assis sur le canapé. Ils portent les yeux aux fenêtres, coincés entre les murs.

─ Qu'est-ce qu'ils fabriquent ?

Cam demande, puisqu'elle ne voit pas leurs enfants revenir, malgré l'amplification de l'orage. Hugo dégaine son téléphone pour envoyer un message à sa fille, avant de basculer sur les réseaux sociaux pour voir si elle n'aurait pas laissé quelques traces de son après-midi. Un instinct, un sentiment. Quand elle tombe sur leurs activités, elle ne peut s'empêcher de sourire, avant de tendre son téléphone, d'abord à Cam, puis de main en main, à tous. Ils y voient les photos, et notamment la dernière, qu'ils ont tous les trois communiquée, diffusée.

─ Elle est incroyable.

Florian souffle, fasciné par le cliché, époustouflé par leur esprit créatif, ses symboles et la lumière qui s'y traduit, qui traverse.

─ Ils sont allé à l'entrepôt.

Théo note, la mine sombre en examinant les trois silhouettes, à son tour. Ils l'ont tous les quatre compris, rien qu'en un regard. Et, à en juger par les précédentes photos qu'ils ont tous posté, ils ont rapidement compris le sujet de leur vadrouille d'aujourd'hui. Eux. Leurs souvenirs, leurs jeunesses, leurs amitiés. Un genre d'hommage. Mais aussi leurs cœurs brisés, leurs désillusions, leurs doutes, et leurs angoisses de l'avenir. Mais, quelque part, avec ce projet photo, ils comprennent aussi que leurs enfants désirent se libérer de tout ça, que ce ne sont pas leurs affaires, pas complètement, étant donné qu'ils viennent aussi de ces racines. Mais ils décident, en tant que branches de ce même tronc, de prendre leur direction, de se diriger vers le soleil, ou tout simplement de protéger les branches un peu plus basses, en manque de lumière.

Les amis d'enfance ont tous des sourires amusés, touchés. Les photos ont été postées il y a une heure. Ils ne devraient pas tarder. Ils ont ce besoin de se retrouver, de se serrer dans les bras, de partager cette chaleur, à travers l'orage. Les parents sont remués des agissements de leurs enfants, de façon sincère. Ils doivent s'atteindre.

Et ça ne tarde pas, trois corps trempés jusqu'aux os se réfugient dans l'entrée. Tout le monde se lève pour les déchargé de leurs vêtements humides, dégoulinants, pour les sécher à l'aide de serviettes. Mais surtout pour les prendre dans leurs bras, pour les serrer contre eux et embrasser leurs fronts, leurs joues.

─ J'ai l'impression d'être une rock star, c'est cool.

Erik avoue, surpris par l'engouement de tous, sans réellement le comprendre, ou s'en être douté. Il se laisse néanmoins faire, emporté, et ça fait rire tout le monde. Une fois les adolescents séchés et changés, tout le monde se rassoit dans le canapé. On sert trois nouvelles tasses de café.

─ On a vu vos photos.

Hugo indique, en regardant sa fille, puis les deux garçons. Aline lui offre un grand sourire, heureuse de recevoir cette réaction d'eux, de voir que ça les touche, qu'ils ne se sont pas trompé, que ça compte encore pour eux. Fiers, Thom et Erik entremêlent leurs doigts avant de s'asseoir au plus profond du canapé. Comme si, cette fois, leur mission était belle et bien accomplie, qu'ils en avaient terminé, qu'ils pouvaient passer à autre chose. Ils sont le présent qui modèle le future.

* * *

Dans la soirée, Thom est allongé sur le ventre, à même le lit d'Aline. Celle-ci, face à son armoire, prend le temps de sélectionner ses vêtements pour ce soir. Non pas qu'elle soit invitée à une soirée avec des amis, ou qu'elle ait besoin de se mettre en valeur. Tout ce qu'elle dépose sur les draps, non loin de Thom, est noir. Acacia a donné son accord pour qu'il l'accompagne, ce soir, et Erik est rentré chez lui, pour se changer également, et les rejoindre plus tard. Thom, lui, avec sa carrure frêle, peut se permettre de se glisser dans un des pulls larges de son amie. Il la voit faire, et comprend sans lui demander. Une attention bien trop appuyée pour que ce ne soit que pour elle. Thom sourit doucement, avant de la taquiner.

─ Vadim nous rejoint à quelle heure ?

Prise sur le fait, trahie par ses réactions, son empressement, Aline se retourne vivement sur Thom qui a une lueur amusée dans le regard. Elle soupire, en se frottant le front, comme son père pourrait le faire. Les similitudes sont saisissantes, maintenant qu'ils sont capables de les identifier, de les relier entre elles. Aline le rejoint, et s'assoit contre le matelas, un haut aux manches en tulle, dans les mains. Elle se concentre sur le tissu, pour ne pas avoir à le regarder en plein.

─ Quand je lui ait parlé de l'action de ce soir, il a tenu à en être.

─ Il s'implique.

─ Ouais ...

Si le ton de Thom est chaud, celui d'Aline est quelque peu essoufflé, terne. Il fronce alors les sourcils, et se redresse pour s'installer à son côté, assis. Il lui presse l'épaule de la sienne, pour l'encourager à lui parler.

─ Il y a autre chose.

─ On a pas encore discuté de tout ce qui lui est arrivé, et ça me gêne.

─ T'as peur de le brusquer ?

─ Ça, et j'ai pas envie de foutre en l'air sa reconstruction, parce qu'on commence quelque chose.

Comme souvent, Thom étend un bras réconfortant, protecteur, solide, tout autour des épaules d'Aline. Il la serre doucement contre lui, et elle se laisse tomber contre son torse. Pensif, Thom pose son menton contre le sommet de son crâne, et Aline laisse ses bras entourer la présence rassurante de Thom. Elle soupire.

─ Dans ce genre de cas, tu le sais, c'est toujours à la victime de venir vers toi, sans la forcer.

─ Je sais. Je suis coincée entre vouloir être une oreille attentive, et le fait que j'en veux tellement plus de lui.

─ J'ai vu le regard qu'il a pour toi, il ne resterait pas, si tu ne comptais pas.

Aline sourit, tout contre son torse, et Thom lui caresse le dos, doucement. Il la rassure, parce qu'il comprend très bien le dévouement qu'elle développe pour Vadim. Ils se sont connus sur la base d'une écoute, d'une aide. Elle ne peut pas laisser tout ça en plan, sur le côté, elle ne peut pas le soustraire de la personne à laquelle elle s'attache doucement. Ils ont tous les deux besoin de faire la paix avec tout ce qui les ralentit, et Aline ne peut pas éviter cette étape. Elle se doit de lui refuser un peu des nouvelles choses, pour qu'il se remette, se reconstruise, s'occupe de celles passées. Si elle passe outre, elle sait très bien qu'elle peut s'attendre à un retour de flamme, en pleine figure, Vadim en bombe à retardement, prêt à lui exploser au visage si ses blessures ne sont pas pansées avant, à temps.

─ Bon, tu le mets ce haut, ou pas ?

Aline se redresse et se sort de l'étreinte de son ami. Elle se lève et retire le pull qu'elle porte, se retrouvant en débardeur, face à lui. Pas le moins importuné du monde, Thom part également à la recherche d'un sweat de couleur sombre.

─ Si ce n'était pas toi, mon père t'aurait déjà gueulé de sortir.

Thom se met à rire, en piochant dans son dressing. Il hausse les épaules, et la regarde. L'échange est intense, suspendu. Thom a l'air soudainement si sûr de lui, que l'air, dans la pièce se met sur pause. Il lui offre un large sourire, sincère.

─ J'ai déjà trouvé ma personne, désolé mais t'es clairement pas à la hauteur.

Aline, amusé, défaite aussi, hors jeu dès le départ, lui balance alors un pull contre lui. A leurs pieds s'étendent des tas et des tas de vêtements. Hugo va encore lui crier après. Nouveau silence. Celui des confidences, loin du monde, à l'abri, dans le leur. Aline demande, doucement.

─ Tu lui as déjà dit ça ?

Thom baisse les yeux, enfilant les manches de son haut. Quand il ressort la tête par l'encolure, ses boucles, gonflées, retombent contre ses tempes, et devant ses yeux, il hausse les épaules.

─ Pas vraiment. Mais les gestes parlent d'eux-même, non ?

Aline ne peut se retenir de pouffer.

─ Est-ce que je dois te rappeler la rapidité de compréhension d'Erik ?

Au tour de Thom de rire doucement, tandis qu'il ramasse jeans, t-shirt et autres tissus éparpillés, pour les plier sur le lit, avec soin.

─ Ça viendra. Je veux pas l'effrayer.

Aline ne répond pas à cette dernière affirmation. Ils sont jeunes. Ils ont le temps. Pour eux, pas encore de besoin de mots, de papiers signés, d'anneaux autour du doigt.

Les deux adolescents rangent en silence, et vérifient une dernière fois leurs sacs à dos. Thom reçoit un message d'Erik. Il part de chez lui. Alors, ils en font de même. Un dernier geste de la main à Théodore et Hugo, pelotonnés l'un contre l'autre dans le canapé. Un "bonne soirée", échangé et ils se font déjà la malle par la porte d'entrée. Thom prend les commandes du vélo d'Aline, qui s'installe sur le porte-bagage, derrière lui, ses jambes dans le vide, à peine au-dessus du bitume. Elle s'accroche à ses hanches tandis qu'il pédale, et file dans la ville.

Tous se retrouvent près du palais de justice. Point de ralliement, ils sont bientôt une quinzaine de personne. Thom a rejoint Erik, et Aline salue les membres qui sont venus gonfler les rangs de l'action de ce soir, dont Maura, qu'elle serre contre elle. Tous habillés de noir, pour plus de mobilité, sans être vus, la dirigeante de l'association distribue tracts, affiches, et sots de colle. Dans un bruit de moteur, Vadim est l'un des derniers à arriver. Il gare sa moto non loin et se retrouve bientôt parmi eux. Le sourire d'Aline est bien plus brillant quand elle le compte parmi leurs rangs. Erik roule des yeux au ciel, et Thom lui donne un coup de coudes dans les côtes, par habitude.

Aline donne ses consignes. Des lieux stratégiques, où ils afficheront des slogans chocs concernant les batailles féministes actuelles. Les dissensions salariales, les violences faites aux femmes, le nombre de féminicides ... Les causes sont bien trop nombreuses. Par binômes, tous se dispersent. Thom affiche, Erik colle. Et c'est le même système entre Aline et Vadim.

Erik s'amuse à embêter Thom. Il lui colle une affiche dans le dos, et Thom se venge en en faisant de même tout autour de son bras. Leur virée nocturne est rythmée par rires et baisers volés. Pour Aline et Vadim, l'ambiance est un peu plus fraîche, plus dans la retenue, dans une légère gêne. Et ça inquiète un peu Vadim, qui lui demande bientôt, quand ils finissent un nouvel affichage.

─ J'ai fait quelque chose de mal ?

Aline se retourne vivement vers Vadim, et repense immédiatement aux paroles qu'elle a échangé avec Thom, dans sa chambre. Il faut que cela vienne de lui. Alors, elle le laisse faire. Elle le rassure.

─ Non, je suis juste dans mes pensées, c'est tout.

─ Et qu'est-ce qu'elles te disent ces pensées ?

Aline laisse tomber son pinceau dans le sot de colle, et se redresse pour lui faire face. Il est toujours aussi impressionnant, si grand, presque trop pour elle. Petit sourire aux lèvres.

─ J'aimerais que tu me parles. Je peux pas te forcer à le faire, alors je te dis juste que je suis là. Quand tu voudras, quand t'en auras besoin.

La voix d'Aline est si douce, quelle le mettrait presque mal à l'aise. Il se frotte d'ailleurs la nuque, et cherche ses mots dans les lumières des lampadaires qui grésillent non loin, qui les baignent d'orange, et de blanc blafard.

─ Avec toi, c'est facile d'oublier ce bordel.

La réflexion touche Aline. Son cœur bat un peu plus fort.

─ J'ai envie d'être là pour ça. Mais aussi pour que tu guérisses, pour que tu puisses vivre librement, détaché de tout ça.

Les paroles d'Aline sont si calmes, et matures, que Vadim aurait presque le sentiment qu'il discute avec une personne bien plus âgée. Ce n'est pas le cas. C'est juste qu'Aline veut faire acte de présence, elle veut comprendre, elle veut aider. Pour lui. Pour eux ?

─ J'ai jamais ... Eu quelqu'un sur qui compter, pour être honnête.

─ Habitues toi, je ne vais nulle part.

Aline lui tire la langue, puis lui donne un grand sourire. Elle dépose une nouvelle affiche, et quand Vadim y répand la colle, leurs mains s'effleurent. Vadim en prend d'ailleurs une, et la serre dans les siennes. Les yeux d'Aline tombent dans les siens, et pendant quelques secondes, ils ne parlent pas, ils profitent simplement de la chaleur, l'un de l'autre. De cette connexion, de ce soutien sans faille, sans jugement.

─ Ça ne te parais pas bizarre qu'un homme puisse vivre ça ?

Quand il demande, leurs doigts se séparent, mais Aline ne baisse pas les yeux, bien au contraire. Haussement d'épaules.

─ On est plus habitués à entendre la parole des femmes, c'est sûr. Mais on sait aussi que les hommes en sont parfois victimes.

Aline le voit, Vadim tique sur son dernier mot. Ce n'est pas réducteur, mais bien la réalité des choses. La honte doit changer de camp, personne ne peut vivre, survivre même, en portant un fardeau qui n'est pas le sien.

─ L'horreur n'a pas de genre, Vadim. Ces connards vont payer, quoi qu'ils aient fait.

La flamme qui brûle soudainement dans les prunelles d'Aline, éclairent Vadim. Il veut bien s'asseoir prêt de ce feu, profiter de sa chaleur, de son mordant, de son potentiel de dangerosité, pour s'abriter et se protéger. Et c'est sur cette dernière mise en garde, qu'ils se remettent en route. C'est Aline qui tend le bras, et fait leurs mains se rejoindre. Elle serre. Plus fort qu'à l'accoutumé. Ils affronteront. Ensemble.

Tous se rejoignent, de nouveau, à leur point de départ, et tout le monde se félicitent de leur efficacité. Ils le savent, les affichent qu'ils ont exposé, et sur lesquels les habitants vont se réveillés, ne tiendront pas dans le temps. Elles seront taguées, arrachées, elles se décolleront avec le temps. Mais ils se montrent, ils mettent en place une politique de visibilité qu'ils veulent accroître. Les mentalités ne changeront pas en une nuit, mais produiront au moins une attention, une réflexion.

Le petit groupe se prend une nouvelle fois dans les bras, un par un. Aline les remercie chaleureusement, avant que tout ce petit monde ne s'étiole. Ne restent qu'eux quatre. Deux paires de mains liées solidement. Erik a demandé si leur nuit pouvait être commune, et Thom a accepté sa demande, quand il l'a embrassé dans le cou. Aline, elle, avait déjà fait son choix, quand elle a senti et entendu Vadim s'ouvrir un peu plus à elle. Elle ne le laissera pas partir, pas sans elle, pas aussi loin. Pas ce soir.

Alors, chacun se serre l'un contre l'autre. Aline qui est venue en vélo, repart en moto. Elle serre Vadim, fort, elle veut qu'il sente sa présente. Ils ne portent pas de casque, alors Vadim réduit sa vitesse, il décuple son attention, même si la route est vide de ses usagers. La vent glisse dans les cheveux longs et détachés d'Aline. Un frisson. Elle peut sentir son odeur, quand elle dépose la joue contre son dos et que le moteur ronronne tout autour d'eux, les berce. Elle ne se départie pas de son sourire. Ses battements de cœur crèvent le ciel.

Thom et Erik, après leur départ, ont l'obscurité pour eux. Ils montent tous les deux sur leurs vélos, et avancent à la même hauteur, la même vitesse. Ils se distancent puis se rattrapent. Le trajet n'est pas long, et ils s'arrêtent tous les deux face au même portail, celui de la maison d'Erik. A pas de loup, ils posent les vélos contre le mur, sur le côté de la maison et, discrètement, pénètrent à l'intérieur. Tout est éteint, et Erik guide son petit-ami, en le tenant par la main, jusqu'à l'étage. Là, sans même avoir besoin de la lampe de chevet, ils se trouvent quand ils s'agit de s'embrasser, de se déshabiller l'un l'autre et de plonger dans les draps.

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