DEUXIÈME PARTIE ─ 21.

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─ Al’, je sais que c’est dur ... Mais l’offre est trop belle, et je sais pas si j'en aurais une autre comme ça.

Défaite, Aline se frotte le front, déçue. Ses cheveux son ramenés sr son épaule en une tresse défaite. Ils ne sont plus noirs, mais rouges. Elle s'adosse au plan de travail de la cuisine, et pousse un long soupir avant de répondre, la voix tremblante, parce qu'elle se retient de pleurer, tant elle est frustrée des nouvelles qu'elle apprend, qu'on lui délivre, au téléphone, à travers des milliers de kilomètres, loin d'elle. Elle déglutit, puis se reprend. Elle ne veut pas s'effondrer au bout du fil. Elle ne peut pas lui faire de reproches, pas maintenant, pas tout de suite, pas encore.

─ Je comprends ... Je ne veux pas te retenir et que tu aies des regrets contre moi à l'avenir, mais j'avais tout préparé, j'avais vraiment envie et besoin de te voir.

─ Je sais …

La voix de Vadim est ferme, presque définitive. Il sait qu'il ne peut rien y faire, que sa décision reste la bonne, et qu'il est dans le logique. Pour autant, il ne la rassure pas plus, il ne s'inquiète pas pour elle. Une marque de confiance, mais qui fait également douter Aline de la solidité de leur couple, en finalité. Est-ce que ça l'impacte vraiment ? Est-ce qu'il avait déjà choisi, rien qu'en entendant cette proposition ? Est-ce qu'il a, au moins, pensé à elle ? Les sentiments d’Aline comme montagnes russes, à ce moment elle ressent pleinement les nombreux kilomètres qui les séparent. Les frontières, la mer. Elle est ici. Il est là-bas. Un monde les écarte subitement, les éloigne, et Aline pensait que ce serait plus facile. Elle pensait que cela ne changerait rien, entre eux. Elle pensait que les nombreux messages qu'ils s'échangent tout au long de leurs journées, les appels vidéo, le soir ; pouvaient être capables de réduire à néant le simple fait que cela fait de nombreux mois, qu'ils ne se sont pas tenus dans la même pièce. Qu'ils ne se sont pas entendus de vive voix, sentis, ressentis.

Un trou béant, déjà présent dès le départ de Vadim, qui se creuse un peu plus et tord la poitrine d'Aline. Elle pensait être assez occupée, par ses cours, par l'association. Elle pensait être cette femme assez indépendante pour ne pas souffrir autant de son absence. Un éloignement qui lui fait pleinement comprendre qu’elle est sans doute bien plus attachée à lui, qu’elle ne voulait se l’avouer dans le cas de premières relations amoureuses. La solitude est écrasante, et le manque est permanent. Mais c'est également un espace vide qui laisse place aux doutes, à l'anxiété générale. Est-ce qu'il ressent la même chose ? Avait-il vraiment envie de rentrer ? Mime-t-il un manque, qui n'existe pas vraiment, en attendant de pouvoir lui dire que tout est fini entre eux ? La moindre parole, le moindre acte prennent des proportions immenses et l'allourdissent au jour le jour. Aline n'est pas sereine. Elle n'a pas confiance. Elle s'inquiète encore beaucoup trop pour un Vadim qui est complètement différent de celui qu'elle a rencontré il y a trois ans.

Vadim n'a plus peur, il assume ce qu'il est, et est capable de regarder son corps sans en ressentir du dégoût. Il s'est détaché de la haine, des insultes, de la peur. Il ne fait plus partie de ce monde-là, il a construit le sien et Aline a largement fait partie de ses fondations. Mais est-ce toujours le cas, aujourd'hui ? Est-ce qu'ils ne seraient pas devenus si contraires, qu'ils ne sont plus capables d'avancer, ensemble, dans la même direction ?

La neige s’est remise à tomber aux fenêtres, et Vadim devait la rejoindre. Mais, une offre d'emploi, à la fin de son année scolaire, en tant que journaliste, s'est ouvert à lui, et semble avoir fait ce choix pour eux. Aline soupire de nouveau, alors que cela fait quelques minutes que le silence se répand entre eux, et que plus personne ne dit rien. Au-dehors, les lumières orange vacillent un peu. Il est encore tôt. Elle va bientôt devoir préparer son sac, saisir ses clefs de voiture, et aller en cours, elle aussi. Leurs impératifs prennent bien plus de place qu'ils ne le pensaient, et Aline ne supporte pas ça. Elle a toujours mis sa famille, ses amis, et ses histoires de cœur au premier plan. Les sentiments, plus que la raison, quitte à être blessée avec. Piquée à vif par son manque d'explications et de regrets, elle ne peut retenir ses mots. Aline est bêtement méchante. C’est puérile, mais le venin sort tout seul, et vite.

─ Avant que tu partes, on pensait faire un break, peut-être qu’on aurait dû y réfléchir à deux fois.

Rancunère, butée, renfrognée, Aline raccroche et rompt leur appel par ces derniers mots. La sensation est immonde, mais elle veut qu’il se sente mal, elle veut qu’il regrette, elle veut qu’il se remette en question. Elle veut qu'il jure parce qu'elle lui prend la tête. Elle veut qu’il lui dise qu’à lui aussi, elle lui manque. Elle veut qu’il ressente cet acidité brûlante, tout le long de son corps, et que cela le fasse revenir plus vite.

Aline se pensait de supporter. La réalité des choses est toute autre, et l'écart entre fantasmes et faits avérés, la ramènent si vite sur terre qu'elle s'écrase au sol. Elle se met en marche, pour ne pas regretter. Elle rempli un gobelet de café, qu'elle glisse dans son sac. Elle est la dernière à partir de la maison, qui est bien silencieuse. Ça ferait presque bourdonner ses oreilles.

Hugo fait des heures supplémentaires, un roman à succès est tombé dans ses filets. Théodore, lui aussi, a saisi les opportunités, et est monté en grade. Résultat, la maison s'en trouve vide, Aline à l'intérieur. Un néant qui la rappelle à l'ordre, et l'empêche de se changer les idées, la laissant dans l'impossibilité de se défaire de Vadim, et de ses choix.

Alors, en sortant, et se dirigeant vers sa petite Toyota, elle saisit son téléphone. Non pas pour tenter d'arranger les choses avec Vadim, mais bien pour appeler Erik. Elle se doute qu'il ne lui répondra sans doute pas, il est encore tôt, il est peut-être à l'entraînement.

Et Erik a déménagé cet été. Les efforts de sa coach ont payé, puisqu'il se retrouve dans une faculté sportive, avec une bourse d'étude. Des études qui lui prennent tout son temps. Il habite désormais sur le campus accompagné de Noam. Loin d’elle. Sans elle. Elle est heureuse qu’il avance, qu’il fasse confiance. Elle aurait juste aimé que ce déplacement se fasse avec elle, qu'il la consulte, qu'il lui demande. Elle aurait juste voulu qu’on arrête de l’abandonner encore et encore. Mais peut-être aussi qu'elle pense que leurs relations devraient s'étirer comme elles l'ont toujours fait depuis qu'ils sont petits. Ce n'est pas le cas. Deux sonneries et son ami lui répond.

─ Aly ? C’est vraiment pas le moment, là, je suis désolé. Je peux te rappeler plus tard ?

─ Il faut qu'on se voit. Je peux venir chez toi ?

Le ton d’Aline est si serré, un chuchotement, prêt à se briser comme vagues contre les rochers. La portière ouverte, elle s'assoit derrière le volant mais n'enclenche pas la clef. La jeune femme ne pensait pas être dans cet état, aussi sur les nerfs, prête à craquer, mais rien que le fait d’entendre sa voix, à l’autre bout du fil, l’a fait se morceler. Un battement, une seconde. Erik n’hésite pas.

─ Rejoins-moi au café de la fac.

Il raccroche. Aline l'a entendu hésiter, mais le fait qu’elle soit toujours une priorité pour lui, même après tout ce temps, même dans la situation où ils se trouvent, la réchauffe un peu. Il ne s’éloigne pas d’elle par choix, mais bien par obligations. Il ne la chasse pas de sa vie, il a simplement d'autre priorités. Il a pris le temps de prendre soin de lui, de chercher ce qu'il voulait faire de sa vie, et de s'en donner les moyens ; et cela passe par ses études.

C’est peut-être ce qui manque à Aline. Un vrai projet personnel, une animosité, une passion. S’accepter elle-même, aussi, et arrêter de s’en remettre aux autres. Ne se faire confiance qu’à elle, avant de demander l’avis de ses amis, ou de ses parents. Agir par instinct plutôt que par la raison.

Aline se gare bientôt sur le parking de leur école, et s'extirpe de sa voiture pour se rendre à leur point de rendez-vous. Tant pis pour ses premières heures de cours. Elle est dans le besoin nécessaire de retrouver son ami de longue date, elle a besoin de lui.

Bientôt, Erik la retrouve à l'intérieur, dans simple regard à travers le café. Il n'a pas traîné, même s'il habite non loin, son inquiétude comme carburant. Erik a un léger sursaut en la voyant, toujours pas habitué à cette nouvelle couleur capillaire. Un pas qu'elle a fait quelques semaines après le départ de Vadim pour l'Irlande. Les deux ne se disent d'abord rien, ils se prennent simplement dans les bras, pour se serrer l’un contre l’autre. Il l'entoure de ses bras plus dessinés, mais toujours aussi protecteurs. Leurs chaleurs corporelles se mélangent, et Erik la trouve bien frêle, contre lui, friable. Erik qui cède bien plus à ces démonstrations d'affection, quand il les fuyait étant plus jeunes. Ils ont dépassé tout ça. Ils se séparent puis s'installent et Aline le scrute. Il ne quitte plus ce survêtement aux couleurs de l'équipe de la fac, toujours son sac de sport sur l'épaule.

─ C’est Vadim ?

Erik demande comme préambule. Aline répond d’un simple hochement de tête, avant qu’ils ne commandent tous les deux un café. Le lieu n'est pas encore rempli d'étudiants. Ils sont au calme, et peuvent discuter tranquillement.

─ Il devait rentrer mais on l'a appelé pour un job. Je comprends que ce soit important, mais j’ai aussi envie de l’être pour lui.

Erik se retient de lui faire la morale. Elle savait dans quoi elle s’embarquait en le laissant partir avec un bout de ses sentiments, de son cœur. Elle en a pleinement conscience, alors Erik ne se sent pas d’en remettre une couche. Est-ce qu’elle aussi, s’est comparée au départ de Cam, lorsque Théodore était encore amoureux d’elle ? Erik n’a pas pu empêcher cette pensée de fuiter dans son crâne, quand il a appris la décision de Vadim.

Il a vu Aline faillir, petit à petit, à mesure que la date butoir approchait. Il n’avait jamais vu son amie aussi proche de quelqu’un, au point de vouloir faire partie de son existence, dans le temps. Aline a longtemps été seule. Elle ne voulait pas s’approcher de trop des autres, par peur des blessures, des trahisons, des éloignements. Comme elle avait vu faire ses parents, auparavant. Et pour cause, maintenant qu’elle avait choisi de le faire, la voilà à souffrir, et se ronger les sangs pour quelqu’un qui est si loin d’elle actuellement. Aussi bien physiquement, que par leurs visions des choses, leurs sentiments.

Les deux jeunes gens n’ont pas de solution, en réalité. Ils sont désarmés, parce que tout est bien trop compliqué, alors qu'ils sont pourtant si jeunes. Ils marquent un silence. Leurs problèmes et leurs préoccupations les écrasent encore un peu plus. Quand leurs tasses fumantes sont déposées entre eux, Aline voit que les poches, sous les yeux de son ami, sont grises et marquées. Il y a les cours, mais pas seulement. Elle s’inquiète.

─ Pourquoi c’était pas le bon moment ?

Erik soupire en l'entendant bifurquer sur son cas. A voir des relations compliquées, ils se rejettent la balle facilement entre eux, façon ping-pong. Erik jette un sachet de sucre dans son café, et le mélange avec une cuillère.

─ Noam m’a pris la tête. On est allé boire un verre avec Thom et Julie, la semaine dernière. Ça faisait un moment qu’on s’était pas vus, alors forcément, on avait pas mal de choses à se dire. Noam n’a pas décroché un mot de toute la soirée, et il me l’a fait payer toute la semaine, en me disant que je n’avais qu’à retourner avec Thom, si c’est que je voulais, et tout un tas d’autres conneries du genre ...

Erik a un long soupir. Il est épuisé, aussi bien physiquement que moralement. Il n’a nulle part où se réfugier, en réalité. Les cours le pressent, et, à peine revenu à leur appartement, que Noam continue sur la même lancée. Il ne peut pas retourner chez ses parents, parce qu'il a tout ici. Ça n'aurait pas de sens. Et Erik ne veut pas être celui en fuite.

Aline peut ressentir sa douleur d’ici, face à lui, derrière la large baie vitrée du café où ils se sont réunis. Réunion de crise pour des muscles froissés, et des nerfs emmêlés à leur donner la migraine. Aline a un petit rire ironique. Elle se dit que les personnes étrangères à leur cercle sont, tout simplement, incapables de comprendre ce qui les lie vraiment, viscéralement. Au plus profond, et depuis des années. Les étrangers à la scène ne perçoivent pas ce fil rouge, attachés à leurs petits doigts. Surtout après le pas énorme qu’a fait Thom, pour pardonner Erik, et les retrouver, tous les deux, en tant qu'amis. Surtout depuis qu’ils ont réussi à passer au-dessus de ces choses qui les ont séparé durant un long été. Ils se sont trouvé, et ne veulent plus se perdre. Leur trio est bien trop important. Leurs vies sont basées dessus. Il prend toute la place, et ils se retrouvent bien incapables de fonctionner correctement, quand l'un d'eux est à la peine, ou manque à l'appel.

Erik se frotte les yeux, exsangue. Il ressemble de plus en plus à sa mère, malgré lui, sans s'en rendre compte. Des similarités à s’y méprendre. Leurs difficultés personnelles, à tous les deux, les rapprochent encore un peu plus des traits creusés de leurs parents, au même âge. Deux générations de cœurs ballottés, et éparpillés au vent. Aline a le regard infiniment triste et inaccessible de son père, parfois, quand elle divague dans ses pensées. Erik porte les même froissements au visage que sa mère, le soir, en rentrant des cours, et qu'il est abattu par l'attitude si possessive de Noam.

─ Entre ça, les cours, le boulot … Parfois, j’aimerais juste qu’on puisse prendre les bateaux et partir.

Erik se dévoile, se met à nu devant elle, sans peur. Il lui avoue avoir ce genou au sol. Il lui montre qu'il a un point de côté, et qu'il doit s'arrêter pour reprendre sa respiration. Il lui souffle ses réflexions les plus intimes. Un besoin d’évasion. Rien que pour échapper, ne serait-ce que quelques heures, de cet air irrespirable où ils se tiennent. Le menton dans une paume, Aline le considère avec une douceur et une compassion qui dépassent la raison. Immenses, immuables, et qui ne peuvent se briser, pour rien au monde. Elle tend le bras et passe une main dans ses cheveux, qui se sont ternis et assombris, depuis qu'il est là, puis ses doigts glissent contre sa joue, et s'y imbrique parfaitement. Erik ferme les yeux, et profite de cette parenthèse de compréhension commune, et de présence l’un à l’autre, de contacts. Décidément, où qu’ils aillent, quiconque qu’ils rencontrent, les choses resteront compliquées, pas à leur place, bancales. Comme s’ils essayaient d’imbriquer un objet, dans une forme qui ne lui convient pas. Ils ont beau y mettre toute leur force, ces formes ne semblent pas prendre place dans leur ensemble. Est-ce qu'ils sont trop naïfs ? Trop ensoleillés pour la grisaille ambiante ? Est-ce qu'ils se sont bercés d'illusions, en croyant que tout se déplierait, facilement, face à eux, comme cela a toujours été le cas lorsqu'ils étaient adolescents ?

─ Elle est comment Julie ?

Prenant une gorgée de café, Erik hausse les épaules. Secrètement, il a senti son estomac se tordre, ses épaules se durcirent, à lui en faire serrer les dents sous la paume d'Aline. Elle l’a perçu, elle n’en dira rien, elle rompt simplement le toucher. Ils veulent toujours, tous les deux, protéger le plus jeune, même s’il est hors de portée, aujourd’hui. Loin d'eux, livré à lui-même.

─ Elle est en première année d’économie, propre sur elle, et un peu trop carrée à mon goût, mais elle est sympa, je suppose.

Il suppose. Erik a bel et bien remarqué que quelque chose clochait, quelque chose ne lui plaît pas. Et, Aline, qui est celle d’eux trois étant la plus à même d’analyser les gens et leurs comportements, est maintenue à distance. Elle n’a jamais vue la petite amie de Thom, et c’est un concours de circonstances qui a l’air comme fait exprès. Est-ce que Thom leur lance un appel à l’aide, sans se trahir, parce qu’il n’en a pas le droit, pas la possibilité ? Ou s’agit-il seulement de leur possessivité, à eux deux, sur un Thom qui a besoin de plus d’espace, et de possibilités pour pouvoir faire ses propres choix ? Ils resteront ces deux amis bien trop présents, et exclusifs, presque jaloux.

─ Et Thom, comment il la trouve ?

Aline relance et Erik le pressentait. Elle émet ses réserves, s’inquiète pour leur ami, plus jeune, et lit clairement les moindres mimiques d’Erik, comme langage secret, entre eux. Nouveau haussement d’épaules.

─ Je ne sais pas, et il ne m’a pas parlé d’elle. Il faut dire qu’il ne peut pas en placer une, quand elle est là. Elle ne peut pas s’empêcher de dire "on" à toutes les sauces et de le toucher, comme pour le posséder.

─ Et ça t’énerves.

Aline lui offre un petit sourire narquois, et Erik n’a tout simplement plus assez de résistance nerveuse, pour éviter son piège et ne pas y tomber. La fatigue agit comme sérum de vérité, d’honnêteté, sur lui. Erik est toujours celui qui fonce, tête en avant, quand Aline est plutôt sur la réserve, concernant les sujets sérieux. Elle est celle qui le manipule le mieux, après tout.

─ Evidemment que ça me gave ! Elle le domine. C’est pas le Thom que je connais, que j’ai vu au bar.

─ Et après tu t’étonnes que Noam t’en veuille.

Aline roule des yeux et rit de nouveau avant de faire mine d’éviter la cuillère qu'Erik menace de lui balancer dessus, de rage. Leurs habitudes reviennent, ils se détendent un peu, même si cela ne change en rien la situation où ils se trouvent. Ils restent dans leurs pensées, leurs questions, leurs inquiétudes fondées. Ils sirotent doucement la boisson brûlante, et discutent bientôt de leurs cours respectifs. Les mêmes auxquels Aline n'a pas assisté ce matin. Elle trouvera bien une solution pour rattraper son retard. Ce matin, il était bien plus important et impératif pour elle de le retrouver. Et Erik s'est également libéré en conséquence. Une preuve qu'il en ressentait tout autant le besoin.

─ Est-ce que tu lui as expliqué clairement, au moins ?

Aline demande, un sourcil haussé, ne comprenant pas pourquoi Noam puisse autant lui faire payer. Alors que d'eux tous, il semblait le plus calme, le plus défait de tout ce genre d'histoires.

─ Je lui ai tout dit. Le fait qu'on s'est séparés parce que mes cours me prenaient trop de temps, que je devais me concentrer, et qu'on avait pas d'occasions de se voir, que je voulais pas être un mec qui le traitait pas bien.

─ Mais pas que tu ne l'aimais plus.

Aline souligne, attentive. Erik fait la grimace, et pose directement le regard sur elle, comme si Aline venait de l'agresser.

─ Parce que c'est pas vrai, ça !

─ Et Noam le sait très bien, il panique, ça se comprend. Vous êtes pas simples tous les deux, faut dire.

Défait, Erik pousse un long soupir, et se frotte le visage de ses mains. Aline rit de nouveau, amusée par la détresse de son ami. Elle préfère le prendre comme ça, le conseiller, lui donner des solutions ; plutôt que de se creuser la tête pour tout arranger dans sa propre relation, en réalité. Elle lui tape l'épaule, quand ils ont fini leurs tasses, et se lèvent pour partir. Ils règlent puis se retrouvent dehors, pour se prendre, de nouveau, dans les bras. Là, tout contre son oreille, Aline lui chuchote.

─ Un jour, il faudra que tu expliques vraiment ce que tu ressens.

Mais Erik ne lui répond pas. Ils se séparent, se saluent une dernière fois de la main, et partent dans des directions opposées sur le campus. Mais, intérieurement, Erik le sait parfaitement. Aline n’avait pas besoin de le lui dire à haute voix.

* * *

Le trajet entre le gymnase et leur appartement n'est pas long, et pourtant, Erik traîne les pieds. Il traîne. Il a croisé Noam aujourd'hui, dans les couloirs, dans les vestiaires, mais ils n'ont pas eu le temps de s'arrêter, de se trouver l'un l'autre. Occupés tout ailleurs. Et peut-être que ça arrange Erik, aussi, quelque part. Le soleil est déjà tombé, alors il presse l'interrupteur dans la cage d'escaliers, ses clefs cliquettent dans sa main, et résonne dans le vieil immeuble. Leur porte d'entrée s'ouvre et se ferme sur Erik dans un grincement, qui attire l'attention de Noam. Il est assis dans le canapé, son ordinateur sur les cuisses, torse nu, dans un pantalon de pyjama et les cheveux sens dessus-dessous, assombris par la douche qu'il a dû prendre un peu plus tôt dans la soirée. Erik le salue à mi-voix, en déposant son sac de sport dans l'entrée. Il retire ses chaussures, son blouson, et se dirige vers la petite salle de bain, où il sort le linge de ce matin, et relance une machine dans la foulée. Noam le rejoint, les pieds nus sur le parquet hors d'âge, mais qui a fait son charme quand ils cherchaient un logement. Ils ont mis en commun leurs bourses d'études pour pouvoir payer le loyer d'un appartement, et pas d'un logement universitaire. Ils ont donc, pour eux, l'espace de l'endroit, ainsi que la proximité avec leur école à tous les deux, tout comme avec les infrastructures sportives qu'ils utilisent régulièrement. Noam, adossé à l'encadrement de la porte, les bras croisés, note d'un ton calme.

─ T’es parti vite ce matin.

Sous couvert de son affirmation, Noam souligne largement qu'il ne l'a pas croisé au petit-déjeuner, et qu'ils ne se sont pas rendus ensemble en cours, ni au gymnase. Son ton résonne dans la petite pièce d’eau, presque cassant. Elle fait se tendre Erik de nouveau, parce qu'il sent que les reproches ne sont pas loin. Erik dans l’incapacité de se détendre, même revenu dans l'appartement, après une journée encore bien remplie. Sur le fil, il ne peut prendre aucun temps pour lui, et ses nerfs ne sont jamais vraiment au repos. Noam ne le laisse plus respirer, depuis qu’il a la sensation qu’Erik lui échappe complètement. L’ambiance redevient irrespirable.

─ Aline avait besoin de moi, Vadim ne rentrera pas.

Pas de réponse de la part de Noam, même pas un simple son lui indiquant qu'il l'écoute. Erik lui explique les choses, mais il sait très bien que Noam ne s’y intéresse tout simplement pas. Il a d'autres choses à penser, qui lui restent en travers de la gorge. Lessive et assouplissant glissés dans la machine, et Erik se redresse pour aller éteindre le linge sur le balcon. Il frôle Noam qui ne bouge pas, statique, en sortant de la salle de bain sans fenêtre. Mais à peine Erik a-t-il le temps de travers le salon, sa corbeille de vêtements humides sous le bras, que Noam le suit, le relance.

─ On avait pas fini de discuter, hier.

Noam ne peut s’empêcher de poursuivre leurs hostilités. Il veut être le premier à le faire, pour avoir l’ascendant sur Erik. Bataille rangée. Boulets aux pieds. Mais Erik est épuisé, il n’est plus capable d’être un bon adversaire de jeu. Il s’en est désintéressé, il aimerait passer au-dessus. Alors, en ouvrant la porte-fenêtre du pied, sur le balcon, il pousse un long soupir. Il pioche dans le seau de pinces à linge, sans le regarder pour lui répondre.

─ Noam, s’il-te-plais ... Je suis crevé.

Erik lance d’une voix plaintive, tandis que Noam se tient bien droit, face à lui, à l'intérieur, le visage fermé. Noam l’empêche de réfléchir à tête reposée.

─ Si t’avais pas accouru pour elle, t’aurais peut-être dormi un peu plus.

Une jalousie comme un poison, qui les prend tous les deux à la gorge, qui dégrade et pourrit tout entre eux. Noam n'a pas tenu longtemps avant de remettre les priorités d'Erik sur la table. Celui-ci se fige, c'en est trop. Piqué à vif, Erik se redresse vivement, et lui lance un regard noir. Il ne peut plus supporter les remarques, les réprobations, les critiques qu’il lui lance à longueur de journée, de semaine. Et il n'a plus assez de nerfs, de résistance, pour pouvoir tenter de le calmer, de le rassurer. Hors de lui, Erik abandonne sa tâche en cours et le saisit fermement par l’épaule, pour le coller durement contre le mur du salon le plus proche. Un bruit sourd, Erik est réellement énervé désormais, comme rarement, comme peu avant qu'ils ne s'installent ensemble. Les deux homme se toisent avec une rage contenue. Erik rationalise. Il sait très bien qu'il ne peut pas cogner, surtout pas lui, et jamais. Il ne peut pas être la tête brûlée qu'a été son père. Il ne peut pas répondre de la même manière, parce qu'il veut être différent. Noam a réussi à provoquer un coup de sang. Il cherchait une réaction de la part de son partenaire, quelle qu'elle soit. La voilà.

─ Tu commences vraiment à me faire chier !

Erik crache, leurs visages si proches, qu'ils peuvent sentir la respiration de l'autre leur sauter au visage.

─ Alors, barre-toi.

Le sourcil haussé, et le ton hautain, Noam n’a pas peur de le bousculer, de le pousser à bout, dans ses derniers retranchements. Sa voix est tout aussi coupante. Erik souffle du nez, irrité, éreinté de ces jeux de provocation. Ils ne crient pas, et c’est ce qui rend leur échange encore un peu plus déchirant, dramatique. Est-ce que sa mère aussi, était aussi calme, face à un Théodore hors de contrôle ? Erik s’égare et les comparaisons ne cessent d’affluer depuis quelques temps, à lui en faire peur.

─ Bordel, je serais pas venu habité avec toi si j'avais su comment ça se passerait !

─ Et moi je croyais que tu me rejoignais parce qu'il y avait plus entre nous !

Il y a plus, qu'est-ce que tu racontes ?

─ C'est pas ce que j'ai vu au bar.

Abattu, Erik roule des yeux avant de le lâcher. Il lève les bras au ciel, tant il se sent désespéré. Il ne peut pas croire que Noam revienne, encore, aux évènements passés, de la semaine dernière. Erik se frotte les yeux, et retourne sur le balcon, en silence. Pour autant, Noam ne perd pas la main, il ne lâche pas. Jamais. Pas quand cela les concerne, tous les deux. Erik aimerait être en l'état de se dire qu'il réagit de cette manière, parce qu'il tient profondément à leur relation, et que cela a quelque chose de touchant, mais, à ce moment, ils ne font que s'emprionner, s'empoisonner l'un l'autre.

─ Je t'ai déjà dit que c'était terminé avec Thom. Je sais pas quoi te dire d'autre.

─ J'aimerais que tu me dises que vous n'avez plus de sentiments, que vous n'êtes qu'ami maintenant, que tu ne retourneras pas avec lui. J'aimerais que t'arrêtes de me laisser dès qu'Aline ou lui t'appelles.

─ Je peux pas, désolé.

─ Parce que tu l'aimes encore.

─ Parce qu'ils sont ma famille.

Les dernières paroles d'Erik les plonge tous les deux dans un silence de plusieurs minutes. Pendant ce temps mort, pantalons, chemises et caleçons sont étendus sur le fil de l'étendage, sous le soleil qui se colore de rouge. Quand Erik redresse la tête vers Noam, il peut lire le doute, une douleur lancinante qui se diffuse en lui. Alors, il se radoucit. Lui non plus, n'a pas l'envie de tout perdre, et pas Noam avec.

─ On ne s'aime plus. Je ne croise Thom qu'en tant que pote, et il a quelqu'un d'autre maintenant. Tu crois pas que tout le monde est passé à autre chose ? C'est ce que j'essaie de faire aussi avec toi, là.

Erik explique simplement, et quand il n'entend pas Noam renchérir, il comprend que l'orage passe, doucement. Le jeune homme ne pensait pas avoir la force d'apaiser ces tensions, pour autant, il est le premier à ouvrir les bras, et Noam de s'y réfugier. Ils se serrent l'un contre l'autre. Erik glisse une main dans ses cheveux encore humides, et lui chuchote, à l'oreille, tandis que Noam referme ses bras autour de sa taille, fermement.

─ Il faut que t'apprennes à te faire confiance, à me faire confiance.

Le visage caché dans le creux de son épaule, Erik sent Noam doucement hocher la tête. Le ciel s'éclaircit un peu.

* * *

Libéré du lycée, dans l'après-midi, Thom décide de passer sa fin de journée avec Julie. Il la rejoint à son appartement, en tram, après avoir averti sa mère. Acacia a émis quelques réserves quand il lui a appris sa nouvelle relation. Non pas qu'elle soit contre, elle s'y est fait, c'est la vie de son fils, c'est sa jeunesse ; mais elle a eu un drôle de sentiment en rencontrant la jeune femme pour la première fois. Un sourire trop marqué, pas naturel. Une habitude de beaucoup parler d'elle, et son fils qui s'efface complètement dès qu'elle est dans les parages. Elle a vu Thom lentement fermer la bouche et ne plus participer du tout à la conversation, étant donné que Julie le faisait pour lui, toujours en posant la main sur sa cuisse, ou en mêlant ses doigts aux siens. La jeune femme a une personnalité très marquée, elle va de l'avant, elle sait ce qu'elle veut, et tant mieux, mais pendant ce temps, son fils retourne doucement mais sûrement à sa coquille fermée au monde. Il reprend cette même timidité dont il avait réussi à se débarrasser auprès d'Erik. Erik et Aline qu'elle ne croise plus tant que ça, depuis qu'ils ont débuté leurs études supérieures. Acacia a beau demander de leurs nouvelles via Thom, il semble s'être éloigné d'eux. Elle peut comprendre la distance, leurs vies qui se transforment et les séparent, mais elle a sincèrement cru que leur amitié était plus forte que ça. Résistant, à tout, aux intempéries, même à une séparation. Peut-être que ce n'était pas le cas.

Thom franchit à peine la porte du logement que Julie l'embrasse. Puis le caresse avec insistance, sans le laisser respirer, ou discuter. Elle le déshabille, aussi. Pourtant, lorsqu'ils se retrouvent dans la chambre de la locataire, ce moment, qui se devait tendre et intime, se stoppe. Thom saisit le bras de Julie. Il l'arrête et secoue négativement la tête. Julie soupire de frustration non dissimulée, elle le considère même durement, puis s'allonge à son côté. Elle s’allume une cigarette, qui n'en porte pas vraiment l'odeur, à moitié nue.

─ Désolé, j’ai pas la tête à ça …

Thom avoue, à voix basse, posant les mains sur son ventre nu, les yeux au plafond.

─ Tu l’as jamais.

La voix de Julie est dure, cassante. Elle ne le regarde pas non plus, et souffle sa fumée épaisse dans la pièce, la fenêtre entrouverte. Peut-être parce qu'elle est stressée par ses examens, peut-être parce que son petit-ami la refuse, Julie porte une mine renfrognée. Au-dessus d'eux, pénètre un air glacial, et pas seulement à cause de la fenêtre. Thom se redresse pour se rhabiller. Il revient cependant s'allonger tout près d'elle et dépose un bras autour de ses hanches.

─ Pardon. C’est pas contre toi.

─ Je sais.

Très peu de mot, mais qui en disent long. Une gêne qui se dépose comme un voile sur leurs corps, et la culpabilité qui saisit Thom à la gorge, et serre. Ils ne se parlent pas. Pour tout dire, Thom et elle n’ont pas vraiment de points communs. Pas de quoi vraiment échanger.

Thom a aimé la rencontrer à la librairie. Il a aimé la manière dont elle a glissé son numéro de téléphone, écrit sur du papier à lettre fleuri, dans le livre qu’il venait de payer, après quelques visites de sa part. Il a aimé la revoir, pour boire un café ou prendre un verre en soirée. Il a aimé l’embrasser, pour la première fois, sous un orage d’été, alors qu'ils étaient un peu éméchés, et souriaient beaucoup. Il a aimé faire l’amour avec elle, durant cette même soirée pluvieuse, dans ce même appartement, avec le ciel qui gronde au-dessus d'eux.

Mais c’est étrange. Leur parenthèse estivale semble s’être dégonflée, subitement refermée, et depuis un bon moment déjà. Pour une raison qui lui échappe, Thom ne part pas. Il reste. Il se dit qu’ils s’entendent, qu’ils se font confiance. Ils ne se sont jamais vraiment vus. Ça leur va, leur convient. Ils se posent moins de question, forcément. Et le tempérament fonceur, et de décision de Julie, aide grandement Thom à ne pas se perdre dans ses doutes, et ses réflexions.

Entre eux, ce n’est, en rien, l’explosion que lui racontait sa mère, quand elle était Adrien. Ce ne sont pas les picotements que lui décrivait Aline en retrouvant Vadim. Ce n’est pas le souffle court, les battements sourds, dont Thom se souvient, rien qu’en apercevant Erik, au matin, dans son lit, encore endormi.

Thom secoue la tête, il divague. Il tend alors le bras et prend une bouffée de la cigarette améliorée de Julie. Celle-ci sort du lit, en t-shirt large et culotte, pour aller préparer à manger. À son départ, Thom remarque bientôt un camion de pompiers, dont les lumières glissent aux vitres et contre les murs de la chambre. Quand il se redresse sur le lit, il peut entendre que les sirènes ne sont pas allumées, mais que les gyrophares tournent. Le véhicule se dirige vers le gymnase, tout au bout du campus, où Julie habite également. Le cœur de Thom se serre. Il sait qu’Erik s’y trouve probablement.

─ Putain, ça fait mal !

Erik hurle, allongé sur le parquet du terrain, en tenant sa cheville droite de deux mains. Le match est suspendu. Noam a réussi à le motiver pour qu'ils se rendent ensemble à leur dernier entraînement, sans savoir que la cheville d'Erik s'en retrouverait tordue et à l’écraser de douleurs intenses. Erik serre les dents, la tête posée sur les genoux pliés d'un Noam inquiet, et qui lui caresse la nuque comme si cela pouvait le soulager, par magie. Ce n'est pas le cas.

Le blessé est bientôt entouré par trois pompiers qui lui demandent alors son identité, en déposant leur matériel médical tout autour. Ils le questionnent sur ce qui vient de se passer, avant de l’ausculter. Erik repart sur une civière, accompagné de Maura, qui se trouve étudier la médecine, en Master. C’est la kinésithérapeute de l’équipe, et Erik ne la connaît que de loin. Noam a juste le temps de serrer sa main, d'embrasser son front, en lui assurant qui le rejoindra rapidement à l'hôpital, avant que les portes du camion médical ne claquent, et qu'on administre bientôt des anti-douleurs à Erik. Il divague un peu, puis finit par s’endormir sur le court trajet, épuisé.

Une seconde avant de fermer les yeux, il appelle désespérément Thom, parce qu'il s'inquiète, parce qu'il a peur, et tend le bras pour saisir fermement une main.

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