22.

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Il est encore tôt dans la soirée, mais l’hôpital est déjà bondé. Les blouses blanches volètent dans les couloirs, à toute vitesse et donne le tournis à Erik, assis dans une salle d’attente remplie, elle aussi. L’adrénaline du match d'entraînement est enfin redescendue. Erik est rappelé à l'ordre par la fraîcheur et les picotements provenant de la poche de glace qu'on a déposé tout autour de sa cheville, qu'on a débarrassée de sa chaussure et de sa chaussette. La grosseur de la blessure commence à perdre en intensité. En y repensant, Erik se souvient de ne pas avoir pris assez d’élan pour attaquer la balle qu'on lui a envoyé du fond du terrain, et qui se hissait au-dessus du filet, au-dessus de lui. Sans assez de vitesse, d'élan, ni de détente, il est, forcément, mal retombé. Il a hésité. Il a eu une pensée parasite, à la manière d'un flash, qui l'a traversé. Une seconde, peut-être moins. Une image sous ses paupières. Un visage. Des réflexions qui n'auraient pas dû être, au pire des moments. Une rupture dans sa concentration. Et ses nerfs encore à vif, après l’altercation avec Noam à l'appartement, n’ont pas aidé non plus.

Erik soupire en se prenant le visage dans les mains. Sa douleur est constante désormais, mais gérable. Elle ne le fait plus hurler, ou jurer, tant qu’il ne pose pas le pied au sol. A son côté, Maura, qui lui a rappelé son identité quand elle est entrée dans le camion, pour l'accompagner, remplit le formulaire d'admission en silence. Noam se devait de rester au gymnase. Il ne pouvait pas partir, il ne pouvait pas gonfler leur équipe d'un nouveau joueur vacant. L'entraînement n'était pas fini pour lui, tout comme leur match. Alors, Maura, à sa place, a eu la voix douce et une attention compatissante pour le joueur blessé. Elle l’a couvert de sa veste, et lui a fait renfiler un bas de jogging par-dessus son short. Ses muscles étaient encore tendus de l’effort, creusés, tremblants, et elle lui a indiqué qu’il faudra qu’elle le masse une fois sortis d’ici, pour qu’il n’aggrave pas encore un peu plus sa blessure avec d'autres, en complément d'un manque d'étirements et d'assouplissements, auxquels il n'a pas pu assister, avec son départ précipité.

Le brouhaha du centre hospitalier berce Erik, par-dessus les anti-douleurs qu'on lui a injecté sur le trajet, qui se brouillent dans son sang et stoppent quelque peu la frustration et la rage, qu'il n'a pu contenir, quand il a été contraint de sortir du gymnase, sous les yeux inquiets de son équipe. Mais il ne peut cependant pas se retenir de lâcher un « quel con », tout bas, pour lui-même. Une remarque que Maura entend, mais qu'elle ne relève pas. Elle sent bien qu'il n'écoutera pas ses paroles rassurantes et platement rationnelles. Il ne semble pas du genre à se complaire dans ses erreurs, il les reconnaît pu passer à autre chose, se reconcentre. Erik entrera peut-être même dans la préparation de leurs prochains matchs, dès demain matin. Il ne se laissera jamais doubler, jamais distancer. Mais, à cet instant, Erik vient de laisser son équipe, et la déception est encore plus grande et amère, de ne pas pouvoir jouer, de ne pas être en capacité de continuer, avec eux. D'être sorti violemment de cette ambiance de meute, brûlante, qui appelle et affûte ses instincts, sa réactivité qui sont devenus naturels depuis qu'il joue sérieusement. Son mental prend le pas sur son corps, alors que sa coach précèdente lui a inlassablement répété que les deux étaient à travailler, que les deux fonctionnent en un même ensemble, et se répondent l'un l'autre. Une relation solide, qu'il se doit d'équilibrer, de lui-même, au jour le jour. A croire que la balance n'est plus aussi stable, désormais.

─ Tu as des allergies ?

─ Non, pas que je sache.

─ Et tu as déjà été blessé ?

À la suite de cette question, Erik se souvient d’un après-midi de printemps, il y a peut-être deux ans, quand il était encore au lycée. Il était venu voir Thom, et en apercevant la fenêtre ouverte de sa chambre, à l'étage, il s’était dit que ce serait une "bonne idée" de s'y rendre, sans passer par le rez-de-chaussée. Erik avait alors grimpé dans le cerisier, pour se hisser contre la façade. Il avait réussi à s'introduire à l'intérieur, mais s’était mal réceptionné à l'arrivée. Les mêmes douleurs, cette brûlure semblable, à la même cheville. La différence étant qu’il avait pris tout ça à la légère, et qu’il n’avait consulté aucun médecin. Il avait oublié son tendon fragilisé, dès que les lèvres de Thom s’étaient posées sur les siennes. Erik secoue la tête. « Quel con. »

─ Au même endroit.

Les sourcils de Maura se fronce à mesure qu’elle écoute ses réponses avec attention, et remplit les cases, une par une. Elle veut bien faire, et voir le joueur aussi abattu lui cause réellement de la peine et de l’inquiétude. Elle se mordille la lèvre, parce qu'elle est bien impuissante face à sa situation. Ils savent tous les deux ce que représente une blessure, aussi tard dans l'année scolaire. Pour Maura, il n’est pas seulement question de ses propres études, et de ce stage d’assistante médicale. Elle s’est réellement attachée à tous les joueurs qu’elle a pu rencontrer à la fac, à leurs jeux, à l’équipe qu'ils représentent, et elle veut se rendre utile. Maura veut faire tout son possible pour les protéger, et les pousser à atteindre ce qu’ils cherchent, et visent, remplir les objectifs sportifs auxquels ils rêvent de répondre. Et c’est encore plus angoissant quand un tel accident de parcourt survient dans la vie d'un première année.

Un médecin vient enfin à leur rencontre, entre deux urgences, et Erik explique de nouveau la cause de sa cheville en souffrance. Le spécialiste lui pose une atèle, et lui prescrit antidouleurs et béquilles. Fort heureusement, la blessure n'est pas très aggravée, et lui demandera un minimum de trois semaines de repos. Une éternité pour le joueur addicte qu'est Erik. Quand la consultation se termine, et qu'il récupère son ordonnance, Maura voit qu'il ne desserre pas les dents. Il ne décolère pas. L'aigreur qu’il porte contre lui-même ne retombe pas. Il est son plus grand juge, celui auprès duquel il a le plus d'attentes strictes.

Ils se dirigent tous les deux dans les couloirs, tout droit vers la sortie. Erik, à son rythme, ralenti par les béquilles. Son regard est sombre, alors il le garde baissé. Il ne parle pas, parce que, comme bombe à retardement, il sait que cela pourrait retomber sur Maura qui n'a rien demandé, qui n'y est tout simplement pour rien. Elle n'a pas à subir ça, alors qu'elle aurait très bien pu le laisser se débrouiller tout seul ici. En silence, il lui en est reconnaissant. Il ne le verbalise simplement pas.

Les deux jeunes gens remercient une dernière fois les professionnels à l'accueil, avant de se glisser dans un tramway pour rentrer sur le campus. Aux vitres, la nuit vient de tomber, et les lumières citadines, artificielles, leur glissent sur le visage, à un rythme régulier. Assis l'un à côté de l'autre, Erik n'ouvre toujours pas la bouche, noyé dans ses pensées. Maintenant qu'il a son diagnostic, il se rejoue probablement ce dernier match, ses dernières actions. Et, par conséquent, la peur de devoir arrêter, d'être tenu sur le banc de touche, le frappe subitement et le serre au ventre. Sa gorge se referme sur ses angoisses, petit à petit. Erik est vulnérable, et impuissant. Il a beau revoir le visage rassurant de leur coach, à son départ, qui lui dit qu'il ne trouveront pas meilleur joueur pour le remplacer ? Très tactile, Maura dépose une main sur la sienne, pour attirer son regard. C'est ce qu'Erik fait, et elle lui souffle, toujours de ce ton calme, à toute épreuve.

─ Passes au gymnase pour rassurer tout le monde. Je t’accompagnerais chez toi pour les massages.

─ T’es pas obligée de faire tout ça, tu sais.

─ Au contraire.

Maura lui offre un sourire sincère, la tête penchée, entourée de ses cheveux crépus, et Erik ne se sent pas de la repousser. En un sens, la lueur de détermination, de protection qu’elle porte au regard, lui rappelle Aline, et ça le fait sursauter, d'un coup. Il va en prendre pour son grade, quand son amie d’enfance apprendra qu’il n’a pas fait attention à lui, et se retrouve dans cet état. Frisson le long de la colonne.

Au gymnase, le match d’entrainement a repris, mais l'ambiance y était si différente après le départ de leur serveur désigné, qu'il a été décidé de l'écourter d'un set. Erik n'en a rien vu, mais il les envie clairement, sur le banc, loin des lignes dessinées au sol, où tous sont mis à contribution pou ranger les filets, les ballons, et nettoyer le parquet. Quand la plupart ont fini leur tâche, ils se dirigent droit sur Erik, et lui demandent comment il se sent, et ce qu'on lui a dit à l'hôpital. Quand Erik a fini de tout leur expliquer, il y a des poings frappés, des paumes qui claquent l'une contre l'autre, des accolades dans le dos, une épaule pressée, une main dans ses cheveux. C'est toute l'équipe qui se resserre autour de lui, le soutient. Et ça fait autant plaisir à Erik, que ça l'étrangle un peu, parce qu'il déteste devoir se tenir loin d'eux. Noam, lui, reste quelque peu à l'écart. Il peut se le permettre étant donné qu'il se retrouveront chez eux, qu'il l'aura pour lui, tout seul. Et il sait aussi qu'Erik est en train de faire bonne figure, de maintenir une façade, pour eux, et que lorsque la porte se refermera sur leurs deux silhouettes, à l'intérieur, il s'effondrera probablement dans ses bras.

De son côté, Maura donne un rapport complet à leur coach. Elle lui indique le traitement qu'il doit suivre, les massages et le suivi qu'elle a prévu, en conséquence, et surtout, le plus important, pour quelle durée. Le responsable sportif hoche la tête et pose les yeux sur son joueur, entouré et soutenu par ses coéquipiers, qui le chambrent pour faire taire la pression, et l’inquiétude. D'un geste de la main, il chasse les élèves pour qu'ils aillent aux vestiaires, et s'assoit bientôt aux côtés de son joueur mal en point. Les portes claquent pour les laisser seuls, et il pose une main contre son épaule, rassurant et compréhensif. Il doit avoir une trentaine d'années, pour autant, il sait très bien ce que ressent Erik, à ce moment. Il a du en voir bien pire. Il en connaît les enjeux.

─ Je suis vraiment désolé, j'ai fait n'importe quoi.

Erik avoue à son coach, le regard bas, presque honteux. Celui-ci préfère porter les yeux au terrain, qui s'ouvre en face d'eux, brillant. Revenu au calme. Le responsable sportif se tourne vers l'avenir, il sait qu'Erik passera au-dessus de cette blessure, qu'il est capable de bien plus. Des compétences et un talent qui ne s'arrêteront pas ici, pas maintenant. Alors, il se doit de le lui dire, de lui faire comprendre. Il ne peut pas le tenir dans l'obscurité, étant donné qu'il semble très bien se mettre la pression tout seul.

─ Tu reviendras sur le terrain bien assez tôt. Pour le moment, prends soin de toi et de ton corps, d’accord ? On reste ici, on t'attendra.

A ces paroles bienveillantes, Erik hoche la tête et relève des yeux brillants en direction de son coach. Il le remercie en silence, parce qu'il calme certaines de ses peurs. Il comprend tout à fait sa situation, et lui fait entendre que rien n'est perdu, qu'il ne se dévalue pas, il reconnaît parfaitement ce qu'il est capable d'accomplir. L'homme lui donne un dernier sourire avant de se redresser et d'aller dans son bureau. Erik salue ses coéquipiers de la main, à la sortie. Il voit bien que les événements d’aujourd’hui les ont aussi affectés. Le sentiment d’appartenance à cette équipe lui brûle la gorge, et lui fait presque monter les larmes aux yeux. Maura l'attend, son sac de sport sur l'épaule, à son côté, Noam est aussi sur le départ, et ils discutent entre eux, calmement. Ils se font au contrecoup de ce qui vient de se passer ce soir. Maura le met en garde, gentiment. Elle explique à Noam qu'Erik va avoir besoin de calme, mais aussi de soutien. Il faut qu'il reprenne confiance en lui, qu'il garde la constance des entraînements même s'il n'y participe pas, pour qu'il y soit toujours inclus, qu'il ne perde pas le fil ; mais surtout qu'il ne se flagelle pas mentalement, parce qu'il est dans l'incapacité de participer, avec les autres. Noam hoche la tête, à la suite de tous ces conseils. Est-ce là un message caché, intimiste, pour lui faire comprendre qu'il doit prendre sur lui, de son côté, qu'il doit cesser d'avoir peur et devenir un véritable soutien pour son partenaire dans le besoin ?

Mis en difficultés par ses béquilles, Erik a le souffle court quand il parvient en haut des trois étages de leur immeuble. Maura ouvre la porte d'entrée, après qu’Erik lui ait confié les clefs. Ils s’installent dans le salon, dans le canapé et Noam est celui qui ferme la porte derrière eux. Les gestes de Maura sont professionnels, appliqués, mais aussi à la fois doux. Elle devient très silencieuse et se concentre. Elle retire son jogging pour pouvoir travailler plus facilement, et appliquer les crèmes musculaires. Erik se crispe quelque peu sous la douleur, mais à mesure qu'elle fait pénétrer les soins, il sent également que cela le soulage. Ses mâchoires se desserrent lentement, et il entend Noam s'activer à la cuisine. Quand il revient, Maura lui fait signe des yeux de s'approcher, pour qu'il l'observe, qu'il apprenne, et qu'il puisse être capable de répéter ces gestes dès demain matin.

─ Tu le masses pendant dix à quinze minutes, pour que ça cicatrise bien. Et, surtout, tu le surveilles, pour qu'il ne pose pas le pied par terre et qu'il n'aille pas faire des folies de son corps.

La réflexion de l'apprentie kinésithérapeute les font sourire, doucement, dans l'obscurité tamisée du salon. Deux idiots qui se retrouvent à devoir respecter des protocoles médicaux et des recommandations strictes. Lorsque Maura a fini et va se laver les mains, Noam se penche sur Erik et passe une main dans ses cheveux. Il embrasse son front, avant de lui chuchoter, amusé.

─ Tu as entendu ? Pas de bêtises, je veilles.

Le calme semble revenu sur eux. A l'entrée, Maura enfile son manteau pour pouvoir ressortir. D'un même mouvement, les garçons froncent les sourcils.

─ Tu ne restes pas manger ?

Erik demande, simplement, sincère. Maura se fend d'un sourire attendri avant de hausser son propre sac sur son épaule.

─ J'ai des cours à réviser pour ce soir. Mais une prochaine fois, sûrement.

Noam s'extrait du canapé pour la raccompagner et la remercie encore de nombreuses fois, pour tout ce qu'elle a fait pour son petit-ami. Elle lui presse gentiment le bras, et lui demande doucement de veiller sur lui, de faire attention, et surtout de l'écouter. La porte clique à sa sortie, et ils se retrouvent tous les deux. Noam fini de préparer un simple plat de pâtes qu'ils vont manger à même la table-basse du salon, pour ne pas faire bouger Erik. Après avoir avalé ses anti-douleurs pour la nuit, Noam aide Erik à passer à la salle de bain, puis à s'allonger dans leur lit. Ils se retrouvent. Noam passe un bras autour de ses hanches, et embrasse sa joue, sa tempe, avec une nouvelle douceur dont Erik a bien besoin, après toutes les émotions d'aujourd'hui.

─ Je voulais m'excuser, pour ... Cette semaine. J'ai vraiment été con.

─ On est tous les deux sous pression avec les prochains matchs éliminatoires, les exams ... Et je comprends que c'est un peu flou avec Thom.

─ C'était pas correct de te dire de partir, et de te mettre en doute. T'aurais pas fait tout ça, si tu ne croyais pas en nous non plus.

─ Merci de le reconnaître.

En silence, ils lient leurs doigts sur le ventre d'Erik. Noam se rapproche un peu plus près, et dépose sa joue contre son torse. Un soupir commun, synchronisé, qui les fait rire. Ils tombent bientôt de sommeil, et la dernière pensée d'Erik avant qu'il ne sombre totalement, est cette question qu'il se pose. Aurait-il fait autant d'efforts s'il s'agissait de Thom en face de lui, ou à son côté, dans ce lit ? Aurait-il agit complètement différemment ?

* * *

Les sirènes du camion d’urgence résonnent encore dans le crâne de Thom. Ce soir, il pensait rester tranquillement à l'appartement, avec Julie. Assis à son bureau, il arpente un de ses carnets, pour pouvoir avancer sur le roman qu'il poursuit sur son ordinateur, encore aujourd'hui. Il a énormément changé de forme, depuis qu'il l'a commencé, au collège. Pour autant, l'histoire ne le quitte pas, elle l'habite, elle le hante. Mais le calme sera pour plus tard, étant donné que Julie vient de recevoir un message de ses amis, et qu'elle le rejoint rapidement dans la pièce, agitée. Ils doivent s'habiller. Ils sortent.

A la sortie du tram, Julie saisit sa main, et ils se dirigent d'un même mouvement vers le bar qu'on a désigné à la jeune femme pour ce soir. Thom n'a pas eu le courage de refuser, de lui dire qu'il n'en avait pas envie. Après leur échange, au lit, il ne se sentait pas de la repousser. Encore. Alors, il a cédé, et il la suit. Il s'assoit à la même table que ses amis de promotion, et tente de ravaler la gêne qui le serre à la gorge depuis qu'elle lui a indiqué comment leur soirée allait tourner. Les regards glissent sur lui, et on ne le salue pas vraiment. Ils s'assoient à côté, mais Julie est déjà le centre de toutes les conversations, autour de qui, tout tourne. Elle est un astre qui ne supporte pas de rester dans l'ombre. Elle parle fort, elle rit bien plus après avoir descendu deux verres pleins. Thom comprend très bien qu'ils aient tous besoin d'évacuer, avec les rendus et les dossiers qui s'amoncèlent, mais il ne sent tout simplement pas à l'aise, pas à sa place. Nulle part où se cacher. Et encore un peu plus quand ils se glissent sur la piste de danse. Centre de l'univers, Julie absorbe toute la lumière comme un trou noir, et elle emmène Thom avec elle, maladroit, stressé.

Après peut-être deux heures interminables, l'alcool aidant, Thom se demande ce qu'il fout là, et est même sur le point de partir. Il cherche Julie des yeux, et la repère en grande conversation avec trois de ses amis. Elle a son téléphone à la main, et semble leur montrer quelque chose. Thom comprend très vite qu'il est question de lui, quand les regards se plantent dans sa peau. Il y en a des amusés, des moqueurs, mais aussi des apeurés, des dépités. Presque à le prendre en pitié. Il ne sait pas de quoi il est question, mais cela l'effraie tellement, qu'il se dirige vers la sortie, de lui-même. Seul. Sans elle. Julie ne lui a, pour ainsi dire, par adressé la parole de la soirée. Il n'a été qu'un prétexte pour pouvoir l'entraîner ici, le mettre mal à l'aise, et le diminuer, le rabaisser, le laisser devenir le sujet de moqueries, et d'amusements.

Dans la rue, il a un peu de mal à marcher droit, tant il ne supporte pas le peu de boissons qu'il a ingurgité. Dans son dos, il entend des talons claquer et puis une voix l'appeler. Julie a récupéré son sac et son manteau, et affiche un sourire satisfait, pour l'avoir humilier de la sorte. Quand elle le rattrape par le bras, et que de la légère buée se forme devant sa bouche, Thom percute qu'il est glacé, crispé de froid. Elle lui emboîte le pas, et les coups verbaux ne tardent pas.

─ Tu vois, j'ai ressenti la même chose quand on est sortis avec tes potes.

Son ton est à charge, elle ne le lâche pas. Thom ravale l'acidité qui lui court sur la langue, pour se rabaisser, se soumettre à elle. Il aimerait éviter l'esclandre.

─ Désolé si c'est ce que t'as vécu.

─ C'est tout ce que t'as à me donner ? Une pauvre excuse, sérieusement ?!

Tout glisse des mains de Thom. Le ton de Julie monte déjà, aidée des nombreux verres qu'elle a descendus.

─ Je croyais que tu t'entendais bien avec eux.

Un rire cassant provient de Julie à Thom comme un écho qui résonne douloureusement à son crâne. Elle est lancée. Elle ne va pas le lâcher.

─ J'ai fait bonne figure, mais j'ai bien vu comment ils me regardaient, ce qu'ils pensaient de toi, avec moi.

Sans voix, Thom n'a pas d'issu, et ne se sent pas de répondre. Il aura beau dire n'importe quoi, il aura quand même tord, alors il ne s'y risque pas. Pas ce soir, pas quand elle est dans cet état de furie vengeresse et emprunte d'alcool. Les piques continueront de pleuvoir quoi qu'il arrive. Plus rien ne la retient de devenir orage sur Thom, maintenant qu'ils sont seuls, sans vis-à-vis. Rien qu’à cette pensée, les muscles du jeune homme se contractent. La peur s’insinue et s’infiltre en lui comme un large bouquet de ronces sombres. Il le sait, Julie est cocotte-minute, sous pression, bombe à retardement. Thom ne pourrait pas l’endiguer, la canaliser longtemps. Ce regard, sans doute d’une tristesse immense, en fixant ce camion rouge, l’a trahi de trop, et Julie l'a perçu.

Ils remontent dans le tram, et elle ne lâche pas son bras. Thom sent bien que le peu de temps avant implosion est écoulé. Il n’a pas cherché à fuir, dans le bar, puis la rue, sur le quai. Maintenant, il s’est fait à l’idée. Il a baissé les bras. Il a accepté son sort en se disant que tout ceci, n’est que ce qu’il mérite, ce à quoi il peut prétendre, en tant que personne. Le compte-à-rebours s’achève et il va se mettre à pleuvoir partout sur lui, en infiltrations profondes. Julie attrape la main de Thom. Fermement. Pas pour le rassurer. Pas pour lui dire qu’elle lui pardonne, quelle que soit la portée qu’avait ce regard. Elle le tient, elle l’emprisonne, en réalité. Elle le retient de poser les yeux sur quelqu’un d’autre, alors il garde le visage tourné vers le sol. Elle le retient de contacter Erik par n’importe quel moyen qu’il aurait à sa disposition. Elle le bloque dans un monde qu’elle crée à son image, et dont Thom ne peut pas sortir. Il est personnage secondaire mais redondant, qui doit s'en tenir au script qu'elle a écrit. Elle se sert de lui pour raconter des histoires, de son point de vue, dans son sens et hors de question que Thom refuse le casting.

Dans la rue menant à l'appartement, toujours pas un mot. Leurs pas claquent contre le béton nu, en écho, ils se répondent et résonnent. Julie ne le libère pas. Elle prévient la moindre tentative de fuite. Elle prend les devants. Silence aussi quand ils prennent l'ascenseur. Le regard de Julie est méprisant, et encore plus destructeur quand ils se retrouvent dans cet espace exigu. Ils rentrent tous les deux dans l’appartement. Julie laisse tomber son sac au sol, dans un grand bruit sourd. Thom en sursaute. La porte claque dans son dos, vivement. Sueurs froides. Elle se dirige vers la salle de bain pour attacher ses cheveux, se démaquiller, se déshabiller. Elle en ressort nue, et l'attrape par le poignet pour le pousser jusque dans la chambre. Elle le fait tomber sur le lit, et dépose tout son poids sur ses hanches pour qu'il ne bouge pas. Là, ils se font face. Thom lui demande en silence de se calmer, de ne pas devenir comme ça. Mais Julie se sent invincible et implacable. Elle se penche pour l'embrasser, mordre son cou. Thom grimace, et essaie de la repousser.

Et puis une gifle.

Sonné par le coup d'une nouveauté terrifiante, Thom ouvre de grands yeux, le souffle-court. Cette fois, il commence à réellement avoir peur d'elle. Il comprend très bien que l'obscurité qu'elle porte au regard est infini, et dirigé vers lui. Une brûlure au visage, qui se propage à ses yeux humides. Il n'ose plus inspirer, plus bouger.

─ Avises-toi encore une fois de me faire passer pour une conne, encore une fois, et je te jure que je cognerais plus fort.

Subitement, elle le saisit par le col et le repousse, hors du lit, hors de la pièce. La porte de la chambre claque dans son dos. Tremblant, le cœur en miettes, Thom s'avance dans le couloir pour observer son reflet dans le miroir, même dans le noir. Dans la glace, le reflet qu’il aperçoit ne lui plaît pas, le dégoûte. Il baisse vite les yeux, honteux. Il se sent sale. Piétiné. Humilié. Pour autant, le sentiment le plus profond qu’il en a, c’est que toutes ces choses, il les a provoqué, cherché. Les larmes ne coulent pas, elles lui laissent simplement un trou béant dans la poitrine. Acide, et dévorant.

* * *

─ Non, je pense qu’on devrait changer de mot d’ordre. C’est pas assez percutant, pour une action comme ça.

Le local, éclairé par des néons blafards, est rempli par les membres disponibles ce soir. Dans un silence honteux et frustré, Aline baisse les yeux alors qu'elle se fait reprendre sèchement par la nouvelle gérante de l'association, face à tout le monde, et ce n'est pas anodin. Elle n’est plus à la tête de son association. Le travail demandé dans son cursus scolaire devenant bien plus important, elle a décidé de fusionner All’X à l’association déjà existante au sein de la faculté. Mais, désormais, sa présence s’efface de plus en plus. Aline a le sentiment insidieux qu'elle n'est plus la bienvenue, qu'on la dépossède, que rien ne change qu'elle soit là ou pas. Elle devient transparente, et ses idées, ses paroles n'ont plus de valeur. Elle trouve cela déplacé, pour un regroupement qui est censé écouter. Un tout qui lui donne autant envie de fuir, que de rester pour prouver une quelconque résistance personnelle, un acharnement, alors qu'il n'y a peut-être plus rien à sauver pour elle.

Elle ne gère plus les nouvelles adhésions, plus le type de manifestations, pas plus que les combats à défendre. En somme, la présidente vient littéralement de réduire à néant, des mois de travail, en quelques secondes. Aline a envie d’hurler. Elle serre les poings en hochant simplement la tête, pour signifier son accord, alors qu'elle ne le pense absolument pas. Ce n’est pas la première fois que cela se produit depuis la fusion. Au départ, la jeune femme se disait simplement qu’elle n’avait pas assez d’expérience, qu’elle devait en apprendre encore un peu plus dans sa manière de faire, auprès des autres militants, qu’elle devait redoubler d’efforts pour être à la hauteur. Mais plus l’équipe administrative la casse, à répétitions, sans amélioration, plus Aline se trouve à se répéter constamment, qu’elle n’a peut-être plus rien à faire dans ce monde qu’elle s’était construit étant plus jeune, et qui la rassurait tant.

En réalité, elle accumule une telle frustration, face à tous ces refus, dans sa vie en général, que cela la démotive à tous points de vue. Parfois, elle pense à rendre sa carte d'adhérante. A quoi cela pourrait-il bien servir d'insister, quand elle sent bien qu'on la met à l'écart ? Aline ne se sent plus à sa place, dépossédée de son propre projet. C’est tout juste si son association d’origine apparaît sur les flyers qu’ils produisent, désormais. Un goût acide dans la gorge. Elle pensait en être capable. Elle voulait donner son avis, faire partie d’un projet commun un peu plus étendu, continuer de donner de la voix pour des causes qui la touchent, se sentir un peu moins seule et tâcher d’oublier le reste ; en passant les portes de ce local. Tout s’effondre doucement, et elle s'efface à mesure que les conversations continuent sans elle.

Plongée dans ses réflexions, assise à une table dans le fond de la pièce, elle se rappelle à quel point cette association, quand elle en était à la tête, l’a fait grandir, à resserrer les liens entre les amis d’enfance que sont leurs parents. Les a rassemblé sous un même toit. Elle se souvient des actions qui ont été menées à bien. Des rencontres qu’elle y a faites. Du bien immense que cela pouvait produire pour les anciennes victimes, ceux et celles qui en sont revenus. Mais également pour elle-même. Désormais, il ne lui reste que cette frustration piquante, ce dégoût de ce que devient le groupe, et de la poussière de beaux souvenirs dans les paumes. Quand la dirigeante l'appelle pour lui faire remarquer qu'il manque encore des pancartes, Aline hoche simplement la tête, encore et encore, sans un mot, et se met au travail. Défaite, docile. Puis, quand elle en a réalisé peut-être une dizaine, elle se décide de quitter les lieux, sans saluer personne, en catimini, puisqu’elle se sent proche d’en arriver aux larmes, face à tous. Tout l’écrase, et l’air est irrespirable.

Marchant le long du fleuve qui traverse le campus en son cœur, les jambes d’Aline fonctionnent et la portent en automatique, tant ses pensées prennent trop de place. Tout passe devant ses yeux à une vitesse effrénée. Des peurs qui se mélangent à des doutes. Et surtout, elle comprend que le cadre dans lequel elle a grandie, et celui dans lequel elle évolue désormais, sont bien trop différents, éloignés. Ils se superposent mal, et Aline n'arrive pas à creuser son trou. Tous ses repères et ses habitudes lui filent entre les doigts. L’absence actuelle de ses parents. Le départ de Vadim puis d’Erik. L’éloignement de Thom. L’association. Ces études qui ne la passionnent en rien.

Quand elle se rend compte qu'elle est en apnée, incapable de respirer, Aline s’arrête. Elle se concentre pour se reprendre, comme Cam lui avait conseillé, quelques années plus tôt. Une inspiration pour une expiration. Un rythme qu'il faut prendre lentement, et un par un, l'un après l'autre. S'asseyant au bord de l'eau, elle compte les secondes, et commence à y voir un peu plus clair. Elle ne veut pas perdre et délaisser toutes ces choses qui lui tiennent tant à cœur. Mais il faut également qu'elle se fasse à l'idée que tout change, tout se transforme. Ce n'est plus sa vie présente, mais bien des souvenirs. Elle doit créé son présent, sans le décalquer sur son passé. Elle doit choisir. Elle doit tracer les esquisses de la personne qu'elle veut être, et devenir, pour plus tard.

Tout le monde, autour d’elle, a ses propres problèmes à gérer. Elle a toujours été celle qui voulait faire au mieux, pour tout le monde, quitte à ce qu’elle en souffre. Erik le lui a déjà dit et répété. C'est maintenant qu'elle doit faire ses propres choix, égoïstement, sans penser à ce que les autres pourraient en dire ou penser. Elle doit se protéger, se créer une armure, et avoir le courage de donner de la voix pour les choses, et les personnes qui lui importent. Elle ne vit pas pour le reste, mais bien pour ce à quoi elle aspire, et croit. Sa respiration se calme. Dans sa poche, son téléphone vibre.

Vadim l’a appelée, lui a envoyée des messages aussi, en fin de journée, mais Aline fait la morte. Elle ne répond à rien, ne lit rien. Elle a pris l’habitude de couper son téléphone la nuit, pour ne pas être dérangée, pour essayer de dormir un minimum. Et parce qu’elle refuse d’être tirée de ses cauchemars, par de nouveaux, qui se réalisent en plein jour. En revanche, elle accorde toute son attention aux mots que lui envoie Erik.

Il doit être endormi, désormais, mais elle sait qu'elle peut contacter quelqu'un, pour obtenir les informations qu'Erik ne lui donne pas. Aline presse le bouton d'appel vidéo, et bientôt, c'est le visage de Maura qu'elle retrouve. Aline sait qu'elle travaille avec l'équipe, et elle devait très probablement être dans les parages quand Erik a fait l'idiot.

─ J'étais sûre que t'allais appeler.

Le visage de Maura s'illumine d'un sourire, qui surmonte les cernes qu'elle porte sous les yeux, assise à son bureau, et éclairée par une petite lampe à son côté. Aline reconnaît sa chambre étudiante, où elle s'est déjà rendue.

─ Désolée de t'embêter. Comment il va ?

─ Il survivra. J'espère juste que Noam va faire gaffe à ce qu'il se tienne tranquille.

─ Le connaissant, je compterais pas trop dessus.

Les deux femmes rient doucement, par écrans interposés. Aidée de la conversation vidéo, Aline a pu terminer le trajet jusqu'à sa voiture, qu'elle déverrouille, puis s'y installe. Elle laisse l'ampoule du plafonnier de l'habitacle allumé, pour que Maura puisse la voir. Mais Aline aurait peut-être dû rester dans le noir, parce que l'inquiètude de Maura ne tarde pas.

─ Ça va toi ? T'as l'air épuisée.

─ Merci !

Aline répond, dans un sourire ironique, avant d'effectivement se frotter les yeux de sa main libre, l'autre occupée à tenir le téléphone en face d'elle.

─ Encore une journée de merde.

─ A ce point-là ?

─ Vadim ne rentrera pas pour les vacances. On sent pas la nouvelle copine de Thom. Erik a fait le con. Je pense quitter l'asso ... Bref, une journée bien remplie.

A mesure qu'Aline donne les raisons de son mal-être à Maura, les yeux de celle-ci s'arrondissent. Après un court silence, Aline la voit fermer un livre devant elle.

─ Passes à l'appart', t'as besoin de décompresser.

─ Mau' ... Je sais pas. J'ai encore des trucs à réviser.

─ T'as tes affaires avec toi, on se fera une session révisions demain matin, si tu veux. Mais pour ce soir, je te propose un café, ou un verre, tout dépend dans quel état tu veux finir.

Aline se met à rire doucement, tant les attentions amicales de Maura la touchent. Elle hésite, quelques secondes, et en regardant l'heure qu'affiche le tableau de bord de sa voiture, elle sait très bien que si elle rentre maintenant, ce sera simplement pour trouver une maison vide. Et ce n'est pas ce qu'elle veut, pas ce dont elle a besoin.

─ Je suis là dans dix minutes, fais chauffer la cafetière.

─ A vos ordres !

Maura fait mine d'effectuer un salut militaire, avant de rompre la conversation. Aline range son téléphone, et démarre le moteur.

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