23.

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Depuis quelques temps, après la fin du lycée, et même s'il a du mal à s'y faire, et est toujours surpris à chaque fois, Aline a les cheveux colorés. Elle a commencé par le faire faire, et, à mesure que les couleurs se succédaient, elle a fini par devenir sa propre coiffeuse. Sur un coup de tête. A deux heures du matin, dans la salle de bain, chez ses parents, souvent absents, et quand c'était le cas, une cigarette entre les doigts, et de la musique en arrière-fond. Au départ, Erik pensait que ce n'était que pour le côté esthétique, en réponse à son caractère créatif, haut en couleurs ; mais il le remarque de plus en plus, dès que la pression devient trop grande et ses nerfs à vif, ce sont ses cheveux qui y passent. Et étant donné qu'il la sent tendue depuis des semaines, il ne sursaute pas quand il la trouve, un matin, assise à l'une des chaises de sa petite cuisine, le nez plongé dans ses cours, la tête enrubannée dans du cellophane, pour que les produits posent et imprègnent. Aline relève les yeux au bruit que produisent ses béquilles, et elle lui fait signe de la main de s'asseoir, tandis qu'elle se lève pour lui offrir une tasse de café brûlante.

─ Je vois que t'es bien installée.

Erik note, dans un sourire, avant de sucrer sa boisson. Elle hausse les épaules, et tire un calepin à elle, pour noter des extraits importants de son cour. Voilà une semaine qu’il est interdit de terrain, et Aline joue les infirmières à domicile. Elle fait ses courses, porte son sac quand elle peut l'accompagner en cours. Cela leur fait du bien. Ils se retrouvent. Ils ont, tous les deux, besoin de cette proximité. Et, par effets secondaires, cela chasse quelque peu Noam, puisqu'il se repose sur Aline, lui aussi. Mais il fait aussi ça pour lui laisser de la place, comme Erik le lui a expliqué, le lui a demandé. Erik a bien besoin de cet air, de cet éloignement, de cette solitude par intermittence. Rien que pour pouvoir se renforcer, et le retrouver, sans qu’ils se déchirent. Noam le comprend très bien, et cette brise fraîche est la bienvenue, pour eux deux. En plus de ça, Aline peut enfin goûter aux joies de la vie étudiante, indépendante, et en commun, avec eux. Le fait qu’il n’ait plus d’entrainements, a également permis à Erik de se concentrer un peu plus sur la partie théorique de son cursus, et ses faibles notes l’en remercient. Il reste présent, aux entraînement, dans le gymnase, mais se tient néanmoins à l'extérieur. Sur la touche, il analyse, il note pour plus tard. Avec ces informations collectées, il pourra exposer des choses à son équipe, à son retour, de nouvelles combinaisons, et renforcer la défense qui leur fait toujours un peu défaut. De son côté, Aline est déterminée à l’aider, le soutenir, et ils parviennent à être studieux, même ensemble. C'est d'ailleurs ce qu'ils finissent par faire, d'un commun accord, dans la matinée.

En revanche, ils notent, silencieusement, sans le dire, qu'un grand absent ne se tient pas à leur table. Ils ne les a pas appelé. Il n'a pas envoyé de messages, et le fait qu'il soit encore au lycée, le rend invisible. Un trou énorme dans leurs vies, qui leur manque, et les inquiète. Si Aline voit cela comme une nouvelle preuve que Julie ne le laisse pas respirer, Erik, lui, le prend comme une punition, un châtiment au silence dirigé particulièrement vers lui, qui l'angoisse quand il a le temps d'y penser. C'est-à-dire, souvent, désormais.

Sous les coups de dix heures, Maura profite d'une pause entre ses cours, pour venir lui rendre visite, et elle a un large sourire amusé, en voyant dans quel état est le crâne d’Aline. Désormais à l’aise au sein de l’appartement, avec eux, elle dépose son sac médical au sol, et se tourne vers les deux habitants du logement.

─ Qu’est-ce que tu fais cette fois ?

Maura demande à Aline, le regard brillant, tandis qu’elle fait s'allonger Erik dans le canapé avec douceur et précaution, pour le masser, et vérifier que sa blessure se porte bien.

─ Du lila !

Aline répond, à la manière d’une gamine surexcitée, fière d'elle. Elle s’est adossée à l’encadrement de la porte du salon. Même si l’état d’Erik s’améliore, elle reste préoccupée, et le surveille autant qu’elle le peut. Elle fait mine de le taquiner quand à sa condition, rien que pour l'embêter, comme avant, mais cette attitude cache aussi la frayeur qu'il lui a faite. Elle se sent de nouveau utile, auprès de lui, et les échanges qu’ils ont sont purement sincères. Sans arrière-pensée. Pas par intérêt. Des tâches à faire qui font simplement plaisir à Aline d'accomplir, qui a besoin d’être présente pour quelqu’un, par instinct. Et comme elle ne peut pas plus approcher Thom, en ce moment, elle reporte un peu tout sur lui aussi. Elle se rend bien compte qu’elle vient probablement de prendre une certaine place que Noam tenait. Mais les confessions de son ami, concernant leur relation actuelle, efface toute sa culpabilité. Protectrice, elle ne se sent pas de trop. Elle ne fait que se répéter qu'elle était là avant, et qu'Erik reste le frère qu'elle n'a pas eu, mais dont elle a toujours dépendue, et qu'elle aurait dû avoir. Sans se le dire, ils se rendent encore un bien plus grand service, l'un à l'autre.

Les douleurs d’Erik se sont peu à peu évanouies. Sa cheville est toujours raide, et parfois gonflée, mais il ne serre plus autant les mâchoires quand il pose le pied au sol par inadvertance. Son corps se régénère, tout comme son mental qui se consolide, et son excitation de reprendre ses activités, surmonte déjà la frustration de cette blessure stupide. Maura devient silencieuse, tant elle se concentre sur ce qu'elle peut ressentir, à l'intérieur, au plus proche des tendons et des muscles inflammés, déchirés.

Quand elle a fini et s'est lavé les mains, Erik entend les deux jeunes femmes discuter facilement, et s’apprécier simplement. Elles se sont connues, bien plus jeunes, et au sein de l'association. Des liens qui n'ont pas faiblis depuis que tout le monde est à la fac. En réalité, Aline avait réellement besoin d'elle, juste avant que tout ne se complique. Une simple amie, présente, et qui l'écoute activement. Maura est restée, elle l'a entendue, soutenue. Et ce qui la attirée encore un peu plus, ce sont ces légères palpitations dès qu'elle la voit, dès qu'elle l'appelle. Des fourmillements en étincelles, pour une fille soleil.

Erik a bien remarqué que la solitude ne faisait clairement pas bon ménage avec son amie d’enfance. Alors, ça le rassure quelque peu de voir qu’elle est toujours capable de s’ouvrir aux autres, d’avoir des conversations légères, de se lier d’amitié, sans avoir peur des répercutions que cela peut avoir, comme ils l'ont vécu, et sont encore en train de le vivre, avec Thom. En compagnie de Maura, ou de lui, elle n’y pense pas. Des interactions naturelles, et faciles. Il faut dire que le caractère prévenant et extravertie de Maura aide pour beaucoup, et il se devra de la remercier, un jour, pour tout ça.

Mais parfois, souvent tard le soir, alors qu'elle révise encore, la lumière bleue de son ordinateur se reflétant dans ses lunettes, juste avant qu'il ne pénètre dans le salon ou la cuisine pour se servir un verre d'eau, juste avant qu'elle ne se ressaisie en le voyant ; Erik peut très bien lire le manque douloureux. Celui qui fait souffrir, et tiraille Aline, celui de la distance entre elle et Vadim. Elle en parle d’ailleurs assez peu. Après tout un été où il n'était pratiquement question que de lui, c'est comme s'il avait disparu de sa vie, subitement et en silence. Une suppression consciente, exprès, pour, peut-être, pour ne pas y revenir, ou moins, pour que sa gorge ne se noue pas, et que ses paupières ne se voilent pas d’eau.

Erik serre légèrement le poing, quand il se redresse, sur une béquille, pour aller chercher un livre dans son sac. Sa cheville le rappelle à l'ordre, et semble parfois le bloquer. Ses muscles froissés le gênent encore. Il n'est pas complètement rétabli, il aimerait que ça aille beaucoup plus vite. Ce simple geste, Maura le remarque d'un coup d'œil, et interrompt sa conversation avec Aline. Celle-ci tourne alors les yeux vers son ami, et se précipite presque, pour l'aider.

─ C’est encore un peu gonflé, même si les tendons ont bien repris, alors pas de mouvement de trop.

─ Oui, maman.

Le ton d'Erik est un peu sec, tandis qu'Aline dépose le livre sur la table du salon, où ils migrent tous les trois, et où elle l'aide à s'installer. En face de lui, Maura affiche une mine compatissante.

─ Je sais que tu aimerais déjà être guéri, mais cette convalescence c'est justement pour que tu t'en remettes de façon durable.

Grognement de la part d'Erik, tandis qu'il feuillette son livre de cours à toutes les pages qu'il a marqué d'un post-il jaune, vert ou bleu.

─ Au fait, vous venez à l’illumination, ce soir ?

L’illumination ?

Les voix d’Aline et Erik résonnent en chœur, et leurs deux visages se relèvent d'un même mouvement. Une réaction synchrone qui fait sourire Maura avant qu'elle ne leur explique, les mains croisées.

─ C’est une sorte de tradition ici. La ville éteint toutes les lumières artificielles, dans certains quartiers, pour les remplacer par des bougies, partout autour des monuments et dans les rues piétonnes. Il y aura un lâcher de lanternes aussi. Ça nous permet de penser à ceux qu’on a perdu, ceux qui sont loin, ceux qu’on aimerait revoir, ou même faire des vœux.

A mesure qu'elle énumère les raisons derrière cet évènement, Maura voit Erik et Aline baisser les yeux, un par un. Réaction en miroir, qui lui fait comprendre qu'elle vient, sans le savoir, de toucher un point sensible chez eux, de plonger la main vers des blessures profondes, une zone d'ombres. Une liste qui les frappe, parce qu'ils possèdent des proches dans les trois catégories qu’elle vient de citer. Ces personnes qu'ils ne reverront plus. Celles qui se tiennent à des milliers de kilomètres d'ici. Ceux qui paraissent inaccessibles, vu d'ici.

En comparaison, l’expression d’Aline est un peu plus sombre, et fermée. D'un geste, Erik tend le bras et lui lance un coussin dessus pour la faire réagir, pour l’empêcher de s’enfoncer encore plus, d'elle-même. Un sursaut, et le coussin revient en pleine face d'Erik qui lui sourit, doucement. Par-dessus le bois de la table, il attrape sa main et serre. Puis, il se tourne vers Maura :

─ On viendra.

* * *

À l’autre bout de la ville, après être rentré avec le visage éraflé, Thom a prétexté une altercation ivre avec Julie, auprès de sa mère. Ce n’est pas complètement faux, mais il se retient de ne pas lui révéler toute la vérité, tout le reste. Acacia a ouvert des yeux ronds, en sentant une colère lui remonter le long de sa gorge. Mais étant donné que son fils ne la laisse pas entrer, pas complètement, elle se tient, là, impuissante, et regarde son fils doucement retrouver cette cape de fantôme, dont il s'entoure les épaules et y disparaît lentement.

Parce que désormais, chaque matin, c'est un message comme une menace, un appel en coups verbaux, un message vocal pour le mettre en garde. La douleur s’étiole, et ne le lui laisse plus qu’un grand creux au sein de la poitrine. Angoisse constante, avec laquelle il apprend à cohabiter. Ça le fait rire de façon brisée, quand il y pense. Quand il va en cours, personne ne l’interroge sur son air fatigué, ses cernes qui s’étendent. Personne ne le fait parce que Thom ne laisse personne intégrer véritablement sa vie, et s’inquiéter pour lui. Des amis à "usage unique", comme le dirait Edward Norton. Il se le refuse. Cela lui a coûté cher, et il ne veut plus souffrir et faire souffrir, par dommages directs et collatéraux. Hors de question.

Le seul coup visible qu'il porte au visage reste concevable. Une mauvaise chute. Une coupure de rasoir. N'importe quoi de la vie de tous les jours, mais secrètement, Thom aimerait qu’il serve de message d’alerte, que quelqu’un vienne le chercher, que quelqu’un le trouve. Mais ses SOS restent sans réponse, parce qu'il ne les expose pas aux bonnes personnes, et qu'il n'a aucun moyen de le faire, maintenant qu'il se retrouve dans sa petite boite fermée à tous, et au monde alentour.

Quand il retourne à l’appartement de Julie, durant le week-end qui commence, elle l’accueille en le serrant contre elle, fermement, en l’embrassant. Elle le couvre d’excuses, de demandes de pardon. Elle lui jure que ça ne lui était jamais arrivé, et que ça ne se reproduira plus, qu’elle était sur les nerfs à cause de ses examens, qu’elle n’était pas vraiment elle-même à cause de ses nombreux verres, que leur entrevue avec ses amis l'avait mise hors d'elle, mais qu'elle ferra des efforts pour qu'ils l'acceptent et l'apprécient, qu'ils apprennent à la connaître. Mais Thom le sait très bien, il n'y aura pas de nouvelle sortie avec eux, parce qu'elle le lui interdirait, et le ferra culpabiliser de lui avoir fait subir tout ça, rien qu'une seule et dernière fois.

Thom a déjà perdu le compte du nombre de fois où l’orage lui est tombé dessus, sans raison apparente, subitement, pour qu’elle lui demande, ensuite, à se faire pardonner de la sorte, dans les jours qui suivent. Il lui rend son étreinte maladroitement, et sans appui, parce que, dans le fond, il n’a plus qu’elle. Il entre dans l’appartement et la porte claque doucement dans son dos, comme mâchoire qui se referme.

Ils déjeunent ensemble, discutent, lisent, travaillent. L’ambiance est au beau fixe, entre eux. Ils se côtoieraient presque dans la même ambiance légère que celle où ils se sont connus. Mais Thom sait très bien que, même si la lumière est revenue, la prochaine averse est proche. Et elle arrivera. Elle tombera sur lui, comme centaine de couteaux aiguisés, coups de fouet lacérants. Il est la personne contre laquelle elle se défoule, se décharge, et puisque Thom ne veut plus rien ressentir, ne plus vraiment se posséder, ou être conscient, il se dit que leur relation lui convient. Il est utile, à sa manière. Il s’oublie. Il devient corps informe sans âme ni émotion. Coquille creuse.

Bientôt Julie lui indique, tout juste sortie de la douche, et une serviette autour de son corps nu et de ses cheveux mouillés ; qu’il y a une manifestation sur le campus ce soir. Son ton est mielleux parce qu'elle aimerait qu’il vienne avec elle, évidemment, qu'il l'accompagne, pour consolider cette nouvelle entente, qui ne tiendra pourtant pas dans le temps. Une réponse positive, de la part de Thom, ne tarde pas. Elle s’habille dans un large sourire qui en dit bien plus.

* * *

─ Quoi ?! C'est vrai, ça ?

Tous les regards se tournent vers Erik, assis en terrasse d'un food-truck, emmitouflé dans une doudoune, ses béquilles déposées contre la table en fer. Des guirlandes de couleur accrochées tout autour d'eux, qui brillent et rebondissent sur leurs peaux. A ses côtés, Maura et Noam, une main posée sur sa cuisse. Maintenant qu'il se sent plus serein auprès d'Erik, il s'autorise des démonstrations d'affection. En face de lui, Aline, toute fière, qui vient de vendre la mèche quant à cette semaine de vacances qu'ils avaient passé dans une villa près de la mer, il y a quelques années maintenant, et où Erik avait décidé de se faire tatouer, une fois majeur, parce qu'il avait fait un pari stupide avec Aline. Pari qu'il a perdu. Et, comme toutes les pairs d'yeux brûlent de connaître la vérité, Erik remonte la manche de sa veste et de sa chemise, en-dessous, pour prouver qu'il a bien respecté sa parole, et que son amie d'enfance l'a bel et bien forcé à se faire dessiner une canne en bois, sur le bras. Parce que déjà à l'époque, Thom et elle, le traitaient de vieux type simplement parce qu'il aimait rester au calme, sans voir personne ou très peu, en de rares occasions, et encore un peu plus durant le lycée.

Maura exulte en voyant le dessin, quand Noam et Aline n'en finissent plus de rire, parce qu'ils le savaient déjà. Elle, parce qu'elle est à l'origine de cet acte. Lui, parce qu'il a vu son corps, dont ses bras, nu. Et quand il regarde le dessin, Erik reste silencieux quelques secondes. Il le caresse du doigts, le frotte comme une lampe d'un conte des milles et une nuits ; comme si cela pouvait le faire revenir. Parce qu'il manque quelqu'un, la même personne qui a partagé la raison de ce tatouage, qui en faisait partie, qui en avait connaissance, lui aussi. Dans la confidence, quand tout le monde, autour, n'en comprenait pas la signification. Un morceau du cercle, de ce secret qui manque ; et Aline le comprend très bien, parce qu'elle change de sujet, et essaie de sortir Erik de sa torpeur par la même occasion. Noam est là, à son côté, alors il ne peut pas se permettre de se perdre dans ses souvenirs, et surtout pas ceux amoureux.

Aline demande ce qu'ils aimeraient boire, en attendant de prendre leur départ pour l'illumination. Noam et Erik cèdent pour une nouvelle bière, et Maura lui indique qu'elle prend une barquette de frites, arrosées d'un soda. Noam se redresse pour aller aider la jeune femme, et laisse son petit-ami en compagnie de son assistante médicale. Une fois seuls, ils se sourient, un peu gênés. On ne peut pas dire qu'ils soient les plus bavards, au premier abord, ils ne se connaissent pas vraiment, en réalité, même si Maura a pu avoir un aperçu de la vie et des angoisses d'Erik, rien que depuis qu'elle a commencé ses traitements.

─ J'en reviens pas que t'ai laissé Aline faire ça.

Erik hausse les épaules, dans un sourire amusé.

─ Depuis qu'on est tout petit, c'est comme ça. Elle fonce, et j'assume les conséquences.

Ils relèvent tous les yeux vers le sujet de leur discussion, qui rit aux côtés d'un Noam détendu, et bien plus posé.

─ Ça lui fait du bien de te voir, c'est compliqué pour tout le monde, en ce moment.

Erik finit la fin de sa première bière, en resserrant son manteau autour de lui. Les températures descendent, et ils ne boivent pas d'alcool assez fort pour que ça puisse les aider.

─ C'est une fille qui a du mal avec la solitude, elle a besoin de monde autour d'elle, un peu comme sa mère.

─ Tu connais bien ses parents ?

─ Ils sont tous potes d'enfance. Quand ils se retrouvent, c'est plus des réunions d'adolescents dans des corps d'adultes.

Maura affiche, de nouveau, un sourire brillant, sincèrement intéressée par ce qu'il lui explique, et la beauté de ce qu'ils ont vécu, étant plus jeunes. Elle admire leur amitié à toute épreuve. Ils se considèrent comme frère et sœur sans provenir du même foyer, et Maura trouve ça extraordinaire.

─ Ils doivent être heureux de voir que c'est encore comme ça, entre vous.

─ Pas pour tout.

─ Comment ça ?

Erik vient de se trahir tout seul, en effleurant le sujet qui encombre la pièce, entre lui et Aline, qu'ils ressentent très bien, mais sur lequel ils se retiennent de mettre des mots. Ils ont beau essayer de panser leurs plaies, elles continuent de suinter parce qu'ils n'en prennent pas soin, ils ne s'en occupent pas. Erik soupire en se frottant les yeux. A ce moment, face à Maura, il se racle la gorge parce qu'il n'a pas envie de fuir. Il sent bien qu'il peut se confier, il lui fait confiance, et il profite aussi que ce soit auprès de quelqu'un, autre que son amie d'enfance ou son propre copain, avec qui il vit, et qui pourrait lui demander des comptes, une fois qu'ils seront rentrés.

─ Il y a nous deux, mais on avait aussi un troisième ami très proche.

─ Qu'est-ce qui s'est passé ?

─ Un tas de trucs. Mais grossièrement, j'ai eu une histoire avec lui, et depuis qu'on s'est séparés, il a comme disparu.

Thom, c'est ça ?

Erik ouvre de grands yeux ronds en entendant ce prénom rebondir sur la langue de Maura. Et, face à sa panique générale, Maura le rassure très vite, en s'assurant que Noam est toujours auprès du camion, avec Aline.

─ Quand tu es parti à l'hôpital, tu as attrapé ma main, et t'as appelé ce prénom.

Honteux, Erik porte une main à son visage pour masquer sa confusion. Ses yeux viennent de s'obscurcirent parce qu'apparemment, son conscient, et tout ce qui se tient bien plus loin, bien plus profond, loin de lui, le non dit, ce dont il ne se rend pas compte ; a fini par ressortir. Pire, a été entendu. Maura le rassure en frottant son bras d'une main.

─ Aline m'en a parlé aussi.

─ Qu'est-ce qu'elle t'a dit ?

─ Qu'il lui manquait. Elle ne comprend pas pourquoi il est parti comme ça. Elle a essayé de l'appeler, de lui envoyer des messages, mais il ne lui a jamais répondu.

─ Elle n'est pas la seule.

Erik avoue, abattu. Il sent l'échec cuisant, qui mordille sa peau. Il lui avait promis de rester avec lui, de toujours être dans le coin, avec lui ou pas. Il avait juré de rester son ami, avant tout, quoi qu'il arrive, même avec la distance, l'éloignement, les changements de leurs vies. Et surtout malgré la décision qu'il a prise de rompre avec lui, pour se concentrer pleinement sur ses matchs, et sa position dans l'équipe. Et, le voilà, quelques mois plus tard, au bras d'un autre gars, loin de lui, et sans lui parler, sans recevoir de ses nouvelles, sans savoir ce qui se passe réellement dans sa vie, à part venant de la bouche de Julie. Il serre les poings. Aline et Noam dépose nourriture et boissons sur la table avant de se rasseoir auprès d'eux.

─ De quoi vous parliez ?

Noam demande, alors qu'Erik tente de reprendre une contenance en avalant une nouvelle gorgée de bière. Dans un sourire, quelque peu factice, il se penche pour embrasser sa joue, une main sur sa cuisse.

─ Du fait que le coach va nous engueuler pour tous ces excès.

* * *

Il y a déjà beaucoup de monde rassemblé dans les nombreux jardins du campus, et dans la ville elle-même. Comme leur a expliqué Maura, les lampadaires et autres lumières sont bel et bien éteints. L’obscurité se répand, et avant qu’elle ne puisse les avaler complètement, c’est une multitude de bougies qui ont été disposées. Sur les rebords des fenêtres, le long des trottoirs, des fontaines, des statues. Elles entourent tous les pourtours des bâtiments, des chemins. Les quatre jeunes gens parcourent alors le sentier créé spécialement pour l'évènement. Ils suivent le parcours en s'extasiant de tout. Depuis qu’ils ont quitté la terrasse, Erik n’a pas lâché la main de Noam. Il a besoin de lui. Ou du moins, il veut s'en persuader. Il veut lui faire un peu plus de place. Il doit nettoyer le reste des choses que lui a laissé Thom, tout contre son cœur. Erik s’appuie contre ses béquilles, mais ce soir, celui qui l’aide le plus, c'est son petit-ami.

Les cheveux pastel d’Aline voltigent entre les faibles lueurs, tandis que sa tête virevolte en tous sens, tant elle veut tout embrasser des yeux. Cela fait rire Maura, bras dessus bras dessous avec elle ; et quand Erik l’entend résonner, il se demande si la jeune femme n’a pas toujours fait partie de leur groupe. Sa présence est naturelle auprès d’eux. Elle ne force rien. Elle laisse venir, et s'implique juste ce qu'il faut, sans les écraser, sans s'imposer. Ils ont beaucoup en commun, sans le savoir. Et elle est bien moins gênée, que lors de leur première rencontre à l’hôpital.

Ils avancent, s'arrêtent, puis reprennent leur marche en s’émerveillant de chaque installation. Ils prennent le temps d'admirer les choses. Et ce rythme convient parfaitement au blessé, également. Ils stoppent le temps qui allait bien trop vite pour eux, ces dernières semaines. Des animaux, des plantes, des écussons, des personnages culturels ; ce sont toutes les promotions de la faculté, quel que soit le domaine, qui se sont mis à pied d’œuvre. Le résultat les impressionne tous.

En fin de parcours, et après de nombreuses photos et vidéos, ils arrivent à l’endroit où les lanternes sont montées, allumées, puis relâchées dans l’air froid et nocturne, par-dessus la buée que forment leur respirations, et le fleuve qui scinde la ville. Ils ont la possibilité d’y inscrire quelque chose, alors tout le monde prend le temps de le faire. Ils s'appliquent.

Maura, dégourdie avec un marqueur au bout des doigts, commence par dessiner des étoiles, des étincelles et de petits feux d'artifices. Ensuite, elle note les prénoms de ses parents et de sa sœur. De l'autre côté de la lanterne, elle ajoute tout ce qu'elle souhaite, pour eux tous, et elle-même. Réussite, santé, bonheur, accomplissement personnel.

Pour Noam, qui se défend bien plus sur un terrain de volley que sur une feuille de papier, le message se limite à victoire et succès. Il ne peut-être pas aussi inspiré que les autres, mais il sait personnellement que c'est sincère, et ça lui convient.

Quand à Aline, elle prend le temps de tracer une étoile à cinq branches. Une pour chacun de leurs parents, si liés par le passé, et encore aujourd’hui. A l'intérieur de cette même étoiles, elle y en rajoute trois plus petites. Pour eux, leurs enfants, pour qu'une certaine paix leur parvienne enfin.

Erik, lui, pense aux mêmes personnes que son amie et ne note que de simple prénoms. Adrien, Franck, Cam, Rosa, Théodore, Acacia, Hugo, Florian. Ceux qu’on a perdu, ceux qui sont loin, ceux qu’on aimerait revoir. Il ne l'écrit pas, mais par extension, et secrètement, Erik pense également à Thom, comme un vœu.

Une fois qu'ils ont tous terminé, ils déplient les lanternes, les allument, les portent au-dessus de leurs têtes, puis les laissent doucement s’échapper dans le ciel. Silencieusement, subjuguées par la force de ce simple évènement, les prunelles d’Aline et Maura brillent de la poésie de leur geste.

Cependant, après un moment, à bien y regarder, Erik en remarque une. Sur celle-ci, trois simples lettres, passées et repassées au marqueur, pour qu'elles en deviennent grasses. MMT. Erik se fige, et tout lui revient, lui résonne en tête. Ses souvenirs font directement le lien avec la reconnaissance de ce simple sigle. Mercury, Marian, Ted. Un des prénoms qu'il porte encore au poignet, sous forme de bracelet. Le même que Thom leur avait offert, et qu'il n'a jamais pu consentir à retirer. Son sang ne fait qu’un tour, et il espère se tromper. Le souffle-court, il se tourne alors subitement pour scruter les gens rassemblés autour du stand, la foule, dans leur dos. Un rapide coup d'œil et il le trouve. Il y reconnaît Thom, dans un sursaut sous les traits d'un vertige, un courant électrique. Malgré la pénombre tout autour d'eux, Eril voit qu'il est pâle, il a l’air gris, et fatigué, des kilos en moins, bien trop. Il vient de laisser consciemment s’envoler leur symbole de ralliement, à tous les trois. Pour les rappeler à lui, ou les laisser partir ? Leur lancer un mauvais sort, le mauvais œil ou les appeler sans se faire remarquer ?

Julie tient Thom par la main, elle le traîne derrière elle, et cela fait serrer les dents d'Erik, de rage, quand il la voit faire. Noam le rejoint, et suit son regard, qui pourrait fusiller sur place. Il pensait qu’Erik allait fondre sur son ami d’enfance. Il n’en fait pourtant rien. Il lie de nouveau leur doigts, en un ensemble, lui embrasse la joue, et lui souffle qu’il serait bien de rentrer, l’air est froid, et il commence à avoir mal. Sans parler de son cœur.

Après s'être salués, les quatre amis prennent des chemins différents. Maura a indiqué à Aline qu'elle pouvait passer la nuit chez elle, étant donné l'heure avancée, la dissuadant de rentrer, seule, en voiture, jusque chez elle.

De l’autre côté du campus, à leur appartement, une fois rentrés, Erik claque la porte de son dos, parce que Noam l’y plaque. Ils s’embrassent, se collent, se touchent, se déshabillent. Les béquillent tombent au sol avec fracas. Aucune lumière ne grésille et claire les pièces. Ils connaissent les lieux parfaitement, même dans le noir tout juste brisé par les lueurs des lampadaires, qui filtrent aux fenêtres, dont les volets ne sont jamais fermés, et les rideaux jamais tirés. A mesure que leurs échanges deviennent plus prononcés, plus appuyés, humides et chauds ; Erik glisse une main dans les cheveux de Noam qui tombent les genoux au sol, accroupi face à lui, à même le couloir.

Erik repense alors à leur emménagement. Leurs recherches et leurs visites d’appartements. La fierté qu’Erik a pu lire dans les yeux de son partenaire, lorsqu’ils sont sortie de l'agence immobilière, les clefs en mains. Lorsqu'ils monté leur dernier carton, à travers les étages. Ce premier repas à même le sol, accompagnés d'un réchaud. La palette pour supporter leurs matelas, le même qu'ils partagent toutes les nuits. Ils étaient seuls, mais ensemble. Ils pouvaient se faire confiance, ils pouvaient compter sur l’autre. Et le sentiment était d’une exaltation si forte de compréhension, qu’Erik ne pensait pas ressentir autant de toute sa vie. Un gémissement dans l'entrée.

Ils se raccrochent à l’autre comme s’ils étaient les dernières personnes sur Terre, une dernière digue avant l'océan ouvert. Ils glissent dans la chambre, contre les draps. Ils sont doux, et mordants. Ils se chuchotent leurs sentiments, se regardent pour se poser des questions muettes. L’intimité qu’ils échangent est pleine de sueur et de questions. Est-ce qu’ils resteront présents l’un pour l’autre, quoi qu’il arrive ? Est-ce qu'ils pourront tout surmonter ? Est-ce la dernière personne de ma vie, qui se tient en face de moi ? Ais-je fait les bons choix ?

Le cou et le torse d’Erik piquent des morsures que Noam y dépose, comme constellations en une seule teinte, leurs doigts emmêlés et leurs corps brûlants. Souffles courts. Humidité. Les pièces de l’appartement semblent trop petites et exiguës, pour tout ce qu’ils ont besoin de se dire avec des gestes. Ils rompent le silence qu’ils avaient instauré entre eux, pendant des jours, par des gémissements, des demandes, des soupirs rauques. Des réponses par la simplicité d’un plaisir qu’ils construisent à deux. Ils se pardonnent, parce que cela n’a plus d’importance désormais. Ils s’accueillent. Erik grogne sous la douleur de sa blessure. Leur maladresse les fait rire, doucement. Mais Noam le soulage tout de suite, agit en pansement de sentiments, de présence, de chaleur. Erik veut profiter de cette parenthèse tant qu’elle est là, tant qu’il en fait partie, tant qu’il y est intégré.

Quand ils retombent entre les draps, baignés de nuit, Erik trouve le sommeil dans les bras brûlants de Noam, sans penser à Thom.

Dans un appartement non loin, une chambre à coucher, le cœur de Thom se calme tout juste, tandis que Julie est endormie à son côté. C'est bien le seul moment qu'il possède pour pouvoir se retrouver seul, avec ses pensées, ses souvenirs, ses émotions. Elle ne peut pas le voir, le lire et il en profite. Il se repasse, détail par détail, le court film de cette soirée. Parce qu'il l'a vu. Ils ont trouvé le regard de l'autre, qui s'est verrouillé, une seconde, peut-être deux. Thom aurait pu en pleurer. Il a ouvert la bouche, mais rien n'en est sorti. Il ne pense pas que Julie l'ait reconnu, étant donné qu'il n'y a pas eu de cris, ou de coup dès qu'ils sont rentrés. Thom a également vu ce geste d'affection. Les mains d'Erik et Noam entrelacées, et la façon qu'a eu le premier d'embrasser le visage du second. Une vision qui l'a autant cogné en pleine tête, qu'elle a fait remonter une colère et une frustration acides, le long de sa gorge. Pourquoi lui ? Pourquoi maintenant, alors qu'il lui avait assuré devoir s'isoler, se concentrer sur le plus important ? Et dans ces priorités, n'en faisait-il pas partie ? Il lui avait promis. Mais il semble avoir oublié. Et Thom se sent immensément con de l'avoir cru, d'avoir tout fondé sur ces simples mots, sur cette promesse dans le vent, qui semble s'être étiolé depuis son départ. Thom se trouve, à de nombreuses reprises, à se répéter qu'il n'est pas assez conséquent, qu'on est incapable de l'aimer, lui, pour ce qu'il est. Il pourrait hurler, là, allongé dans les draps. Parce que même si Erik l'a détruit, monceau par monceau au fil du temps ; il ne se défait pas de lui, il espère encore vainement, à la manière de l'adolescent naïf qu'il a été. Il ne peut pas s'empêcher de penser à lui, de le reconnaître, partout. Le plus dur, après leur séparation, a été de se faire violence pour s'extraire de son orbite, et de celle d'Aline par extension. Il les a perdu, tous les deux, il ne fait plus partie du même système solaire. Il s'en est échappé contre son gré.

Thom pensait pourtant que ça ne durerait pas, qu'un jour ou l'autre, Erik ferrait ce premier pas, qu'il lui reviendrait. Leurs sentiments bien trop grands et étendus, pour les laisser se faner et vaquer de la sorte. Mais peut-être qu'il se trompait dès le départ, aveuglé par la nouveauté de leur relation quand ils l'ont commencé et prolongé. Peut-être qu'Erik n'était pas celui qu'il attendait, qu'il lui fallait.

Julie se tourne dans son sommeil, et étend un bras tout autour de ses hanches. Figé par la réalisation que Thom va peut-être devoir affronter tout ça, tout seul, sans son aide, leur aide ; il se sent comme au bord d'un précipice qui lui souffle sur le visage. Il avait réellement espoir. Il se disait qu'ils avaient bien trop besoin les uns des autres pour imaginer vivre comme ça, séparés. Thom se traîne au sol, défait de ses membres vitaux pour survivre. S'ils ne se présentent pas à lui, est-ce qu'il a encore envie de vivre ? La pensée lui donne des sueurs froids, glissent contre sa colonne dans un frisson douloureux.

Incapable de trouver le sommeil, il saisit son téléphone et ouvre la conversation commune, désormais bien silencieuse, qu'il avait avec ses deux amis d'enfance. Il va pour écrire mais se stoppe, efface, revient en arrière. Il fixe la photo de profil de la conversation. Eux trois, dans l'entrepôt, dos à l'objectif. Il zoome des doigts sur cette époque où il avait encore le droit de profiter des rayons de l'astre que représentait Erik, pour lui. Désormais, il se tient dans l'obscurité. Il est seul.

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