24.

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Dans un samedi matin frais, encore endormi, Thom vient juste de revenir chez lui. La rame du tramway était vide, pour son plus grand plaisir. Il a laissé dormir Julie, claqué la porte derrière lui en ne lui laissant qu'un simple mot, lui expliquant qu'il devait revenir plus tôt chez lui. Ce qu'il ne lui a pas dit, c'est que son grand-père, Claude, vient leur rendre visite, et que depuis que sa mère le sait, elle est sur les nerfs. Elle ne lui a pas refusé cette réunion, étant donné qu'elles sont assez rares dans l'année, mais cela lui a suffit pour qu'elle retrouve ce nœud à la gorge. Petit fille dans un corps trop grand, elle a passé des heures à nettoyer sa maison, ranger et faire en sorte qu'il n'ait rien à lui redire. Elle veut lui balancer en pleine face qu'elle a réussi, et sans lui.

Alors, quand le jeune homme entre dans la cuisine, il trouve son grand-père assis à la petite table de la cuisine, près de la fenêtre. Ses rides se creusent lorsqu’il lui sourit, pour le saluer. Thom ne se fait pas prier pour embrasser l'une de ses joues, et se serre un café. A l'étage, sa fille est sur le pied de guerre. Elle est en retard, Cam l’attend pour aller rencontrer un client, même aujourd'hui. Les deux femmes et amies d’enfance travaillent réellement ensemble désormais. Acacia a vendue la boutique et se consacre pleinement à son poste de traiteur. Du stress et de la pression en plus, mais un plaisir de retrouver son amie aussi fréquemment dans la semaine, de façon constante, au bureau, ou auprès de potentiels acheteurs.

Acacia prendra le temps de pleinement discuter avec son père à son retour. Pour le moment, elle se saisit de son manteau et de son sac à main, en coup de vent. Claude lui souhaite une bonne journée, en passant. Un dernier baiser contre le sommet du crâne de son fils, et la mère le laisse en compagnie de son père, au sein de la maison. L’attention au ralenti, noyé par les bruits de la ville, puis de la campagne, Thom se frotte les yeux, avant de plonger le nez dans sa tasse de café. Il n'a pas pleinement compris où se rendait sa mère et pour combien de temps, mais il se doute que cela a un rapport avec son nouveau travail, qui demande beaucoup d'elle, et le laisse bien seul.

Sa concentration virevolte, ces temps-ci, il a du mal à la fixer, il a beaucoup de choses à penser. Il en oublie certains détails, certaines demandes ou rendez-vous de sa mère. Cette solitude lui permet aussi de ne pas parler de lui, de ne pas s'y attarder. Sa mère lui demande souvent comment il va, comment ça se passe au lycée, mais elle semble tellement préoccupée de son côté, qu'elle se satisfait des réponses vagues que Thom lui donne. Même si ça lui facilite la vie, Thom sait pertinemment que tout ce qui se passe entre lui et Julie, ne devrait pas avoir lieu, que ça ne devrait pas exister, tout simplement, mais au moins, personne ne s’inquiète. Personne ne lui demande ce qui s’est passé, personne n’a besoin qu’il rende des comptes. Il ne se justifie de rien, puisque personne ne lui pose la question. Mais, dans le fond, Thom espérerait que ce soit le cas.

─ Ta mère m’a dit que tu es allé voir l’illumination hier soir.

La voix rocailleuse de son grand-père le tire de ses pensées. Thom relève les yeux vers lui, et en voyant que sa tasse est vide, il se redresse, presque douloureusement pour le resservir. La nuit a été courte. Il l'a passé à tergiverser encore et encore. Claude le remercie d’un simple sourire.

─ C’est la première fois que j’y allais.

─ Tu as lâché une lanterne ?

Simple hochement de tête comme toute réponse, son grand-père n'insiste pas face aux cernes qui se dessinent largement sous les yeux de son petit-fils. Claude ne lui demande pas non plus ce qu’il a souhaité, ou ce qu’il y a inscrit. Parce qu’au sein de cette tradition, cela relève quelque part du secret, quel que soit ce dont on veut se détacher ou se rapprocher. Et puis, l’homme âgé doute qu’un enfant sauvage comme Thom ne lui révèle vraiment la moindre chose. Dans son regard, il peut lire la même lueur brûlante, piquante, qui lui rappelle sa fille, au même âge. Les crises de colère et de larmes aussi, qu’elle pouvait avoir, suivis des grandes périodes de mutisme tranchant, mais qui n'en pensait pas moins. Thom aussi semble impacté par ce cycle sans fin.

Les rayons du soleil pénètrent doucement dans la pièce, et les réchauffent. Thom ne veut pas paraître impoli, ou peu fréquentable ; mais il rêverait de pouvoir être seul en ce samedi matin, et se couler sous ses draps aux senteurs de lavande.

Thom a dû assembler les pièces et comprendre tout seul, quant à la raison de la présence de son papy dans sa vie. Aillant été grand absent de la vie de sa fille, Claude n’a sans doute pas voulu répéter la même erreur avec son petit-fils. Alors, il a toujours été plus ou moins là, par période, par intermittence, quand sa fille l'acceptait, c'est-à-dire très peu, finalement. Plus jeune, il a pu le garder, l'emmener au parc, le récupérer à l’école et le laisser venir passer les vacances dans sa maison, en pleine campagne. Claude s'est complètement reconverti, à la mort de son épouse. Il a quitté les bureaux clos et irrespirables, pour revenir au grand air, à l'étendue sans fin des champs ; comme son père lui-même le faisait avant lui. Il lui a montré et appris la moisson de la paille, cuite par le soleil. Depuis petit, il le réveillait tôt le matin, pour aller ramasser les œufs du jour, dans le poulailler, à l'arrière de la bâtisse. Claude le laissait aussi terminer sa nuit sur le minuscule siège passager du tracteur, en allant aux champs, alors que le soleil se levait à peine. Tous les étés, ils nettoyaient l’étable ensemble. Ils en ouvraient les portes pour que les bêtes vaquent sur les terres. Ils prélevaient leur lait à heures précises et en faisaient des fromages dans le laboratoire. Et, à l’heure où la ville s’éveillait, ils prenaient la route dans sa petite camionnette, pour aller vendre leurs produits au marché. Les journées étaient dures, mais bien remplies, et c’est un temps révolu que Thom regrette auprès de son grand-père, depuis qu'il n'y va plus, et que sa mère a décrété qu'il devait se concentrer sur ses études. La bonne fatigue lui manque, tout comme l'épuisement de s'être servi de son corps, de ses muscles, glissants de transpiration ; à une période de sa vie où il ne connaît que l'éreintement des nerfs, les migraines, et les tergiversations de ses pensées, à lui en faire mal.

Les étés semblaient si simples quand ses automnes et ses hivers, Thom respire mal, dans l’air morose et répétitif. Se lever, prendre son déjeuner, sa douche, aller en cours, rentrer, faire ses devoirs, aller se coucher pour se réveiller et vivre la même chose le lendemain suivant. Cercle infernal qui le bloque, le coince, et l'écrase d'immobilisme. Et c’est encore plus le cas, maintenant que Thom n'a plus accès à cet air sauvage, et qu'il se retrouve en milieu d'année de terminale, sans savoir ce qu'il va faire de lui, sans savoir où il veut aller ni ce qu'il veut devenir, en tant que personne, dans le professionnel comme le personnel. Thom pense subitement à Julie, et tout tape, tout cogne à l'intérieur. Il en revient toujours à elle. Il sait qu'il va devoir prendre une décision, pour lui, pour se protéger. Parce qu'il comprend enfin que cela doit venir de lui, parce que personne ne le fera, personne ne suivra ses appels à l'aide.

Les deux hommes sirotent dans silence brisé par un petit rire venant de Claude.

─ J’y allais chaque année avec ta grand-mère.

Thom tique un peu à cette évocation, en relevant les yeux sur son aîné, plein de questions. Des choses auxquelles il n'a encore pas eu accès, mais qui ne l'empêchait pas autant de vivre que l'absence de son propre père. Il veut bien se laisser glisser à ces confidences, ça l'écartera de ses démons, de sa réalité brute.

─ Maman ne parle jamais d’elle.

Claude fronce les sourcils, peiné, en repoussant sa tasse vide devant lui. Thom le sait, il se retient sûrement de remplir un cendrier, comme il en a l'habitude tous les matins, mais il ne le fait pas. Parce qu'il se tient dans la maison de sa fille, et surtout en face de son petit-fils. Dans son expression, c’est un monde qui semble lui tomber sur les épaules. Le vieil homme rapetisse à vue d’œil, il fond au soleil. Claude est un homme forgé par la dureté de ses différents métiers, les mains calleuses, mais face à l'adolescent, il a l’air bien plus maigre et frêle. Avec le temps, les rancœurs s’apaisent mais certaines blessures ont la dent dure et peuvent modeler toute une vie, dont celle d'Acacia. Elle a tout fait pour ne pas leur ressembler, ni dans son comportement de mère ni de femme. Claude en est également un exemple.

─ Ça n’a pas été facile de grandir avec nous comme parents ... Sa mère avait un problème d’alcool, moi je courrais les jupons. Les jumeaux étaient encore petits.

Claude déballe son sac dans son entièreté et avoue tout. Il ne rejette la faute sur personne, mais englobe des enfances difficiles qui prennent leurs racines auprès d'eux. Même si Marine n'est plus là pour le faire, Claude endosse ces responsabilités, ces fautes, désormais seul. Il ne s'en échappe pas. Il a très bien compris, et il ne s'est voilé la face que bien trop longtemps, quant aux conditions de vie de ses propres enfants, et les bêtises qu'il a pu faire pour pauvrement s'en échapper. C'était pitoyable, et il s'en voudra probablement toujours, même en se rattrapant auprès des petits-enfants, qu'il a déjà, et qu'il aura peut-être dans le future.

─ Maman m'a toujours dit qu'elle a grandi toute seule, et que c'est elle qui s'occupait de tout le monde.

─ C'est vrai. Elle a été la mère que ses frères et sa sœur n'ont pas eu, et elle nous maternait aussi. Elle a tout sacrifié pour sa famille.

─ Quand t'es parti, ils ne te manquaient pas ? Tu ne t’es pas dit qu’ils avaient besoin de toi ?

Les mots de Thom ne sont pas accusateurs, ou juges. Ils posent des questions simples, comme extérieures au tableau, loin des faits, des choix où il n’a pas pris part. Claude soupire, en se frottant les yeux. Ses prunelles claires, les même que celles de sa fille, sont empruntes d’une tristesse profonde, liée au passé, à des blessures qui ne se refermeront probablement jamais pour la majorité. D’ici, Thom peut la sentir, cette frustration de ne pas être revenu sur ses pas, de ne pas avoir dit les mots qui avaient besoin de l’être, de ne pas s’être affirmé quand ses enfants avaient la nécessité qu'il soit présent. Tout comme son épouse l'était. Trois générations de blessés et de déçus.

─ J’avais beau aimé Marine, la soutenir, elle refusait de se faire aider. Et, en vieillissant, quand j'ai vu qu'elle ne s'en sortirait jamais, j’ai voulu récupérer mes enfants, les mettre à l'abri d'elle, mais Marine s’y est opposé. Elle m’a répété qu’ils étaient tout ce qui lui restait, depuis le départ de Cassie, et qu’elle ne pouvait pas vivre sans eux. Mais Cassie n'a jamais cessé d'être présente, même quand elle avait son chez elle. Elle continuait de payer les factures, de remplir le frigo et de s'assurer que Gab', Garance et Gaëtan suivaient bien leur cursus, parce qu'elle savait que c'était tout ce qui allait les sortir d'ici ... La force de nos sentiments, quels qu'ils soient, ne nous permettent pas de sauver ceux qu'on aime. S'ils veulent l'être, ils le seront, mais seulement parce qu'ils l'ont choisi, parce qu'ils veulent l'être.

Les mots sincères, francs, mais aussi blessés, de Claude font se stopper Thom dans son écoute. L’adolescent se fige parce que des liens évidents viennent de lui parvenir, en courant électrique. Comme une explication généalogique. Des paroles qui résonnent, en écho. Il pense à sa mère, et cette façon qu'a eu sa vie de changer radicalement. La lourdeur du deuil. Le déchirement immense de ne plus être en capacité de revoir la seule personne qu'elle a jamais aimé. Mais aussi, ce rebond. Cette force qu'elle a eu de se redresser, de se ressaisir. Pour elle. Pour son fils. Elle n'a pas rejeter complètement la vie, parce qu'elle savait que des vivants l'y attendaient, de l'autre côté. Il lui restait encore l'amour maternelle, les attachements amicaux, et toutes les petites beautés de tous les jours. Elle ne s'est pas laissé abattre. Elle s'est sauvée toute seule.

Et puis il y a aussi Cam, qui s'est éloignée pour se protéger, pour grandir de son côté, et découvrir un monde entièrement nouveau qui l'a vu s'épanouir. Elle s'est sauvée toute seul. Il en est de même pour Théodore, et ses excès de violence, ses addictions comme chaînes aux pieds, qu'il traînait partout. La cure, l'aide sans concession d'Hugo, sa présence rassurante, compatissante. Ils se sont sauvé tout seul.

Thom n’avait pas aperçu toutes ces réalités.

« S’ils veulent être sauvés, ils le seront, mais seulement parce qu'ils l'ont choisi, parce qu'ils veulent l'être. »

Au tour de Thom, d’avoir un petit rire brisé. Il a été si orgueilleux, si égoïste de croire qu’Erik viendrait à son secours, qu'il accourrait pour lui. Il était persuadé qu’il le chercherait, qu’il le trouverait, qu'il viendrait le stopper dans sa chute ; mais ce n’est pas à lui de faire ça, mais bien à Thom. Pour lui-même. Parce qu'il le veut. Parce qu'il croit profondément qu'il reste des choses à voir, à vivre. Pour lui-même.

Thom expire longuement. Son grand-père, sans avoir cherché à le provoquer, vient de lui retirer un poids énorme de la poitrine. Il vient de lui faire entrevoir un raie de lumière, dans la petite boite fermée, dans laquelle il se tient depuis des semaines, des mois. Il a tout accepté, en pensant que sa fusée éclairante allait être perçue, même en plein brouillard. Il a maltraité son corps et sa tête, parce qu'il pensait que ce ne serait que provisoire, parce qu'il était persuadé que quelqu'un viendra, qu'il avait tout simplement besoin de quelqu'un d'autre pour s'en sortir.

Mais veut-il vraiment être secouru, ou n’est-ce là que de la possessivité mal placée, un besoin d'attention immonde ? Thom a repoussée la faute sur son ancien petit-ami, pour ne pas se préoccuper de sa propre remise en question. Il est égocentrique. Trouillard. Tout simplement. Il pensait avoir changé durant ces dernières années, grandi, cherché autre chose ; mais il n’en est rien. Il est toujours ce gamin timide et apeuré, qui prenait ce droit de laisser vaquer ses sentiments où bon leur semble, en laissant les autres se débrouiller avec, sans qu'il n'y pose un second regard, sans se retourner. Il a tout fondé sur les réactions des autres, il leur a tout demandé, tout pris.

C'est à lui, désormais, de faire ce chemin, de se mettre en accord avec lui-même. De chercher, comprendre, et sélectionner ce qu'il veut dans sa vie, avec qui et dans quelles conditions. L'aide ne viendra pas de l'extérieur, mais bien du plus profond de son âme.

« S’ils veulent être sauvés, ils le seront, mais seulement parce qu'ils l'ont choisi, parce qu'ils veulent l'être. »

Quand il se redresse la tête, en face de son grand-père, Thom a un air changé, grandi, bien plus déterminé. Claude glisse une main dans ses cheveux, tout sourire, par-dessus la petite table de la cuisine, qui voit fleurir de prochains grands changements, et qui a déjà dû en vivre bien d'autres, dans les rainures de son bois âgé. La transmission n’a pas besoin de se faire seulement dans les champs, à la force des bras, pour impacter et devenir réel auprès de ceux qui l’écoutent.

─ Je vais aller voir mon père.

Thom annonce, déterminé, et Claude ne le refuse pas, il propose même de l'accompagner. Une fois leurs tasses déposées dans l’évier et les deux hommes habillés, ils passent la porte. Ils se jettent dans un air qui semble nouveau, froid, mais clair.

Claude s’appuie sur une canne, et Thom marche à son rythme. Le cimetière n'est pas loin, et le trajet incite à la conversation.

─ Tu leur parles toujours, à tes enfants ?

Ce que Thom apprécie le plus chez son grand-père, c'est sans doute son honnêteté. Celle qu'il ne possédait pas dans sa jeunesse, auprès de son épouse, et de sa famille. Mais qu'il a développé au fur et à mesure des années, parce qu'il s'en veut toujours de ne pas l'avoir fait à l'époque, et de ne pas avoir été comme ça, auprès d'eux. Il a désormais une certaine facilité avec laquelle il parle des moments de sa vie, qui le hantent, qu'il craint toujours mais qu'il ne repousse pas. Y mettre des mots le soulage sans doute, ce que Thom aimerait être capable de faire. Ça viendra. Il se le doit.

─ Gabin ne m’a toujours pas pardonné, mais j’ai bon espoir. Gaëtan est un peu plus doux, il était très jeune, et il ne s’en souvient pas très bien. Et Garance n’en a jamais fait cas. Elle est comme sa sœur, elle comprenait tout. Ils sont revenus vivre avec moi pour la fin du collège et les années lycée des jumeaux. Puis Gabin est parti vivre à l’étranger, et Cassie était avec Adrien ...

La voix de Claude meurt dans la brise. Une odeur de souvenirs se répand entre eux, et ressemble à une effluve légère de pivoines. Claude aime profondément ses enfants, Thom peut le voir, il le sait. Claude a fait des erreurs, des conneries comme il le dit ; mais il essaie de les rattraper, de reprendre là où il a abandonné, baissé les bras. Acacia est faite du même bois. Son fils est son plus grand trésor, et elle pourrait mourir rien que pour son bonheur.

Ils stoppent leur marche devant la tombe d’Adrien. Comme à chaque fois que Thom s’y présente, un sentiment de douceur, de chaleur et d’apaisement l’envahissent. Une sorte d’étreinte chaude et informe, dans une teinte et une senteur agrumes. Thom prend une nouvelle fois le temps de nettoyer rapidement la pierre tombale de la main, et s'y assoit tout près, à même le chemin. Son grand-père reste en retrait, pendant que Thom ferme les yeux, et salue son père en son for intérieur. Quand l'adolescent relève les paupières, Claude inspire.

─ J’adorais ce gamin. Il était droit, il a toujours pris soin de ma fille, comme elle en avait besoin. Il me manque.

Claude souffle, appuyé contre sa canne. Trois générations se font actuellement face.

─ A moi aussi.

Thom expire doucement, un peu plus léger, un peu moins douloureux. Il ne ressent plus la haine, plus la frustration, plus la colère comme un caprice enfantin, face aux mensonges de longue durée, et à une absence définitive. Sa mère lui a toujours dit qu’il « avait le droit de le faire ce caprice, après tout ». C’est passé. Comme le reste. Avec le temps, les événements, tout se fait, tout revient. Désormais, Thom ne ressent que ce calme constant et profond, à chaque visite, en compagnie de sa mère ou non d'ailleurs. Il n'a plus peur de sa présence, il s'y est fait, et le trou de sa disparition ne l'angoisse plus autant qu'avant.

Perdu dans ses pensées, Thom ne remarque pas tout de suite que son grand-père l’a quitté pour s’enfoncer un peu plus profondément dans le cimetière, de sa démarche boitillante. Il le retrouve en face de la tombe de Marine. Ici aussi, la stèle est sobre, rien qu’un prénom, un nom, et des dates. Pas de regret. Pas de bouquet. Les morts ne peuvent plus être atteints, on ne peut rien leur reprocher, plus rien leur dire. Thom n’avait jamais remarqué cette pierre, pourtant ils portent bien tous le même nom de famille, le même lien du sang. Leurs erreurs, leur rancœurs leur sont peut-être transmises de cerne en cerne de bois, mais pour autant, ils essaient de faire pencher la balance dans leur sens. Ils se battent pour un retour à la normale. Et ça percute Thom, comme à la cuisine, ce matin.

Que pensaient-ils faire, avant qu’ils n’en aient plus la possibilité ? Qu’allaient-ils dire, avant que la personne qui comptait le plus pour eux, ne disparaisse ? Que ce serait-il passé si un billet d'avion n'avait pas été acheté ? Dans quel état serait-il sans une aide médicale ? Que serait-elle devenue sans sa présence ? Thom n’est-il pas en train de les réaliser, ces mêmes erreurs, contre lui-même, et toute sa fausse bonne volonté ? Thom ne s'enfonce-t-il pas dans l'irréparable, lui aussi ?

Erik est loin, mais pas inatteignable. Un soupir comme un second souffle.

Claude s'est assis sur un banc, et quand Thom le rejoint, il lui saisit la main, et la serre. Tous, dans leur famille, semble avoir souffert à cause des autres et de leurs propres agissements. Effet de ricochets avant que la pierre lancée ne coule.

* * *

Quand Acacia rentre, en fin de soirée, son chignon est défait, et ses yeux sont soulignés de fatigue. Quand elle débarrasse de sa tenue de travail, elle trouve son père qui l’attend avec un dîner réchauffé. Elle lui sourit faiblement, pour le remercier, et s'assoit bientôt à table. Elle relève les manches de son pull, tandis que Claude la rejoint, accompagné d'une tasse de thé. Il fait des efforts, elle le voit, elle le sent. Depuis qu'il vient chez elle, Acacia n'a vu ni bouteille d'alcool ni paquet de cigarettes. Elle comprend très bien qu'il veut changer, et il le lui démontre dès qu'il en a l'occasion, auprès d'elle. Mais la fille reste sur ses gardes, parce que son père est très à l'aise pour tenir une façade, pour cacher la misère ; et ces efforts ne sont peut être pas aussi ténus dans il rentre à son appartement.

Etant donné l’heure avancée, Thom est déjà aller se coucher. Elle le sent épuisé, alors elle préfère le savoir déjà entre ses draps frais et parfumés. Acacia soupire doucement, entre deux bouchées des lasagnes au saumon que son père à préparées. Elle ira déposer un baiser sur le front de son fils, même plongé en pleine rêverie. Claude ne se départi pas de son petit sourire, il semble simplement heureux d'avoir pu échanger avec son petit-fils aujourd'hui. Après qu'il lui est demandé comment s'est passé sa journée, et qu'Acacia lui explique qu'elles sont tombés sur un client plutôt récalcitrant et peu sûr de lui ; il en vient à ce qu'il brûle de lui dire depuis qu'elle est rentrée, depuis qu'il a lancé la conversation avec elle, en réalité.

─ Il m’a posé des questions sur ta mère.

Claude explique, en soufflant sur sa tasse fumante. Acacia se raidie, fourchette tremblante. Son père la rassure, bien vite.

─ Tu lui en parle peu, et ce n’est pas grave, tu gères les choses comme tu veux. Il était intrigué, c’est tout.

Dans le fond, même à son âge, et avec toutes les choses qu’elle a accomplie dans sa vie, pour s'en sortir ; Acacia ne pense pas être capable de dire qu’elle a pardonné à sa mère. Parce que ce n'est pas vrai, et qu'elle en sera toujours dans l'impossibilité de le faire.

Elle a du rester. Pas pour elle, mais pour ses frères et sa sœur, puisque personne ne l’aurait fait, puisque personne n'était là pour le faire, personne ne se penchait assez sur eux pour s'inquièter. Elle s’est sacrifiée, en quelque sorte. Elle les a fait passer avant elle, tout le contraire de leur deux parents. Elle est devenue la personne que leurs parents ne pouvaient pas être, à ce moment-là, et n'ont jamais été, même plus tard. Ce n’est pas ça qu’elle regrette, si c’était à refaire, le schéma serait le même. Elle aurait juste aimé être un peu plus soutenue, elle aurait aimé qu'on lui laisse le choix, elle aurait voulu que son père insiste, qu’il les récupère de force, que sa mère s’effondre ou pas. Leur mère ne voulait plus vivre, alors elle le faisait mal, en aggravant son cas ; et le résultat est le même dans sa finalité aujourd'hui. Sa mère se tient, et depuis quelques années déjà, six pieds sous terre sans jamais ne s’être excusée, de rien, sans remord, sans jamais ne leur avoir expliqué quoi que ce soit sur les raisons qu'elle avait de faire tout ça, de cette façon. Acacia soupire en se frottant les yeux. Elle rassemble de nouveau ses cheveux clairs en une queue de cheval.

─ Quand j’étais au lycée, je priais tout ce en quoi je croyais pour que tu prennes enfin ta place de père. Tous les matins j'espérais de trouver dans la cuisine, que tu nous dises de faire nos valises, et qu'on partait pour de bon, ailleurs. Mais les années passaient, et j'ai finis par comprendre que ce jour ne viendrait jamais. Alors j'ai fait ce que j'ai toujours fait : je n'ai compté que sur moi, et c'est peut-être le seul principe que vous m'ailliez inculquer dans la vie. Parce que personne n'allait nous aider, et que nous étions les seuls à pouvoir le faire.

Les yeux humides, Claude détourne d'abord le regard, avant de considérer sa fille avec une fierté immense, mais aussi douloureuse. Il tend le bras et attrape sa main, qu'elle ne lui refuse pas, pour une fois, et il l'étreint des deux siennes. Et, quand il va pour s’excuser, les lèvres tremblantes, elle l’arrête d’un geste. Longtemps, elle a espéré entendre ces mots, ces excuses. Longtemps, elle a fondé toute sa vie autour de ce que son père, son seul parent restant, pouvait penser ou dire. Longtemps, elle a cru qu'elle avait besoin de tout ça, comme moteur. Mais le léger sourire qu'elle abord à ce moment, concorde avec la flamme qu'elle a allumé, et qui se reflète dans ses prunelles. Elle ne se laissera plus faire, elle ne subira plus. Elle avance.

─ Ce n’est pas de toi que j’attends des excuses.

Claude est pris d'un tremblement, en face d'elle. Leurs visages se couvrent d'ombres, projetées par les luminaires de la cuisine. Seule pièce allumée, animée, habitée. Claude sait pertinemment que le pardon que recherche sa fille, elle ne pourra jamais l’obtenir ni l'entendre. Pour autant, elle semble continuer à le pourchasser, où qu’il se trouve. A la suite du décès d'Adrien, dans l'éducation qu'elle a donné à son propre fils, avec les relations qu'elle entretient avec ses amis, et dans son travail et ses projets personnels. Acacia devenu monstre de détermination, sous un regard imaginaire, rien que dans sa tête, pour elle, qu’elle imagine la suivre partout.

* * *

La semaine suivante, ses batteries rechargées durant le week-end, chez lui, dans le calme ; Thom retrouve Julie. Quand elle lui a ouvert la porte de son appartement, et l'a fait entrer, il a, tout de suite, remarqué la légère marque rougeâtre déposée le long du cou pâle de la jeune femme. Ça a d’abord fait rire Thom, de manière étouffée, tant il trouve ses petits stratagèmes ridicules. Il se sent plus léger. Son grand-père lui a permis de comprendre tant de choses. Sur lui-même. Les relations qu'il porte aux autres. Mais également, les pleines raisons qui font qu'il se retrouve là. Avec elle.

Alors, il a décidé de ne pas en faire cas, de ne pas s'arrêter dans sa démarche pour ce simple détail, et ce manque de réaction a bien évidemment fait serrer Julie des dents. Les paroles de Claude résonnent encore, depuis deux jours en lui. Pour la première fois depuis des mois, voire peut-être des années, maintenant, il se sent enfin un peu plus libre, il respire mieux. L'air est plus frais. Il vient d'attraper une lanterne, qu'il tend à bout de bras, pour lui ouvrir un chemin. Il se défait de quelques chaînes avant de pouvoir être capable d’en briser encore une dizaine d’autres, qui restent. Si ce n’est pas ce qu’il veut, il n’a pas à le subir, et il le seul capable de le faire pour lui-même.

Ils s'installent tous les deux dans le canapé. Thom ne glisse pas sa main dans celle de Julie. Il ne l'a pas embrassé. Il ne l'a pas serré dans ses bras. Tout un comportement qui font largement comprendre à Julie de quoi il s'agit, et renforcer sa défensive et la crispation de ses muscles. Les gestes peuvent aussi mentir, et Thom n'a plus envie de se cacher derrière eux. Une inspiration, une expiration, et il se dit que c’est le moment. La connaissant, il aurait peut-être du faire le choix de lui dire de le rejoindre en extérieur, à la vue de tous, pour qu'elle ne puisse pas le stopper, ou le menacer. Couvert d'une armure qu'il construit, petit à petit, il se dit que c'est mieux comme ça, que tout ça a sans doute besoin d'avoir lieu, là où tout commence et tout s'arrête.

─ On devrait se séparer.

─ Quoi ?

Le ton de Julie monte d'un coup, mais il sonne faux, il résonne mal, parce qu'elle ment. Sans lâcher son regard, Thom ne se démonte pas.

─ Tu te rends bien compte qu’on a rien à faire ensemble, non ?

─ J'ai été la seule à t'aider quand tu t'es retrouvé sans personne. J'ai été la seule à te sortir de ta vie minable. Et c'est comme ça, que tu me remercie ?! Tu te prends pour qui ?! T'es personne sans moi, Thom, personne !

Comme il s'y attendait, Julie entre dans une furie sourde, tranchante. Sa gorge se noue et son estomac se serre douloureusement. Il retrouve la peur, parce qu'elle n'a pas encore partie, et qu'il lui faudra encore du temps pour vraiment faire ses valises ; mais il ne s'abaisse pas à ses menaces. Auprès d'elle, il ne pourra jamais se libérer. Et c'est ce pour quoi ce sont battus ses grands-parents, ses parents, avant lui, pour qu'il se retrouve ici, à ce moment. Alors, Thom se relève, et va pour sortir de l'appartement. Mais Julie ne perd pas la main, elle l'attrape par le bras, à lui en faire mal, et le force à lui faire face, avec violence, son regard en orage.

─ Ne crois pas que ça va se passer comme ça. Ne crois pas que je vais te laisser tomber parce que tu crois qu'Erik va te reprendre. Il va te jeter, comme les autres. Tu reviendras à moi en rampant.

Les mots, durs, mais bien moins sonores de Julie, s'insinuent en Thom comme sifflements de serpents, et poison piquant, acide. Elle est si terrifiante, entourée de cette aura menaçante, que Thom ne se sent pas de lui répondre. Il se défait simplement de son étreinte, et claque la porte. Quand il se retrouve en bas de l'immeuble, son souffle est court, et son cœur résonne vite, et fort. Avant qu'il ne se remette en marche, il entend un verre se briser, non loin de lui, provenant de la fenêtre, jetée par son occupante. Il ne relève même pas les yeux, et se jette dans un tram.

Thom sait à peu près où il se rend. En revanche, il est sûr du pourquoi, et pour qui. Quand il sort de la rame, il avance vite. Il lève la tête vers les façades pour se souvenir à quoi ressemble celle qu'il cherche. Le campus défile. Quand un numéro lui saute aux yeux, il pousse bientôt la porte du sas d’entrée, et grimpe les trois étages rapidement, bien plus mobile dans ses mouvement, maintenant que des entraves ont disparues de sa peau, de ses muscles, de ses os.

D'un geste, il sonne, et déjà, à travers la porte, il peut entendre des voix connues qui le font sourire. Des bruits de pas, et la porte s’ouvre. Thom et Noam se retrouvent nez à nez. Mais Thom n’a pas peur, il ne recule pas, il n’affirme plus cette attitude arrogante et menaçante. Il s’est défait de tout ça, parce que Thom est le seul à pouvoir se tendre la main. Et c’est d’ailleurs ce qu’il fait auprès de Noam, dans un léger sourire.

─ Je ne crois pas qu’on ait été vraiment présentés.

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