26.

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Leurs vies, leurs envie ont changé, mais Erik et Aline ne perdent pas leurs habitudes, celles qui leur sont chères, et qui leur permettent de ne pas complètement se perdre eux-mêmes. Et parfois, ça ne tient qu'à un rendez-vous qu'ils se fixent, et où ils se rejoignent. Le café de leur ville natale, après être passé voir leurs parents, qui ont décidé d'un repas commun, eux aussi, parce qu'ils en ressentaient le besoin, à subir les horaires de leurs boulots respectifs.

Et puis, ils le justifient aussi par la convalescence d'Erik. Son besoin de sortir de son appartement, d'une escorte pour aller en cours, dont il se passerait bien, de le faire prendre le soleil. Tous le soutiennent. Ils ne veulent pas qu’il perdre sa nouvelle brillance, sa nouvelle motivation à se prendre en main, à se donner des objectifs et se concentrer pleinement sur sa réhabilitation. Au départ, ils ont tous du user de stratagèmes, pour le forcer, à travers les douleurs, sans le surmener. Désormais, c'est Erik qui est en demande, et qui sait où se trouvent les limites de son corps, qu'il peut repousser chaque jour un peu plus.

Mais à se retrouver, tous les deux, face à face, ils dérivent. Encore. Comme cela leur arrivait, plus jeunes, et leur arrive toujours. Il fallait qu'ils aient ce moment, à eux, ensemble, et c'est encore vrai. Ils se sont assis en terrasse, encore emmitouflés dans leurs manteaux, et ont commandé des cafés.

Ils discutent de leurs cours respectifs, des petits entraînements que son entraîneur lui autorise désormais, des présences de Maura et Noam qui les ont bien aidé aussi. Mais, après un silence, quand leurs tasses fumantes sont déposées devant eux, Aine voit bien qu'Erik se mord presque la langue pour trouver comment se lancer. Pour exposer la situation qu'ils ont vu, et tous les deux compris, mais qu'ils ne savent pas encore comment aborder. Un éléphant dans la pièce. C'est donc Aline qui met les pieds dans le plat, comme souvent, certaines choses ne changent pas.

─ Qu'est-ce qu'il t'as dit avant de partir ?

─ Rien de spécial, justement.

─ Je comprends pas, c'est bon signe, non ?

─ Il n'a pas vraiment parlé. C'était plus ...

─ Encore un de vos trucs de communication télépathique, c'est ça ?

Par-dessus la petite table en verre, Erik donne une tape à Aline quand elle avance ses mots. Ils se ressaisissent, et reprennent leur sérieux. Le sujet l'est, surtout quand il concerne Thom, surtout quand il est revenu vers eux.

─ Il avait l'air d'appeler à l'aide, mais sans vraiment pouvoir le faire.

Aline porte la tasse à ses lèvres, pensive. Erik cherche en elle des réponses, des conseils, et des solutions. Mais, dans un haussement d'épaules, elle lui fait comprendre en silence qu'elle n'est peut-être plus celle qui pouvait lire les gens comme dans une boule de cristal.

Erik lui déroule alors les évènements récents et lui explique qu'à la librairie, l'échange était suspect entre Julie et Thom. Il en a entendu des bribes, et Aline renchérit en lui disant que, de son côté, quand elle les a interrompu, elle a pu voir leurs visages, complètement opposés. Thom, terrifié, en prise avec des peurs, des angoisses. Julie, satisfaite, la main-mise sur lui, le sourire cruel. Pris sur le fait, ils ont bien dû se reprendre, face à elle. Erik est certain, cela n’avait rien d’un échange amical, ou d’une simple dispute d'un couple qui n'est plus. Le ton était menaçant, et Thom semblait avoir perdu la parole et tous ses moyens. Aline fronce les sourcils, en s’allumant une cigarette.

─ Vous aussi vous vous gueulez dessus, avec No', ce n'est pas pour autant qu'il faut s'inquièter.

Aline le pique, taquine, sur un fond de vérité, toutefois. Ils viennent de traverser une période complexe. Les histoires ne sont pas faites que de hauts. Noam et Erik sont leurs propres montagnes russes.

─ Justement, on gueule. Julie ne fait pas ça avec Thom, elle le menace sans attirer l'attention sur eux.

Erik reprend, inquiet, soupçonneux, apeuré de savoir que c'est peut-être bien pire que ce qu'ils imaginent. Les scénarios qu'on se faits sont souvent bien plus catastrophes que la réalité, mais et si ? Erik peut se montrer sous ce jour auprès d’Aline, il peut avouer ces choses. Elle le comprend parce qu'elle connaît Thom aussi bien que lui, parce qu'ils ont grandi ensemble, et qu'il est hors-de-question de le laisser seul, pour affronter tout ça. Il se remémore ce qu'il a vu, à mesure qu’il les lui a décrit à l’oral. Mais il y a toujours plusieurs points de vue, à une seule histoire. Ils n'en possèdent pas tous les aspects.

─ No’ est au courant ?

─ Je lui ait juste dit que je ne sentais pas Julie.

Une pause. Ils comprennent tous les deux, qu’ils restent ses gamins attachés en un même ensemble, en une histoire similaire, qui se répond. Mais, désormais, d’autres personnes sont présentes dans leurs vies, et il leur faut conjuguer avec eux, en compagnie des restes de souvenirs d’une adolescence partagée. Il faut faire attention à tout le monde, ne blesser personne, parce que tout va au-delà de leur simple cercle originel, désormais.

─ À te mêler de leurs affaires, tu vas en perdre ton copain, toi.

─ Mais c’est de Thom dont on parle !

Aline tend vers la plaisanterie pour d'étendre l'atmosphère, mais Erik n'y prend pas part. Sa voix s’est soudainement élevée, par réflexe. Aline peut lire l’intense attachement qu’Erik ressent toujours pour leur ami. Cette peur de le perdre, de le voir disparaître. Maintenant qu'il peut l'effleurer des doigts, il se refuse à le laisser filer. Tendu, il triture ses doigts, avant de terminer son café. Une réplique véridique, transpirante de vérité et d'attachement toujours solide, qui lézarde contre les murs de la vieille ville. Aline pensait ne plus pouvoir s’approcher, s’impliquer autant avec Thom. Elle le pensait grandi, changé, plus assuré. Elle croyait que sa vie ne les comptait juste pas à l'intérieur, elle croyait que c'était comme ça. Elle pensait pouvoir lui faire confiance. Ce monde n’existe pas, et Erik le lui démontre point par point. Tout ce que Thom semble avoir compris et appris n’est que l’art des mensonges, comme leurs parents.

─ A l’illumination, tu as remarqué ?

─ Quoi ?

─ Il avait la joue enflée, comme si on l'avait cogné.

Erik ne l'a pas dit, mais rien que d'un regard rapide, il a pu voir tout ça. Il ne s'est pas avancé, il n'a pas demandé. Il pensait que ce n'était plus son rôle, que Thom le lui refusait, le lui interdisait depuis leur séparation. Il s'est autorisé l'effroi silencieux, et les longues réflexions intérieures et silencieuses, avant de s'endormir. Mais le regard qu'il a tiré de Thom, sur ce quai de tramway a tout réveillé, tout remis en cause. Erik en vient à analyser, reprendre tous les détails pour les lier entre eux. Et la conclusion à laquelle il parvient le terrifie.

─ Tu pense que ..?

─ C'est elle qui a fait ça. Qui d'autre ?

Ils plongent tous les deux dans un silence mortifié. Aline lance une hypothèse, et Erik y répond en revoyant la manière avec laquelle Julie a l'ascendant sur lui, une menace. Leurs yeux s'ouvrent en grand parce qu'ils percutent enfin, face à la gravité de la situation, les conséquences que cela pourraient avoir, si elles se poursuivent et continuent de la sorte. Ils prient intérieurement pour se tromper, mais quelque part, l’humiliation affichée dans les traits de Thom avant qu’il ne monte dans le tramway et ne s’éloigne, jointe à la cruauté dans le regard de Julie, lors de leur sortie, correspondent. Ils ont tous les deux remarqué des éléments et n’ont pourtant rien dit, rien fait. Et si Thom avait réellement besoin d’aide ? Que se passerait-il s'ils arrivaient trop tard ? S'ils le perdaient définitivement ? Ils ne pourraient pas se le pardonner, jamais. Cette fois, ils peuvent prendre les choses en main, ils peuvent s'impliquer pour mais bel et bien le libérer. Ils sont présent, à ce moment, et ils ne peuvent pas s'empêcher de penser que ça n'a pas été le cas de leurs parents avec Adrien. Acacia ne s'en remettrait pas, et ses amis d'enfance non plus. Ils doivent agir, sans attendre, ils ne peuvent pas se permettre de ne pas intervenir, ils ne peuvent pas détourner le regard. Ils préfèrent se présenter pour rien, plutôt que d'apprendre une horrible nouvelle.

─ En supposant qu'elle a la main lourde, qu'est-ce qui fait en sorte qu'il n'en dise rien ?

Le cerveau d’Aline en ébullition. Elle relance la machine. Erik fronce les sourcils, encore plus dubitatif. Il s’affale dans le fond de sa chaise. Aline a toujours le don pour remarquer les choses, et les rattacher aux grandes lignes qu’Erik arrivent à découvrir ; leur équipe fonctionne toujours aussi bien. Il lui vole une cigarette, pensif.

─ Elle le cogne, mais il reste avec elle … Soit il est sous son emprise, soit elle le tient par quelque chose.

─ Son attitude peut se justifier par beaucoup de choses. La honte, la peur, un chantage ...

Erik dépose ses cendres dans un cendrier, et se frotte les yeux, dans un grognement, à autant faire fonctionner leur imagination, et à toute vitesse, il en oublie qu’il avait mal à la cheville en partant de chez lui. Puis, Aline a une réalisation, et relève d'un coup les yeux vers son ami.

─ Le bar.

─ Quoi, le bar ?

─ Vous y êtes allé avec eux, et soit dit-en passant, vous auriez pu m’inviter, bref, tu m’as dit qu’elle était très présente dans la conversation, et qu'elle le touchait sans arrêt.

─ Il ne l'a pas ouvert de la soirée.

─ Parce qu'il ne le pouvait pas, elle l'en empêchait. Thom a dû lui dire pour vous, et elle devait être sur ses gardes.

─ Donc ça serait de l'emprise ?

─ Pas nécessairement, mais elle a pu justifier ses coups à cause de cette soirée.

Rien que de revoir ces images, Erik serre le poing. Aline, elle, est en pleine effervescence. Elle cherche à relier les faits entre eux, les non-dits, ce qu'ils ne peuvent pas voir. Il leur faut prendre les personnes sur le fait, celles qui doivent l’être. C’est une nouvelle épreuve qu’elle se sent prête à relever. Elle veut qu’on la pardonne, qu’on la libère de ses regrets. Aline le ressent, de nouveau, le lien solide et épais, qui les unie. Ce fil rouge qu'ils ont attaché à leurs trois petits doigts, et tressé fermement avec le temps.

─ Entre le bar et l’illumination, il n’y a que quelques jours, donc c'est plausible. Noam t’as pris la tête pour Thom, mais Thom a pris des coups pour toi.

─ Mais pourquoi il ne l’a pas arrêtée, pourquoi il n’est pas parti ?!

─ C’est facile à dire quand on n’a jamais connu cette situation. La pression, l’angoisse de partir, et l’espoir de se dire que la personne va changer, que c’était peut-être qu'un mauvais jour, qu’on a pas fait assez d’efforts … C’est de la manipulation, Erik. À l’asso’, je recevais des tas de personnes qui étaient dans des relations abusives, mais qui, pour autant, ne pouvaient pas se faire à l’idée d’en sortir, parce qu’ils sont terrifiés, ou encore amoureux malgré tout. Et je pense que Thom était dans ces deux cas. C'était peut-être comme ça dès le début de leur relation, mais ça s'est accentué à coup sûr après le bar. Quand Thom t'as vu, il s'est peut-être rappelé comment tu le traitais, et ça ne colle pas du tout avec la façon de faire de Julie. Ça lui a peut-être donné donné la force de partir. Mais en se séparant d'elle, il ne savait pas comment elle allait réagir. Ce qui explique les menaces à la librairie.

Aline analyse vite et tire ses propres conclusions. Il lui manque des éléments, mais rien que de le dire, de vive voix, elle le ressent au plus profond d'elle-même, bien trop des choses qu'elle vient d'exposer, sonnent terriblement justes. Les paroles de son amie, rappellent à Erik la ferveur avec laquelle elle s’occupait de sa propre association, avec quel douceur elle accueillait les victimes, les alliés ; et avec quelle rage brûlante, elle menait ses actions. Cette Aline-là, Erik la retrouve à ce moment, quand ils sentent Thom emprisonné, menacé. Elle sait de quoi elle parle. Elle comprend le schéma de l’agresseur, de l’agressé, et essaie de mettre à jour son cheminement. Le problème c’est que Thom n’a pas été repéré à temps, et qu’il est une victime. Il a eu affaire à elle, il a subi, il a vécu. Et Aline ne se le pardonnera sûrement jamais. Elle n'a pas voulu voir, elle n’a pas fait ce pas, elle n’a pas tendu cette main à temps. Thom a déjà connu bien trop de traumatismes, rien qu’en grandissant, il n'aurait pas dû en recevoir de nouveau. Personne ne le devrait.

─ Il faut qu’on le trouve, Erik. Il faut qu’on le protège.

La lueur qui s'allume et brûle dans le regard d’Aline est un mélange qu’Erik n’avait pas vu depuis un moment. Une colère infinie et rugissante. La même que celle de leur première action, au lycée, quand ils se sont trouvé face à un barrage d'élèves, seuls avec leurs tracts en mains, et les affiches qu'ils avaient répandues partout. Une flamme similaire à celle qui accompagnait Aline quand elle a soutenu et défendu Vadim, quand elle l'a aidé à porter plainte.

Elle en a assez de laisser faire, de rester impuissante, pendant qu’on se complaît à détruire la vie des personnes qui lui sont proches. Erik hoche la tête. Ils règlent leurs consommations et se mettent en marche, d'un même mouvement sûr et révolté.

Dans la voiture d’Aline, qu'elle démarre, Erik saisit son téléphone et assez d'appeler Thom. Pas de réponse. Quand il appelle chez lui c’est Acacia qui répond, et non, il ne s’y trouve pas à ce moment. Quand elle entend sa demande, la mère ne peut s'empêcher de s'inquièter violemment. Mais Erik n'a pas le temps, il ne peut pas se le permettre, parce qu'il se doit d'agir au plus vite. Il ne veut pas être celui qui annonce une nouvelle terrible et irréparable.

Sur le trajet, ils inspectent alors toutes les possibilités à haute voix, avec ce qu'ils savent et ce dont ils se doutent. Sueurs froides et frissons le long de la colonne. Aline accélère, et sa conduite est rude. Ils n'ont pas de temps à perdre. Ils en ont eu, mais l'ont gâché.

Les deux amis procèdent pas élimination. Thom n’a pas cour, donc il n'est pas au lycée, ni chez lui, comme Acacia le leur a confirmé. Il fait trop froid pour qu’il se rende à la cabane, à l’ancien entrepôt, ou à la piscine vide, et pas plus au port, pour les mêmes raisons. Plus ils rayent les possibles endroits où le trouver, plus le cercle de recherche se rétrécie drastiquement. Et ils réalisent bientôt ce qu'ils redoutent le plus. Le moteur grogne et Aline accélère plus qu’à l’accoutumé. Trajectoires nerveuses, sèches. Leur cœurs cognent, paniqués, et leurs pensées s’entrechoquent.

Il est retourné avec elle.

Face à leur état de panique commune mais qu'il doivent garder contenue, Aline ne se sent plus de faire la conversation. Erik dépose simplement une main contre son bras, qui enclenche le levier de vitesses. Il faut qu'elle se calme, même si c'est difficile, parce qu'ils ne seront d'aucune utilisé, s'ils terminent leur course dans le fossé. Elle le sait, Erik a rendez-vous avec son passé, ils roulent vers celui-ci, à toute vitesse. Il y a des choses qu’ils ne se sont pas dîtes, pas pardonnées, pas avouées. Et la destruction serait immense et irréversible, s’ils arrivaient trop tard.

Aline se gare sur le parking de la résidence dans un crissement de pneus. Elle se souvient, lors d'un repas chez Erik et Noam, que Thom avait indiqué avec une légère insistance, l'adresse du bâtiment, l’étage, et les numéros à composer pour s’y rendre. Sur le moment, elle s’était demandé pourquoi il avait donné autant de détails pour lui délivrer tous ces détails. Est-ce qu'il le savait ? Est-ce qu'il se doutait qu'il ne pourrait pas échapper éternellement à la fureur de Julie ? Etait-ce là, encore, un appel à l’aide maquillé ? Elle n’a pas le temps de se traiter d’idiote, elle tire la porte du sas d'entrée avec violence, Erik dans son dos.

Ils avancent, avalent les marches des étages au pas de course. Erik, dans sa précipitation, ne pense ni ne fait attention à sa cheville encore fragile. Quand ils parviennent dans le couloir, c’est la voix en roulements d’orage de Julie qui leur indique vers quelle porte se rapprocher. Elle résonne partout. Il y a les bruits sourds. Les insultes. Les rires mauvais. Les gémissements étouffés. Les pleurs de douleurs. Leurs gorges se nouent. Un dernier regard l'un à l'autre, avant qu'ils ne fondent sur l'appartement. Le cœur d’Erik est prêt à exploser. Aline en déchaînement désespéré.

Ils ne réfléchissent plus. Aline ne prend même pas la peine de s'annoncer, elle défonce la porte en deux coups de pieds, bien sentis, et coléreux. Elle se jette bientôt au sol, quand elle trouve enfin Thom, recroquevillé sur lui-même. La respiration sifflante, et le visage en sang.

Quand Erik passe la porte en lambeaux, il saisit fermement Julie par le cou pour la plaquer contre le mur, avec violence. Il a son autre poing libre, clos, prêt à l’utiliser, menaçant. Ses yeux ne brillent plus, tâchés d'ombres, voilé, inaccessible. La rancœur à perte de vue. Erik a le sentiment qu’on vient de lui arracher, de salir, quelque chose qui lui appartient, qui l'a toujours été, qui lui est peut-être aussi cher que sa propre vie.

Erik a le souffle court, et fort, le corps tendu comme un arc. Il se contient pour ne pas faire tomber la foudre sur Julie, à ce moment-même, parce qu’il pourrait le regretter. Parce qu’il ne peut pas se permettre de décevoir ses amis d’enfance, par des agissement égoïstes, implacables et impulsifs. Son regard obnubilé par l'agresseure, il n’entend pas bien Aline, non loin. Elle est accroupie auprès de Thom, dans l’entrée du salon. Elle le redresse difficilement, retire des mèches de son visage, collés de rouge, tout contre ses tempes et son front. Face à l'horreur, elle ne peut retenir ses larmes qui se font acides. Parce qu'elle a terriblement eu peur, parce qu'elle pourrait se retourner contre Julie, tant elle est hors d'elle. Elle dégaine son téléphone et appelle les urgences. Pour Erik, c'est sa rage qui lui permet de ne pas s’effondrer tout de suite. Son cœur se décroche face à la figure brisée de Thom. Il serre les dents, tout comme la pression sur Julie. Elle ne dit rien, les yeux choqués, l'allure bien frêle, soudainement. Peut-être qu'elle ne s'attendait pas à ça, elle non plus. Elle pensait sans doute agir en toute impunité, dans le feutré, sans que personne ne s'intéresse à eux. Ce n'est pas le cas. La tempête vient de tomber.

Ils avaient raison, et cette réalisation, bien avant le soulagement, les empêchent de se réjouir, parce qu'ils auraient pu perdre Thom.

Aline l’aide à se relever, en glissant son bras autour de ses hanches. Elle le supporte de tout son poids, elle le redresse avec toute la douceur qu’elle peut lui donner, et le couvrir, à cet instant, pour ne pas le faire souffrir plus que de raison.

Le regard d’Aline aussi, est très sombre. Mais elle ne peut se permettre d’avoir les mêmes agissements violents qu’Erik, sur un coup de sang, même si le contexte les justifierait largement. Cela lui rappellerait trop son père.

─ Erik, on y va.

Aline l'appelle. Sa voix est monotone, défaite. Mais celui-ci ne bouge pas, il a les yeux rivés dans ceux d’une Julie effrayée, pâle dû au manque d’air évident, qui commence à la faire partir. Aline l’appelle encore, de l'entrée. Erik ne peut pas se retenir, parce qu'il se sent impuissant, spolié. Il donne un coup de poing qui résonne dans tout l'appartement, peut-être même le couloir. Il n'a pas atterrit dans le visage de Julie, mais dans le mur, ou un trou y est désormais accroché. Il la relâche enfin, en la jetant au sol, durement. Il se retient de ne pas devenir bourreau à son tour. C'est ce qui les différencie tous les deux. Cette frontière. Ce passage à l'acte ou cette retenue. Céder ou non, à cette violence. A cette jalousie. A cette frustration. Toussant pour reprendre de l’air, à plat-ventre sur le sol, Julie se met à rire, le regard fou, dément même.

─ Tu penses que tu vas t’en sortir comme ça ? Hein ?! Thom, regarde-moi ! Tout le monde va savoir !

Thom ne répond pas aux menaces, il n'y répond plus. Il est dans un état léthargique, choqué, dissocié, où tous les mots et tous les bruits lui résonnent douloureusement au crâne.

Il vient de comprendre une chose. Il pensait mourir, dans cet appartement. Coupé du monde, à l’abri des regard sans que personne ne l'entende, ou ne le perçoive. Il s'imaginait Erik, et Aline, désemparés, à essayer d'expliquer ce qui avait bien pu se passer, à sa mère, leurs parents. Lui qui pensait baisser les bras, passivement, il a ressenti ce frisson, ce courant électrique, quand les coups ne cessaient de pleuvoir, qui lui soufflait, qu’au contraire, il ne voulait que vivre. Libéré du peu d'estime qu'il se portait, des mensonges, des frustrations. Il n'a compris que trop tard, qu'il voulait que ça s'arrête.

Alors, quand Aline le fait asseoir sur les marches, à l’entrée de l’immeuble, en attendant les secours, il tend faiblement, difficilement la main pour la retenir par la manche. Aline se tourne vivement vers lui, toujours en pleurs. Sa voix est à peine perceptible, obstruée. Recouvert de pourpre, il est méconnaissable.

─ Merci.

Quand Erik entend ce simple mot, en retrait, à l'entrée de l'immeuble, dans leurs dos il fond en larmes.

* * *

Aline est celle qui est montée dans l’ambulance, calmée de ses sanglots mais à bout de nerfs, épuisée. Elle a accompagné Thom à l’hôpital, lui a fermement tenu la main, tout le long du trajet, sans le lâcher des yeux. Etant donné le sérieux de ses blessures, il a été pris en charge rapidement, et, bien entendu, dès qu'il est revenu dans sa chambre, couvert de bandages et sous anti-douleurs, un policier est venu lui demander ce qui s’était passé, pour quelles raisons, et qui lui voulait du mal. Avec tout le calme et la douceur dont ces professionnels sont capables dans ces cas-là, Aline s’est reconnue. Elle a, en quelques sortes, vu l’avenir. Pendant quelques secondes, hors du temps et des évènements, Aline à reconnu les gestes, les mots, qui pourraient lui appartenir, qui pourraient être sa propre vie. Mais la réalité s’étire de nouveau, et elle écoute en silence le récit effrayant qu'un Thom, choqué et épuisé, en fait.

─ C'est ma copine. Mon ex-copine. Au début, tout se passait bien, elle était attentionnée, elle prenait soin de moi dans un moment de ma vie où j’en avais le plus besoin.

Thom pose rapidement les yeux sur Aline, qui se tient derrière l'homme en uniforme, carnet à la main. Il a le visage, les bras, les côtes bandés, violacés, suturés. Elle ne peut soutenir ce regard, tremblante, parce qu’elle sait très bien que leurs départs pour les études supérieures, a été un des éléments déclencheurs dans la vie Thom. Leur absence, la séparation, des rythmes de vie et des préoccupations différentes. Quelque part, elle se sent complice, elle a le sentiment d'avoir fait entrer personnellement Julie dans son existence, et par la grande porte ; et cela lui verse un goût acide dans le fond de la bouche.

─ Ensuite, elle a commencé à vouloir que je reste de plus en plus souvent à son appartement, avec elle, et seulement elle. Elle ne voulait plus que je vois mes amis, et quand je l'ai fait, elle devenait violente. C'était la première fois qu'elle faisait ça, mais … Je ne sais pas, je n’ai rien fait, parce que je pensais sans doute que cette situation, je la méritais.

Le gendarme note avec attention, sans l'interrompre, sans émettre aucun jugement. Dans un autre coin de la pièce, Aline baisse les yeux et plaque une main contre sa bouche. Pour retenir les larmes qui affluent, et les nouveaux sanglots, qu'elle pensait épuiser, de prendre forme. Elle en chancelle, endolorie. Elle retient un gémissement, et se ratatine sur sa chaise. Comment en sont-ils arrivés jusque-là ?

─ Est-ce que vous comptez porter plainte ?

Cette question, Aline l’a entendu et répété des dizaines de fois. À l’associationt. D'un point de vue technique, elle connait le processus, elle sait comment s’y prendre, elle sait remplir les formulaires. Pour autant, elle ne veut déposer aucune pression sur les épaules de Thom, pour ne pas qu'il se sente obligée, à cause d'elle. C’est son choix. Ses peurs à comprendre, et chasser. Ses traumatismes à soigner, et de la manière qui lui convient.

─ Je-

Thom est interrompu dans sa réponse, sa voix meurt. Il tourne la tête parce qu'Erik vient de rentrer dans la chambre. L’air change. Le nouvel arrivant porte un regard sur Aline, recroquevillée, elle a du sang séché sur sa chemise. Thom a été soigné, il peut le voir aux bandages impressionnants. Erik se détend un peu, il expire. La pression retombe un peu. Il est là, éreinté, mais bien vivant. Le corps d'Erik se fait moins raide. Il peut s’affaisser un peu, désormais, avant de le faire complètement, quand il sera seul.

Une légère peur se dessine dans les prunelles de Thom. Il baisse les yeux, honteux, coupable. Les mauvaises habitudes et les croyances faussées, qu'il a accumulé, lui reviennent vite. Et c’est l’élément qui fait lâcher prise, au policier. Le patient ne dira rien de plus. Il se redresse, et lui indique d’y réfléchir, qu’il repassera le voir en fin d'après-midi. Aline se rapproche à son départ, et saisit, de nouveau, la main de Thom, en le félicitant pour avoir été aussi courageux. Son visage est une cascade salée.

Dans son coin, Erik est bien silencieux et ne le regarde pas vraiment. Il reste à l’écart, près de la fenêtre de la chambre. Que ce serait-il passé, s’ils n’étaient pas arrivés aujourd’hui, pas à temps ? Qu'en serait-il s’ils avaient attendu pour mettre leurs réflexions informes dans l’ordre, parce qu'ils n'avaient que des hypothèses, et peu de preuves ? Erik a comme le sentiment de se reprendre en pleine face, la réalité de la mort d'Adrien, sur le tard. Comme un retour des choses, ils ont pu sauver Thom. Ils ont pu briser le cercle, la roue. Ils se défont des morts, pour se rapprocher des vivants.

Après un moment, Aline va leur chercher des café. C'est à ce moment qu’ils se parlent enfin, vraiment, pleinement.

─ J'ai compris pourquoi tu ne pouvais pas en sortir.

Le ton d'Erik est rauque. Il est encore dans cette transe de violence, et de rage incontrôlables. Il lui explique alors, avoir vu les images que possédaient Julie, de lui, et qu'elle a diffusées sur les réseaux sociaux, et transmis à qui était capable de les recevoir, dès qu'ils l'ont récupéré à l'appartment. Des images qu'il a signalé sur toutes les plateformes. Des images qui vont faire l'objet d'une main courante de leur part. Des images. De lui. Nu. L'objet du chantage.

─ Je suis désolé, je-

─ Thom, c'est pas à toi de t'excuser.

Thom sursaute quelque peu face à la dureté du ton qu'emploie Erik. Il n'est pas énervé contre lui, mais bien contre les façons de faire de Julie, et ses exactions exécrables, immondes. Thom ouvre alors de grands yeux ahuris, à l’entente de ces mots et de sa voix qui résonnent dans la pièce aux couleurs pastelles. Il peut voir les épaules d’Erik trembler. Enfin, ils se regardent.

─ Je te jures qu'elle va payer pour tout ce qu'elle t'as fait, ça ne restera pas impuni. Elle t'as manipulé, et fait croire que c'est tout ce à quoi tu pouvais prétendre. Elle t'as détruit, et je ne me le pardonnerait sûrement jamais ...

Si la voix d'Erik est quelque peu monté, quand il a énuméré les méfaits horribles de Julie sur Thom, cette même voix redescend et se raréfie quand il aperçoit la mesure de son rôle là-dedans. Son non-rôle, en fait. Thom peut le jurer, il voit de l'eau perler aux paupières d'Erik, qui tente vainement de se cacher derrière sa paume ouverte. Faiblement, comme avec Aline en bas des marches, il tend le bras, et lui fait signe de s'approcher. Erik obéit, s'assoit près de lui, et serre les draps dans un de ses poings, plutôt que de lui broyer la main. Puis, les yeux bas, et le ton comme un chuchotement, il avoue, défait.

─ Je veux plus qu’il t’arrive quoi que ce soit … Je pourrais pas le supporter.

Son front tombe contre le matelas du lit d’hôpital, abattu et épuisé. Thom a un léger sourire pour la première fois, en ce jour. Une expression triste, brisée, grise, certes, mais pleine de promesses, de nouveau. Thom dépose une main contre son crâne, et lui caresse les cheveux, doucement avec attention et chaleur.

Dans le couloir, adossée au mur, près de la porte, Aline, elle, laisse de nouvelles larmes rouler une nouvelle fois contre ses joues, avec abondance. Elle serre les gobelets de café brûlants tout contre sa poitrine, en se répétant, que tout va s'arranger. Pour lui. Pour eux.

* * *

Après avoir laissé Thom se reposer, Aline et Erik se jettent sur leurs portables. Ils appellent tout le monde, par ordre. D'abord, sa mère, Acacia, qui n'a pas cessé d'être inquiète depuis la première communication avec Erik. Elle s'est senti, les pieds englués, enracinés, incapable de savoir ce qui se passait dans la vie de son fils, où chercher les informations, auprès de qui, et pourquoi. Et ce sont toutes ces questions auxquelles répond Aline, avec douceur, et frontalement, sans rien enjoliver. Acacia raccroche rapidement pour pouvoir se rendre à l'hôpital, à son tour, rejoindre et retrouver son fils, qu'elle aurait pu perdre, de toute évidence.

Ensuite, viennent leurs propres parents, qui imitent bientôt leur amie, et quittent leurs bureaux respectifs pour sauter dans leurs voitures. Après eux, Maura et Noam, qui à peine l'appel passé, sont dans les premiers à arriver, grâce à leur proximité dans la ville via le campus.

Tous se prennent dans les bras. Les regards sont peinés, inquiets, compatissants. Après ça, l'incompréhension, la colère, et la fierté de savoir qu'Aline et Erik ont été là. Ils sont interrompus par les cinq parents qui débarquent comme un ouragan. Ils trouvent rapidement leurs enfants et posent bientôt plus de question quant à la condition de Thom, et la réalité de ce qui a eu lieu aujourd'hui. Au moment où certains sont autorisés dans la chambre, Erik décide de prendre Noam à part. Ils sortent sur le toit qui sert de terrasse, et Erik s'allume une cigarette bien méritée.

─ Est-ce que ça va ?

Noam demande, en se tenant à son côté, passant une main contre son dos. Erik expire, un poids en moins sur les épaules.

─ Mieux, maintenant qu'il est sorti d'affaire.

La cigarette brûle rapidement, tant il en a besoin, et tant il sait aussi que c'est l'une des dernières, parce qu'il se tourne déjà vers l'avenir, et la reprise de sa vie sportive. Le choc qu'ils ont tous vécu, remet en cause beaucoup de choses. Leurs visions. Leurs rêves. Leurs espoirs. Leurs sentiments. Les personnes qu'ils veulent proches. Et cette drôle d'ambiance de changement, Noam aussi peut la sentir. Sa main se crispe contre le pull d'Erik, avant de retomber. Il se rapproche de la rambarde, et s'y appuie. Lui aussi soupire, mais pas de la fumée. Il est tendu parce qu'il sait malheureusement très bien à quoi s'attendre.

─ Leur relation, si on peut appeler ça comme ça, m'a fait comprendre des choses.

─ Qui sont ?

─ On n'a pas à subir les gens, ou ce qu'on pense être le mieux à faire. Thom a tout sacrifié pour elle, parce qu'elle le menaçait, contre lui, parce qu'il pensait que c'était tout ce qu'il méritait, et pour nous protéger, en un sens. Il ne pensait pas pour lui-même, ou son bien-être, il avait complètement oublié tout ça. Et je veux pas en arriver là.

─ Tu en es là ?

─ En quelques sortes.

Erik reste évasif, parce qu'il n'a pas vraiment envie de dire ces mots, il n'a pas envie d'être cette personne, pas quand il a soutenu à Noam qu'il serait là, qu'il resterait, qu'il devait lui faire confiance, et que c'est ce qu'il a fait. Mais de voir Thom en arriver aussi loin lui a fait voir les choses sous un nouvel angle, d'une autre façon. Sous un jour où Erik se ment à lui-même, où il ne vit pas pour lui, où il s'est refusé de céder à la logique, l'instinctif, ce qui était et ce qui devrait encore être. Il écrase son mégot, puis se tourne vers Noam, sérieux, grave.

─ Je suis désolé No', t'avais raison. Je peux pas le laisser.

Noam a un petit rire brisé, vers le ciel, qui se couvre. Un vent frais, qui emmène un morceau de lui, parce qu'il s'effondre un peu. Il est soulagé, parce qu'Erik s'excuse, parce qu'il s'écoute. Noam le savait, mais il s'est aussi bercé d'illusions de son côté, en pensant que d'être dans une nouvelle relation, cela lui aurait fait oublier sa précédente, mais ça a peut-être eu l'effet complètement inverse, et à fait éclore une nouvelle couleur de sentiments, d'attachaments. Noam préfère prendre tout ça avec un sourire. Alors, il lui fait face, à son tour, et le saisit par l'épaule, gentiment, sans rage, sans haine.

─ Vous auriez jamais du vous séparer.

Erik hoche lentement la tête. Il se sent con d'avoir percuté si tard, après tous ces enchaînement d'évènements, et surtout les proportions destructrices qu'ils ont pris. Il ne retrouvera sûrement pas le même Thom qu'il a rencontré il y a trois ans, et pourtant, il sait qu'auprès de lui, sera la place la plus sûre pour lui, hors de tout danger. Parce qu'Erik y veillera, personnellement.

Les deux jeunes hommes se prennent subitement dans les bras, parce qu'ils ne vont pas disparaître de la vie de l'autre, ils sont trop amis, trop proches, et Erik sait qu'il aura aussi besoin de lui, leurs mains entrelacées ou non, qu'ils partagent un lit ou non.

─ Ne crois pas que parce que tu me quittes, je vais te faire des cadeaux sur le terrain.

─ J'en attendais pas moins de toi.

Larges sourires et lueurs de défi. Ils rentrent de nouveau dans l'hôpital.

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