27.

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Comme par ordre logique, cosmique, les choses reviennent à leur place originelle, comme elles auraient du rester, depuis le départ. Il n'aurait pas du être question de faire tout ça autrement, d'avancer dans leurs vies en laissant certains sur le côté, en s'éloignant d'eux. Ils ne peuvent pas faire seuls, sans la présence de ceux qui leur sont reliés, chers.

Après que Thom soit sorti de l'hôpital, Aline a décidé de prendre les choses en main. Avec la nouvelle lumière du printemps, puis de l'été, elle ne veut plus avoir le goût amer de cette solitude, de manquer des événements, loin de l’animation de la ville. En grandissant, elle avait besoin de ce calme périphérique, mais désormais elle se sent prête à vivre dans un brouhaha urbain qui traduit la vie. Elle a trouvé un appartement, sur le campus. Ce n’est pas très grand, mais bien assez pour elle seule, ses ambitions, et sa soif d’indépendance. Un nouvel élan qui lui a permis d’enfin affronter ses peurs. Lorsqu’elle s’est présentée à l’association, après le sauvetage de Thom, elle a décidé que ce n’était pas à elle de subir, qu’elle en avait assez d’être cette personne docile, qui hochait la tête à tout, sans oser s’affirmer. Etant donné qu'elle n'était plus en accord avec les politiques appliquées, et la présidence, elle a décidé de reprendre tout ce qui lui restait, tout ce qu'elle avait créé et mis sur pieds, toute seule. Elle emporte son projet sous le bras, pour l'emmener plus loin, habillé de sa vision, de ses envies. Elle s’investie de nouveau dans son association, à son échelle, après y avoir été à reculons depuis des mois. Aline a eu si peur de perdre son ami, que son besoin d’être utile et de protéger les autres, est revenu, flamboyant, aussi sincère et piquant, que lors de la création. Aline sourit enfin pleinement, elle s’éclaire de l’intérieur.

Et, à vivre dans une ambiance de sincérité, de mensonges chassés, une attitude d’ouverture et de partage, les choses viennent à elle naturellement. Elle a signé le bail de son premier logement, et s’est mise en quête de meubles en brocantes et vides-greniers, et de décorations, pour créer son propre univers, cet endroit à elle, où elle se sentira à l’aise, protégée, confortable ; tout comme ceux qu'elle veut y inviter, avec qui elle veut y créer de nouveaux souvenirs.

A cette annonce, c'est tous leurs parents qui se sont retroussé les manches. Florian et Théodore ont pris des camionnettes de leurs entreprises, Acacia, Cam et Hugo ont pris soin de chercher et trouver des cartons, partout où elles pouvaient en croiser. Des ressources bien supérieures aux besoin d'Aline, mais qui lui ont fait chaud au cœur, tant elle les a trouvé adorables et géniaux de s'investir autant pour elle.

Thom, Maura, Erik et Noam, de leur côté, se sont, bien entendu, mis à disposition et ont décidé d’aider Aline. Il n'a jamais été question du contraire, en fait, il n'a même pas été imaginé. Chez elle, ils ont participé au nettoyage, au rangement et au tri des affaires de la jeune femme afin de les mettre dans des cartons. Ces mêmes boites qu'ils ont chargées eux-mêmes dans les camions prévus. La voiture d'Aline, même réduite, est elle aussi mise à contribution. Un effort commun qui leur évite de payer une location, et qui leur font aussi pleinement comprendre que, même si cela les attriste de voir partir leurs enfants, un à un, leurs parents s'y étaient préparé, et désirent les aider le plus possible. Aline a bien vu la légère douleur derrière le sourire de ses parents, de leurs amis, lorsqu'ils ont tous bu du thé glacé, sur la terrasse, quand ils ont eu fini. Ils l’ont vu grandir, mais auraient sans doute aimé que cela dure encore quelques temps. Comme si elle allait voir disparaître sa fille du jour au lendemain, Hugo lui a offert des livres, des vinyles, et lui a donné de vieux vêtements à eux deux, comme guise de cadeaux de départ. Pour qu'elle garde tout ça auprès d'elle, qu'elle y construire son cocon, tout autour, sans les oublier, même en ne faisant plus partie de leur vie quotidienne, à tous les deux. La maison se vide doucement. Et comme le cœur d’Aline s’est mis à déborder, elle s’est vite glissé derrière le volant de sa voiture, sans un regard en arrière parce qu'elle sait très bien qu'elle reviendra ici. Bientôt. Et souvent. Mais les changements pour le meilleur, peuvent être douloureux tout autant.

Ils roulent en convoi. Aline et Maura, dans la petite citadine de la première. Thom, Erik et Noam, serrés sur la banquette avant du camion. Le deuxième servira pour s'occuper de ses meubles, et les deux pères tiennent à être présents, et mettre leurs bras à contribution, eux aussi.

Sa cheville guérie, Erik peut être utile pour l'événement, et a enfin pu reprendre le chemin des terrains de volley. Il en brûlait d'envie, d'impatience. Ses notes se sont également drastiquement améliorées, et Aline a perçu que ce n’est là que le contrecoup de son angoisse immense, d’avoir pu perdre, définitivement, une des personnes les plus importantes de sa vie. Un drame qui ne les arrête pas, mais les tire bel et bien vers le haut, les pousse vers l'avant. Noam, lui aussi, a noté le même genre de transformations. Quand ils jouent ensemble, Noam le trouve plus précis plus calme, plus réfléchi quant aux stratégies qu’ils adoptent face aux équipes adverses, ces mêmes stratégies qu'il propose lui-même, parfois. Il se glisse peu à peu, et plus profondément dans son rôle de futur capitaine, dès la fin de l'année scolaire. Leur coach voit bien son potentiel, ses facilités, son génie, en quelque sorte. Il veut lui laisser sa chance, parce qu'il n'a rien à lui reprocher, et qu'il le sent motiver. Les consignes ne tombent pas dans le vide, elles servent et Erik les boit presque comme religion.

Erik s’énerve aussi beaucoup moins sur les petites choses. Il laisse couler. Il est entouré d’un calme brillant, qui lui va très bien. Il se pose moins de questions. Il veut profiter dans la simplicité et la spontanéité des choses, comme elles viennent à lui, directement.

Concernant Thom, la totalité de ses hématomes ne sont pas encore complètement résorbés, parce que trop profonds, trop nombreux ; mais son visage a repris de jolies couleurs ensoleillées. Mais il y a aussi ses blessures que personne ne peut voir, mais dont ses amis se doutent. Celles qui ont brisé sa confiance en lui, son image, la valeur qu'il s'apporte à lui-même. Si Erik est sorti de sa convalescence, Thom entame tout juste la sienne, et les progrès sont, pour l'instant, limités mais mèneront à sa guérison complète. Thom ne sera plus jamais le même, mais cela ne l'empêche pas de choisir comment il veut vivre sa vie, comment il l'imagine et ce qu'il veut y faire, qui il veut devenir, avec le temps, et des pansements.

Ses boucles sont moins ternes désormais, et Thom a voulu les couper quelque peu. Il avait besoin de ce changement. Il voulait se défaire d’une partie de lui, enfantine, naïve, incomplète. Et les premiers coups de ciseaux, experts, procurés par Aline, dans son salon tout juste meublé, ont laissé place à une tondeuse. Les quelques mèches qu'il voulait retirer, sont devenus crâne rasé. Désormais, il apparaît bien plus adulte, dur aussi, assuré, et en pleine construction d'une nouvelle armure contre le monde. Et quand Aline a perçu cette lueur brillante et coloré, dans son regard, face au miroir qu'elle lui tendait, en caressant ses cheveux courts ; Aline n'a pas hésité. Elle en a fait de même. Elle a dit adieu aux plusieurs couleurs artificielles, déposées les unes sur les autres, à grande vitesse, et sur des coups de sang. Elle a alors pris la place de Thom, assise sous un drap, et lui a indiqué d'en faire de même pour elle. Même si Thom a d'abord hésité, et lui a demandé, plusieurs fois, si elle était sûre ; il a accédé à sa demande quand elle a vivement hoché la tête, toute sourire. Ils leur faut ce nouveau départ. Ce ne sont que des cheveux, mais tout commence ici. Et, parce qu'ils agissent en miroir, sur le même mode, par extension les uns des autres, Erik, qui revenait tout juste de courses pour qu'ils partagent, tous ensemble, leur premier repas ici, s'est, lui aussi, pris au jeu, et à rejoins ce nouveau gang de crânes rasés. Ça les a fait rire comme des idiots, mais ça les a rassemblé aussi. Si ce n'était que spirituel, les similitudes se font désormais physiques, entre eux.

Après ces nouveaux choix, ces décisions d'une vie, Thom a donné une petite fête pour fêter l’obtention de son bac, chez ses parents. Aline y a pris le temps de discuter avec lui, seul à seul, de lui expliquer les choses qu’il ne comprenait pas, qu'il ne percevait pas à la suite des derniers dénouements.

Il n’a pas porté plainte. Sans doute par peur, sans doute parce que ses traumatismes sont bien loin d’être résolus, et qu'il angoisse toujours de potentielles représailles de son ex. Et peut-être aussi parce que, dans le fond, même après tout ça, il veut encore protéger Julie, et tenter de la sauver, même si c’est impossible, même si ce n'est pas à lui de faire ça, même si les décisions et les actions de la jeune femme ne sont pas la cause de Thom.

Dans tous les cas, il avance. Thom ne s'arrête pas. Il fait le choix de relever la tête, de se redresser tout entier, lentement. Il ne subira plus. Et tous, se soutiennent. Les liens se resserrent et l'air est moins lourd, parce que l'orage s'est éloigné.

Ce même soir, dans le jardin de sa maison d'enfance, sous les guirlandes allumées et colorées, Thom a échangé de longs regards, avec Erik, sans pour autant qu'ils ne se disent rien de plus. C'est aussi simple que ça, ils se comprennent facilement, simplement, naturellement. A l'instinct. Ils étaient heureux de simplement pouvoir être en présence l’un de l’autre, même avec une légère distance. Tant qu'ils peuvent s'apercevoir, ils seront tous les deux rassurés. Parce qu'ils y pensent, la finalité de l’accident aurait pu être bien plus dramatique et dévastatrice. Définitive. Pour tout le monde. Ils viennent de rompre le cercle d’abandons et de départs soudains. Le même que celui que leurs parents leur ont offert en héritage, quelque part.

Thom est bel et bien là, présent, conscient, il ne part plus, il ne laisse personne derrière. Il profite de l'instant, là, sous ses yeux, avec tout ce qu'il peut y ressentir. Et, à cette soirée, quand ils se sont souri, ils ont eu la sensation que les versions plus jeunes d’eux-mêmes, celles où ils se sont connus et aimé ; se faisaient face, et se tendaient les bras.

De son côté, Maura a décidé d’étendre son contrat d’assistante auprès de l’équipe. Elle reste avec eux. Elle s’est bien trop attachée à tout le monde, joueur comme responsable administratif. Elle est à sa place, celle qu'elle a trouvée, creusée, et elle ne compte pas en décamper. Elle a également décidé de mettre à contribution ses connaissances au sein d’un club de volley niveau collège et lycée, avec les plus jeunes. Elle se dit que de prendre les choses en main, le plus tôt possible, avec des personnes encore un peu perdues, pas complètement formées et peu sûres d'elles-même, ne peut que rendre service. Elle se veut lanterne pour éclairer leurs pas. Il ne s’agit pas que de sport, mais bien de pédagogie et d’accompagnement personnel. Elle veut être le modèle qu’elle aurait aimé avoir étant adolescente.

Il faut dire que la présence d’Aline, dans sa vie, a également grandement contribué au développement de sa confiance en elle. Maura la possédait déjà, mais Aline l'a encore un peu plus fait fleurir, tourné vers le soleil. Les deux jeunes femmes se sont trouvées. Amicalement, elles ne pouvaient concevoir meilleure paire. Elles se soutiennent, elles se consolent, elles rient, elles partagent. Et quand il fait bien trop sombre, le soir, parfois, elles dorment dans le même lit, pour se rassurer, et chasser les monstres de sous le matelas.

* * *

─ Où est-ce que tu veux mettre ça ?

─ Dans la cuisine, mais laisse le carton comme ça, je le déballerais plus tard.

Aline donne ses directives, en sueur, pas encore complètement habituée à sa nouvelle coupe de cheveux, tandis que ses amis répandent toute sa vie au sein de son nouveau logement, pièce après pièce, avec attention. Elle ne peut plus s’arrêter de sourire. Dès le matin, quand elle ouvre les yeux, et le soir, quand elle se couche contre le sommier fait de palettes récupérés, et peintes en vert pâle. Son cœur cogne rapidement, en continu, tous les jours, sans discontinuer, parce que ça vit est faite d'excitations et de nouveautés. Elle ouvre un nouveau chapitre de sa propre vie, et il n’y a rien de plus palpitant. Elle en rêvait. Cela se produit.

La porte grande ouverte, elle voit que Noam et Erik n'ont pas perdu de leur complicité quand, dans le couloir, dans une volée de marche, ils prennent un fou-rire en montant un vieux fauteuil chiné, avec difficulté. Des taquineries volent et résonnent dans la cage d'escaliers, avant qu'ils n'arrivent finalement à bon port.

Dès ce soir, ils prendront le temps de se rejoindre, tous ensemble, autour d’un verre et d’un repas, en terrasses. Aline les invite pour les remercier, et parce qu'ils l’ont bien mérité. Ils ont besoin de ce temps de pause, de repos. Froissés de bonne fatigue, physique, parce qu'ils se donnent pour un projet qui leur tient à cœur et au corps. Après cette longue pluie qui s’est répandue partout sur eux, en infiltrations, leurs fondations en bois sont enfin sèches et saines.

Leurs révisions, comme toute leur vie, au jour le jour, se sont faites en commun. Erik a répandu des post-it partout dans l'appartement, pour apprendre vocabulaire et théories. Noam s'est enregistré en relisant ses cours, pour les écouter en plein footing. Maura a développé un code couleur perfectionné, qui a fait ses preuves. Et Aline révisait, à haute voix, sous l'attention précise de Thom, qui lui posait des questions. Aucun d’eux ne passent donc aux rattrapages de leurs partiels, ce qui leur permet de profiter d'un début d’été, de vacances, en avance.

* * *

Quand l'un des camions est enfin vide, que tous les meubles et les cartons sont dans leur pièce respective, les cinq amis prennent une douche rapide, avant de faire un effort vestimentaire, afin de se présenter au restaurant. Sous de larges toiles tendues, ils profitent d'une vue directe sur le fleuve, non loin de la terrasse où ils ont jeté leur dévolue. Aline ne sait pas si c'est dû au hasard, ou si tout a été orchestré au millimètre mais, Erik se retrouve à côté de Thom, Maura en face de lui. Aline, en bonne chef de meute, se tient en bout de table, son amie ainsi que Noam à ses côtés. De loin, elle n'a pas accès à ses deux amis d'enfance, mais elle se prend à rêver que leurs mains s'effleurent sous le bois de la table, là où personne ne les voit. On leur apporte, à tous, des coupes de champagne qu'ils lèvent haut. Les rires montent, et une douce brise leur passe sur les épaules. Le calme revient parce qu'ils sont ensemble.

Après un repas, très bruyant, arrosé, et qui se prolonge, Erik se lève pour aller fumer dans l'espace prévu par l'établissement, non loin de leur table. Même si les conversations vont bon train, Aline remarque Thom qui part rejoindre Erik. Noam aussi, mais il n'en dit rien, il n'en perd pas son sourire. Il semble au courant de bien plus qu'Aline, et pour une fois, cela ne la gêne pas. Elle sait très bien que cela n'a plus rien à voir avec leur dynamique adolescente. Elle se dit aussi qu’ils en ont besoin, qu’ils se doivent bien ça. Après le long silence, les non-dits et l'éloignement forcé, ils développent la communication, et Aline ne peut pas être plus fière d'eux, pour agir ainsi, de façon réfléchie, posée, et rassurante.

Pour tout dire, Erik et Thom ne se sont pas réellement parlé depuis ce que Julie a fait subir à Thom, et son séjour à l'hôpital. Autant parce qu’Erik est encore trop en colère et mortifié pour y poser des mots, que parce que Thom a peur de le retrouver, maintenant qu'il a pleinement accès à lui, sans obstacle, sans barrage. Aline et Erik le revoit tous les deux, à les faire frissonner rien que de repenser au Thom ensanglanté et tuméfié, qu’ils ont récupéré ce jour-là, dans ce petit appartement sombre. La rage contenue remonte à la gorge d'Erik avec acidité, lui fait serrer les poings. Il se calme, se laisse bercer par la musique diffusée par le restaurant, jusqu'au-dehors. Thom est là. Avec eux. Elle ne pourra plus jamais l’atteindre.

Gêné, parce qu'il s'est levé sur un coup de tête, sans savoir pourquoi il y allait, pour dire quoi ; Thom ne trouve d’abord pas comment s’annoncer auprès de son ami. Ça fait rire Erik, qui lui tourne le dos, appuyé contre la balustrade, face au fleuve, brillant comme peau de serpent, des derniers rayons de soleil, qui y tombera bientôt. Il l'a reconnu rien qu'au bruit de sa démarche, et sa présence. Son odeur, peut-être aussi.

─ Je voulais te dire-

─ Je veux pas de tes excuses, Thom.

Pris sur le fait, Thom sursaute avant de se détendre de nouveau, et de s'avancer jusqu'à la rambarde, où il s’y accoude à son tour. La ville s’étale sous leurs yeux. Le mouvement se fait partout, par petites touches, comme dans un tableau vivant. Le coucher de soleil les caresse et les enveloppe doucement.

─ On dirait que ma lanterne a fonctionné.

Après un silence, Erik souffle sa fumée, emprunte de leurs souvenirs communs, et d'un sourire. Thom n’a pas besoin de s’expliquer plus pour qu'Erik percute tout de suite.

Mercury, Marian et Ted.

Thom hoche la tête à son énumération, un sourire touché aux lèvres. Alors, il l’avait remarqué. Erik l'a vu. Sa bouteille à la mer, dans les vagues tumultueuses de sa propre vie. Par réflexe, Erik glisse sa main libre, contre le bracelet qu'il porte encore et toujours au poignet, qu'il n'a jamais quitté. Ils n’en n’ont jamais parlé, mais ils en sont conscients tous les deux, à ce moment, même s’ils ne faisaient que se croiser, ils ont fait attention à l’autre bien plus qu’ils ne veulent le croire, et se l’avouer.

─ J’étais sérieux à l’hôpital. Je veux plus que quelque chose t’arrive.

Erik souligne, gentiment, d'une voix calme, douce. Depuis qu'ils sont réunis, ici, seuls, il n'a pas réellement porté les yeux à son ami. Peut-être parce qu'il s'imagine que s'il le regarde, Thom pourrait disparaître comme lors d'un tour de magie qui n'apprécierait que très peu. Peut-être parce qu'il se dit que s'il ne le considère pas des yeux, il aura plus de facilité à s'approprier ce qui lui est arrivé, dans sa totalité, dans son horreur brute. Mais si Erik évite, n'effleure que le contact, comme derrière un paravent épais, une glace sans teint ; Thom n'est pas de cet avis, et pose une main contre son bras, en s'approchant de lui. Ils se font enfin face, et le regard qu'ils échangent pendant quelques secondes suspendues, leur fait courir des frissons tout le long du corps.

─ Ça n'arrivera pas.

Et ces trois simples mots, comme une promesse, viennent mourir sur des lèvres qu'Erik rêve d'embrasser, qui continuent de l'attirer, quoi qu'il arrive. Mais ils se ressaisissent tous les deux, subitement. Le bruit revient, le mouvement aussi. Des couleurs chaudes glissent tout contre leurs pommettes, tandis qu'ils fuient tous les deux le regard, comme deux adolescents timides, et pris la main dans le sac.

Après un silence, Erik se racle la gorge et écrase son mégot. Quand il renoue la conversation avec Thom, c'est pour une requête, une demande simple mais qui résonne dès qu'elle est énoncée, balancée dans les airs.

─ Je penses sortir en mer, tu viendras ?

Sans aucune hésitation, Thom hoche bien évidemment la tête. L’appel des embruns et du roulis des vagues ne se refuse pas. Il le garde dans leurs gênes, ils sont des enfants des profondeurs océaniques. Et Thom se souvient, Aline lui en a parlé lorsqu'elle le visitait à l'hôpital, Erik est en train de passer son permis bateau. Comme son père au même âge, comme Théodore en miroir. Aline a également confié à Thom, rien qu’entre eux, dans le feutré, le secret ; que Théodore et Florian étaient déjà en train de réfléchir et d'éplucher les petites annonces, pour lui offrir son propre petit voilier, dont il choisira le nom, le pavillon. Rien que pour qu’il ait le plaisir de se retrouver en mer, seul ou accompagné, à son tour. Pour qu’il garde ce désir et ce calme personnels. Les vagues comme sanctuaire et refuge. Oreille attentive et épaule réconfortante. Bien évidemment, Cam a décidé de participer au projet, et Acacia n’a pas pu rester sur le banc de touche, tout comme Hugo qui marche dans les combines de son mari. Encore aujourd’hui, ils restent soudés. Leurs enfants comme leurs plus grands exploits.

Cependant, des questions assaillent bientôt Thom, le sortent de sa rêverie aux odeurs iodées. Est-ce qu'Erik compte tous les emmener ou bien seulement lui ? A-t-il prévu un évènement spécifique, ou bien seulement une balade entre amis, jusqu'à la crique ?

Thom le sent et se l’avoue de plus en plus, il ressent, de nouveau, ce besoin de n’avoir Erik que pour lui, jalousement, seuls au monde. Un désir à lui en serrer les tripes, rendre ses paumes moites, et son cœur en tambours. Il essaie de rationaliser en se répétant qu’il n’y a plus le droit, que tout ça est hors des limites, désormais, qu'ils ont changé, que plus rien ne se ressemble, maintenant. Et il y a aussi le fait que Thom s’en voudrait de blesser Noam de cette manière, maintenant qu’ils s’apprécient, qu'ils discutent, qu'ils se font confiance. Maintenant qu'Erik a juré à Noam qu'il n'y reviendra pas, qu'on ne l'y prendrait plus.

Pourtant, de temps à autre, et souvent quand il est alcoolisé, dans une sorte de transe, flottant au-dessus du sol, à la manière d'une planète dans la gravitation d'une autre ; Thom se prend à se raconter des histoires. Il s'imagine qu'Erik le regarde, le dévore des yeux, qu'ils s'approche de lui, qu'ils se serrent dans les bras, qu'ils entrelacent leurs doigts fermement, qu'il l'embrasse. Thom rêve qu'ils parviennent à réécrire leur colère et leurs choix adolescents, ravageurs, qu'ils reprennent les choses là où elles se sont arrêté, stoppé net ... Thom secoue la tête. A trop penser, il perd complètement le fil de la réalité. Et quand il y revient, il est à l'arrière de la voiture que Noam conduit, Erik sur le siège passager. La nuit est tombée, ils viennent tout juste de quitter le restaurant. Les lumières des lampadaires glissent aux fenêtres, tandis qu'ils s'éloignent de la ville, par l'autoroute.

─ Il vient toujours ?

La voix de Thom se fait basse, un chuchotement, dans leurs dos, dans le noir. Puisqu’ils ont tant fait pour lui, Thom a émis l’idée d’inviter Vadim. Lui aussi a terminé ses cours, lui aussi a validé toutes ses épreuves, et lui aussi est en vacances prématurées ; alors il a été décidé de faire la surprise à Aline.

D’eux trois, elle est celle qui résiste le moins aux secrets, dans le temps, et les confidences, alors, forcément, quand ils préparent quelque chose tous les deux, elle ne risque pas de le savoir. Et puis, cela a permis à Thom de pouvoir passer un peu de temps avec Erik, en secret, à l'abri des regards, égoïstement. Et ça l'a simplement rendu heureux.

─ Il arrive à 22 heures. J’ai dit à Al’ que je devais repasser au club avant de revenir chez elle.

─ Et c'est pas suspect qu'on y aille tous les trois ?

─ Pour No', c'est bon. Toi, j'ai fait croire que tu voulais aller acheter de l'alcool.

─ Mais j'ai dix-sept ans !

─ Pas avec ton crâne rasé, p'tite tête.

Si l'échange était d'abord amusant, il se clos subitement quand ce surnom échappe à Erik. Ils se regardent, une, deux secondes, gênés, honteux, avant qu'Erik ne se détourne de lui et se plonge sur l'observation de la route, et de ses usagers. C'est sorti tout seul, pourtant ils savent tous les deux que ça n'a rien à faire ici. Pas maintenant, dans un espace aussi confiné, et surtout quand Noam peut les entendre, et les voir faire. Pour autant, le conducteur ne relève pas, et les emmène à bon port, non sans un petit sourire amusé, au coin des lèvres.

Noam a accompagné Erik pour donner plus de crédit à leur mensonge, mais aussi parce qu'il sait qu'ils ont besoin de clarifier les leurs. Noam l'a très bien vu, l’étincelle dans les yeux d’Erik, là, sur le balcon, aux côtés de Thom. Dépassé par les événements, qui prennent vite bien trop de place et d'ampleur, Noam se rend bien compte que le combat est vain, et que depuis tout ce temps, depuis qu'ils se sont mis ensemble, en fait, il ne faisait que se débattre contre la logique, l’évidence. Il soupire. Garé sur un emplacement de dépose minute, à l'entrée de l'aéroport, le moteur coupé et tous feux éteints, Noam colle sa tempe contre la fenêtre. Thom est au-dehors, appuyé contre la carrosserie, en attendant de repérer Vadim. Alors, cela leur laisse un peu de temps, d'intimité.

─ Tu vas souffrir avec lui, tu le sais ?

Noam lance, regardant droit devant lui, les poignets reposant sur le haut du volant.

─ J’ai déjà souffert.

Ils ne se crient pas dessus. Ils ne s’insultent pas, ne se menacent pas plus. Ça les fait presque rire d'avoir tenté de résister à tout ça, aux évidences, au destin. Noam est réaliste, pragmatique ; ils n’avaient peut-être pas lieu d’être, finalement. Erik n’était pas la personne qu’il attendait, dont il avait besoin, ou du moins, à ce moment précis de leurs vies, ils l'ont été, mais ne le sont plus. Ils s'en sont extraient. Capsule de survie, et éjection.

Ils ont bien trop changé pour être compatibles, de nouveau. Plus maintenant. C'est terminé. Noam ne jette pas pour autant ces sentiments par la fenêtre. Il reste heureux d’avoir pu le rencontrer, de l'avoir croisé, connu de façon intimiste, et unique. Heureux d’avoir eu la chance de ressentir autant, à son côté, et de façon réciproque. Erik l’a aidé à se comprendre, se découvrir et s’accepter lui-même, à un tel point qu’il ne pourra sans doute jamais le remercier assez, ou le rembourser. La satisfaction d’avoir connu cette expérience, prévaut sur toute la tristesse et la frustration qu’il peut ressentir. Après tout, ils étaient amis, avant de s’aimer plus profondément.

─ Et pour l’appart’ ?

Noam relance sur des problèmes bien plus terre à terre, pour alléger leur conversation, et tous les ressentiments qui voltigent dans l'habitacle de la voiture.

─ Je voulais en discuter avec toi, justement. On fait comme tu veux. Soit, tu le gardes, soit on reste en colloc’, soit on s’en sépare …

─ Tu ne veux pas y rester ? Même tout seul ? Ou avec lui ?

─ J’ai trop de souvenirs là-bas, avec toi. Je veux pas en créer de nouveaux par-dessus.

Touché par sa sincérité, son attachement aux choses vécues communément, qu'il respecte, Noam a un petit sourire. Ses réflexions le touchent, ses attentions, malgré tout. Erik ne le raye pas de sa vie, il le respecte profondément. Noam suit des yeux une voiture qui fait demi-tour dans le parking, en face d'eux, et se dit que peut-être, c’est pour le mieux.

─ On a qu’à y rester le temps de trouver autre chose.

─ Si j’avais su, j’aurais dit à Aline d’emménager dans le nôtre et tu aurais pu prendre le sien.

─ C’est vrai que son quartier est sympa, mais trop loin des gymnases.

Ils soupirent tous les deux, presque d'un contentement apaisé, tandis que des voyageurs, passent les portes de sortie. Ils ne regrettent pas. Ils n’ont aucune rancœur l’un envers l’autre, et c’est ce qui prouve que leur relation va au-delà de leur séparation. Bien-sûr, Erik comprendrait parfaitement que Noam s’éloigne, prenne du temps pour lui, se fâche et lui réserve un silence froid. Mais, en finalité, ils ont besoin de l'autre, autant que les autres. Erik refuse de le voir disparaître de sa vie. Et ils l’ont très bien compris, sans rien dire.

Thom hoche la tête, tout heureux de savoir que leurs plans se déroulent sans accroc. Et puis, avant que Thom ne rentre de nouveau, Erik le retient par le poignet. Thom se stoppe et le regarde, les sourcils froncés. L’électricité revient entre eux, au moindre contact anodin.

Un appel de la part de Thom et, bientôt, c'est Vadim qui se fraie un chemin parmi tous les passagers. Il étend le bras pour les saluer, de loin, et tape bientôt dans leurs poings, du sien, un sourire énorme aux lèvres. Heureux de fouler ce sol. Une fois ses valises chargées dans le coffre, Vadim rejoint Thom sur la banquette l’arrière. Noam relance le moteur et ils disparaissent.

─ Alors, elle est au courant ?

Vadim demande, à peine sortis du parking.

─ Peu probable. Et comme elle a couru toute la journée avec le déménagement, attends-toi à des larmes ou à une crise de nerfs.

─ Qui parie sur quoi ?

Les rires montent bientôt dans l’habitacle, sur le chemin du retour. Erik a un réel plaisir à retrouver Vadim. Même si au premier abord, il jouait l'ami d’enfance protecteur, à la limite du possessif ; il a finit par comprendre que Vadim n’était ni dans la menace, ni dans le besoin de la diriger. Alors, il a décidé de lui faire confiance. Et si Aline est restée, malgré la distance, cela signifie tout autant de choses.

En montant les escaliers. Noam souffle à Vadim de se tenir derrière eux, face à la porte d'entrée. Avec leurs statures de joueurs de volley développées et en hauteur, aucune chance qu’elle ne le repère tout de suite. Erik sonne, et c’est Maura qui vient leur ouvrir, toute sourire, comme souvent. Elle a ce même air complice, qu’ils arborent tous, sauf celle qu’ils manipulent, évidemment.

Ils pénètrent bientôt dans le salon, et y trouve Aline, assise en tailleur face à la pile de vinyles qu'elle est parvenue à emmener avec elle. Vadim se racle bientôt la gorge pour s'annoncer, sans un mot, et Aline reconnaît tout de suite ce bruit. Elle se fige puis tourne vivement les yeux, vers la source de ce souvenir, de cette connaissance instinctive ; et trouve Vadim. Là. Dans son nouveau petit salon étroit. Sa mâchoire se décroche, et elle en laisse tomber le disque qu'elle tenait à la main. D'un geste brusque, elle se rue sur lui et se jette dans ses bras, tout contre lui.

Erik roule des yeux, amusé, face à ces effusions de sentiments, qu'il connaît encore mal, venant de son amie, avant de rejoindre Thom dans le canapé. Noam, lui, décide de préparer des glaces maison, aidé de Maura. Ils remplissent leurs verres à ces nouvelles choses qu’ils comptent bien goûter et dévorer jusqu’à l'os. Erik et Vadim ont gagné leur pari, Aline est en pleurs. C’est Noam qui devra payer sa tournée.

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