Chapitre I
« Je suis l’alpha et l’oméga, celui qui est, qui était, et qui vient, le Tout Puissant. »
— Apocalypse 1:8
Strasbourg – EuroStrat, district d’Obernai
Bloc 5, le 23 septembre 2075
Le Bloc 5 d’Obernai était surtout constitué de tours abritant des studios à loyers modérés. Ici logeaient majoritairement de jeunes citoyens de Classe II, fraîchement diplômés ou à la recherche de leur premier emploi.
Ils formaient le cœur battant de la mégalopole : intellectuellement compétents, socialement intégrés, ils consommaient le modèle mondial et participaient activement — par leur vote et leur fiscalité — au système de rentabilité vitale qui régissait désormais leur existence.
Dans cette société, chaque citoyen n’était plus qu’un produit dont la valeur dépendait de son utilité économique. Cette métrique, surveillée en temps réel par les réseaux sécurisés, déterminait accès aux soins, logement, et même au droit de vie. La moindre défaillance entraînait une dégradation du score, un glissement progressif vers les classes inférieures — jusqu’à la chute fatale en Classe IV, les Bannis, où la vie ne valait plus rien.
Au cœur de ce district très prisé, baigné par un parc de 3 000 m² — le plus vaste dans un rayon de cent kilomètres — la vie semblait presque ordinaire. Bars, commerces de proximité, lieux de spectacles et un accès libre au réseau E-Stranet offraient aux habitants un semblant de liberté numérique et culturelle. Mais ce confort n’était qu’une façade fragile, rapidement balayée par les menaces extérieures et la pression constante du système.
Dans son 12 m² du bloc Les Primevères, une nuit sans sommeil s’achevait pour Stefan Solmeyer. Vautré dans son canapé, une douzaine de canettes d’energy drink à ses pieds, ses yeux n’avaient pas quitté le flux d’informations projeté par ses lunettes interactives.
Minuit. L’heure du crime. Celle qu’avaient choisie les terroristes pour frapper le cœur de l’Europe.
« Un attentat visant le district de Kehl a pris pour cible le générateur de puissance cette nuit à 0h00 précises.
La déflagration a été ressentie à plusieurs dizaines de kilomètres et les dégâts sont colossaux.
Les pertes humaines s’annoncent déjà immenses avec une vingtaine de blocs soufflés par l’onde de choc.
On ne sait pas encore si des parlementaires ont été touchés. »
Les images défilaient : immeubles effondrés, enfants errants, parents fouillant les décombres, pompiers luttant contre des incendies, corps sans vie. Le chaos et la mort, partout. Les caméras retransmettaient cette désolation depuis l’autre rive du Rhin : Kehl, portion allemande de Strasbourg-EuroStrat, désormais ouverte comme une plaie béante.
À 8h00, une enveloppe apparut dans le coin supérieur droit de son champ de vision, accompagnée d’un tintement. D’un clin d’œil, il ouvrit le message.
Drôle de moment pour recevoir une convocation pour un job, pensa Solmeyer, qui n’avait ni le courage ni l’envie d’y répondre. Mais l’ordre émanait du Bureau pour le Plein Emploi : impossible de l’ignorer.
Il se rappela son amie Constance, relogée à Istanbul après avoir refusé de se présenter à une convocation. Il ne tenait pas à finir ses jours en Classe III dans une ville-usine du sud de l’Europe.
L’offre d’emploi provenait de l’Agence de Protection des Citoyens NeofficiN, filiale du groupe pharmaceutique du même nom. L’entretien était fixé à 10h00 dans leurs locaux du district de Colmar.
Comme pressenti, une mention discrète, en bas de l’écran, acheva de le convaincre :
« Absence non justifiée = déclassement immédiat en Classe III. »
La phrase clignotait à intervalles réguliers, sèche, sans commentaire.
Debout face à son miroir, il fixa un instant le petit bouton disgracieux qui avait poussé à la commissure de ses lèvres. D’un geste habile, il s’en débarrassa, jugea qu’il ne menaçait plus l’harmonie de son visage d’Apollon et lança :
— Encore un boulot de vigile !
Il enfourna sa brosse à dents enduite du dentifrice… NeofficiN.
Il commençait à regretter ses heures passées en salle de fitness, doutant que la balance entre temps en charmante compagnie et petits jobs merdiques penche en sa faveur. Mais cette fois, c’était NeofficiN : divisions entières dédiées aux Enhanced Sports, écuries sponsorisées, programmes de performance qui faisaient rêver des gamins de tous horizons.
Peut-être qu’en entrant par la petite porte, il pourrait se faire remarquer. Peut-être que ses efforts finiraient par payer.
En se déshabillant, il fit rouler ses muscles pour son propre plaisir, prenant instinctivement les photographies de son anatomie dont il nourrissait les réseaux sociaux.
#NewStartNeofficiN
Il finit par ôter ses lunettes et se glissa sous une douche à peine tiède, espérant qu’elle lui donnerait le coup de fouet nécessaire pour démarrer sa journée.
C’est transi qu’il en sortit quelques minutes plus tard. Enfilant son peignoir, il remit ses lunettes : un appel manqué de sa mère. Elle venait certainement de voir les informations.
Il composa un message succinct pour la rassurer : « G 1 RDV job, V b1, tkt ».
Pas question de lui parler directement : il était déjà 9h00, et il devait être à Colmar dans une heure.
En quittant son appartement, il effleura l’écran tactile de son réfrigérateur. La machine lui délivra une nouvelle canette d’energy drink, qu’il porta à ses lèvres avant de claquer la porte derrière lui.
Strasbourg – EuroStrat, district de Colmar
23 septembre 2075, 10h00
La pendule indiquait dix heures. Déjà plusieurs minutes interminables que Solmeyer et d’autres avaient été conduits dans une des salles de restauration de NeofficiN.
Ils étaient une petite trentaine, un café à la main, scrutant nerveusement la pièce et les deux hommes armés postés de part et d’autre de la seule issue. Une trentaine de citoyens des deux sexes, qui, à en croire l’ambiance, auraient préféré ne jamais venir. Une trentaine de candidats à un emploi mystérieux, coupés du monde depuis qu’on leur avait demandé de déposer tous leurs biens à l’entrée.
Opportuniste, Solmeyer avait repéré une jeune femme à l’allure impeccable : brune, visage angélique, plastique irréprochable, goût vestimentaire qui aurait laissé pantois n’importe quel rédacteur de mode. Après quelques œillades échangées, elle semblait réceptive. Il décida de briser la glace. Mais la porte du réfectoire s’ouvrit avec fracas.
— Gaaard’vous !
Un soldat s’immobilisa, droit comme un I.
Un homme à la carrure titanesque entra. L’uniforme semblait prêt à se fendre sous la pression de sa musculature. Au sommet de ce corps trônait une tête en accord parfait : mâchoire carrée, traits burinés par les campagnes, et une large cicatrice traversant la pommette gauche, soulignant deux yeux d’acier d’un bleu presque surnaturel.
Solmeyer retint son souffle, fasciné. NeofficiN avait forcément aidé à sculpter un tel colosse… pensa-t-il.
L’espace d’un instant, son esprit dériva. Il l’imagina sans uniforme, torse nu, short frappé des couleurs criardes de l’Alliance Sino-Russe, avançant sous les projecteurs d’une finale des mondiaux d’EBC. Le public hurlait, les caméras zébraient le ring, et lui — Solmeyer — s’y voyait déjà, un jour, face à lui.
Puis l’image se dissipa. La salle n’était pas un stade mais une caserne, et l’homme qui se tenait devant eux n’était pas un champion de boxe augmentée. C’était un officier.
Le colosse toisa l’assemblée réunie dans le local.
— Regardez-vous… bande de lopettes !
Sa voix tonna comme un marteau sur l’enclume. Une fraction de seconde, Solmeyer crut percevoir une nuance — comme si le colosse jouait un rôle devant eux. Le masque parfait du sergent instructeur.
— J’ai purgé des Classes IV qui avaient plus d’intelligence dans le regard que vous tous réunis. On se croirait dans un bordel de camés !
Un sentiment de crainte mêlée d’incompréhension se distilla dans les rangs.
— Mon nom est Ivan Boronov. Pour vous, ce sera Sergent. Je serai votre instructeur lors de votre période d’essai.
Si certains préfèrent aller serrer des boulons en Roumanie, qu’ils sortent des rangs de suite et l’intendant les inscrira… Personne ?
Boronov plongea son regard froid dans celui des candidats. Personne ne bougea.
À ce moment, la voisine de Solmeyer entra en contact avec lui pour la première et dernière fois. Elle tomba presque dans ses bras avant de s’écraser au sol dans un bruit mat, évanouie.
— Je prends ça pour un oui. Kirmann !
Il s’adressa à un des soldats en faction.
— Évacuez-moi ça. Et l’autre dégueulasse au fond qui a confondu son falzar avec un urinoir… Pour les autres : repos !
Repos. Le mot sonnait bien aux oreilles de Solmeyer, qui commençait à sentir le contrecoup de sa nuit blanche. Mais il étouffa un bâillement et se redressa.
— Ouvrez bien vos esgourdes. À partir de maintenant et jusqu’à la fin de votre période d’essai d’une semaine, je ne veux vous entendre prononcer que deux mots à mon égard : oui et sergent. Reçu ?
Deux secondes de silence. Solmeyer, le premier, osa :
— Oui…
— J’entends rien, les pleureuses ! Vous avez compris ?!
— OUI !
— Oui QUI ?!
— OUI SERGENT !
Le cri résonna dans la salle. Boronov esquissa un rictus satisfait.
— À moins que l’un d’entre vous ait pris une cuite monumentale, soit parti chasser le dragon ou sorti d’un coma profond ce matin, vous n’êtes pas sans savoir que le district de Kehl a subi une attaque terroriste cette nuit.
Sa voix se fit grave, martiale.
— Un générateur de puissance a été détruit. On compte les morts par centaines de milliers. Les autorités craignent une récidive, ou l’arrivée de Bannis dans la zone. Plusieurs APC ont été mandatées pour sécuriser Kehl.
Ceux d’entre vous qui feront l’affaire auront l’honneur de m’accompagner.
Il laissa peser ses mots, jaugeant la salle du regard.
— Pour l’heure, vous allez attendre que le caporal Kirmann vienne vous chercher pour la visite médicale et la perception de votre paquetage. Reçu ?
— OUI SERGENT !
— Garde à vous !
Le sergent sortit, laissant derrière lui un silence tendu.
— Repos !
La voix du caporal résonna, plus jeune, plus humaine. Grand, barbe naissante qui lui donnait une maturité trompeuse, il s’avança dans la salle.
— On ne se laisse pas aller. Félicitations : vous avez fait le bon choix. Alignez-vous le long du mur ! Albertini, Delambre, avec moi.
Un mouvement de chaises, de pieds qui raclent le sol. Solmeyer inspira profondément.
Son avenir venait de basculer.

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