Chapitre II
« Think we know who we are
And that we've come so far
Our arrogance, our scar »
— Circle of Dust — Humanarchy
Strasbourg, tour Olympe — 12 avril 2063
La salle de conférence dominait la mégalopole comme un trône de verre.
Par-delà les baies vitrées, l’horizon étouffait sous les fumées d’usines, les ballets de drones, les faisceaux lasers qui quadrillaient le ciel nocturne. On distinguait à peine le Rhin, devenu un ruban noir luisant, traversé de convois militaires. La ville, hérissée de gratte-ciels, ressemblait à une fourmilière d’acier surveillée par des vautours mécaniques.
Autour de la longue table en acier brossé, ils étaient venus parce qu’il les avait convoqués. Industriels, officiers supérieurs sans uniforme, stratèges et figures d’influence : tous avaient répondu à l’appel d’Henri Drac de Saint-Genest. Non pas par déférence, mais parce qu’aucun ne pouvait se permettre d’ignorer l’homme qui préparait déjà l’ossature d’un nouvel ordre.
Leurs regards, lourds de calculs et de promesses tacites, glissaient les uns sur les autres, mais c’est vers lui qu’ils revenaient toujours — l’axe autour duquel gravitait cette constellation de puissants. Drac se tenait debout, droit, imposant dans son costume sombre. Son visage anguleux, buriné par les campagnes politiques et militaires, portait cette expression qu’on prête aux architectes du destin : froide, déterminée, impassible.
Il attendit que le silence lui appartienne, puis déclara d’une voix grave :
— Mesdames, messieurs. Nous sommes à l’aube d’une ère où le chaos est la seule constante. Le constat est amer : les institutions publiques ont failli. La sécurité n’est plus qu’une illusion. L’Europe vacille.
Il marqua une courte pause, laissant les mots trouver leur place dans la salle. Puis reprit, plus acerbe :
— À l’Est, les lois de Pékin recouvrent celles de Bruxelles, les décrets de Moscou envahissent nos chancelleries. Nos enfants apprennent le mandarin et le cyrillique là où résonnaient hier encore le latin des traités et l’allemand de nos industries. C’est cela, le vrai remplacement : non pas celui des peuples, mais celui des structures. Nos codes s’effacent. Nos langues s’effacent. Nos bannières se fanent. L’Europe est devenue un palimpseste. Chaque jour, une ligne de son histoire est grattée, rayée, puis réécrite à l’encre étrangère. Et si nous ne dressons pas notre étendard aujourd’hui, demain nous ne serons plus qu’une province sans mémoire d’un empire qui n’est pas le nôtre.
On n’entendait plus que le cliquetis des écrans holographiques, semblables à des cœurs mécaniques battant dans la nuit.
Puis sa voix revint, plus basse, plus dure :
— L’Europe ne sera pas sauvée par des votes. Ni par des traités. Ni par des illusions démocratiques. Elle sera sauvée par ses armes. Par ses hommes. Par ses forces vives.
Quelques visages se figèrent, partagés entre prudence et fascination. Mais dans l’ombre des baies vitrées, un consensus invisible commençait déjà à s’épaissir comme une marée. Drac redressa les épaules, et son ombre, projetée sur les vitres, sembla englober la ville entière.
— Ce nouvel empire, nous allons le bâtir ensemble. En alliant nos ressources. En alliant nos savoirs. En liant nos destins. Il nous faut une nouvelle charte européenne, non pas héritée du passé, mais forgée pour le monde de demain. Et nous nous dresserons comme un bouclier devant les menaces trop confiantes… qu’elles viennent de l’extérieur, ou de l’intérieur.
Un léger hochement de tête se fit voir à l’extrémité de la table.
Naram Iskhal, président de SYGMA-Signal, demeurait en retrait dans l’ombre. Homme mince, teint cireux, barbe taillée comme une calligraphie — on l’appelait « l’homme qui murmurait aux cerveaux des masses ». Génie silencieux, spécialiste des neurosciences appliquées, de la manipulation comportementale et du renseignement algorithmique.
SYGMA… officiellement un consortium de télécommunications sécurisées et d’analyses prédictives. Officieusement, un architecte du réel. De son siège berlinois, la société maillait l’Europe de ses réseaux ; ses IA surveillaient les inflexions de voix, les habitudes de sommeil, jusqu’aux rêves enregistrés dans les implants civils. Elles savaient détecter une révolte avant même que celui qui la portait n’en ait conscience.
Dans les cercles militaires, on respectait SYGMA. Dans les cercles politiques, on le craignait. Et dans les rares lieux où l’on parlait encore sans filtre, on l’accusait d’avoir remplacé les dogmes par des algorithmes, les prêtres par des ingénieurs cognitifs.
Le silence vibrait encore des mots de Drac. Puis, sans qu’on l’ait sollicité, sans même lever les yeux de sa tablette, Iskhal prit la parole. Sa voix douce, presque désincarnée, sonnait comme une réponse à une question qui n’avait pas été formulée :
— Le contrôle mental n’est pas une chimère.
Un frisson parcourut la salle. Il poursuivit, toujours détaché, comme si ses phrases arrivaient d’un futur qu’il était seul à percevoir :
— À Berlin, nos expérimentations in vivo l’ont déjà démontré. L’analyse comportementale automatisée peut détecter, prédire… et neutraliser toute dissidence.
Il marqua une pause. Ses yeux d’acier se relevèrent enfin pour scruter l’assemblée.
— Avant même qu’elle ne prenne forme.
Le dernier mot s’étira dans l’air devenu plus dense, comme une sentence prophétique. On entendit quelqu’un déglutir, un autre tousser. Les regards se détournèrent, comme si personne ne voulait être le premier à soutenir celui d’Iskhal.
Ce fut alors qu’un geste vif, presque joyeux, vint rompre l’oppression.
Oshiro Otomo, jeune dirigeant d’E-Volve, se redressa. Ses yeux brillaient d’un éclat impatient. D’un appui sur son terminal, il fit jaillir dans l’air une série d’hologrammes : silhouettes animées, soldats bardés d’implants, exosquelettes, corps prolongés de câbles et de plaques métalliques. La lumière bleutée des projections se reflétait sur son visage lisse, presque juvénile, accentuant le contraste avec les traits durs de Drac et la pâleur spectrale d’Iskhal.
Son ton était exalté, porté par une fougue qui confinait à l’insolence :
— Nos avancées en cyber-implantations permettront de créer des forces de sécurité supérieures, capables de résister aux pires menaces. Le futur est dans l’amélioration du corps et de l’esprit.
Ses mots flottaient comme une promesse d’aube nouvelle. Il n’y avait dans sa voix ni calcul politique, ni menace voilée, mais la certitude vibrante du savant qui croit encore que la science est la clé de tout.
Pour Drac, il était plus qu’un allié : il était un frère. Leur sang avait été mêlé sur le champ de bataille et dans la vie, et cette fraternité ancienne résonnait encore dans leurs regards croisés.
Otomo, avec sa jeunesse insolente et sa foi dans le progrès, ralluma les regards autour de la table. Sa fougue trouva vite un écho.
À sa droite, Adèle Mornhaupt, directrice d’AEGIS-Defense — silhouette élégante, regard froid derrière une monture claire — fit glisser son doigt sur la surface de son terminal. Une maquette holographique apparut, plus sobre que les visions exaltées d’Otomo : un casque noir, massif, aux lignes épurées — le casque tactique EUROPA.
Sa voix, posée et méthodique, ajouta :
— L’avenir de nos forces n’est pas seulement dans la chair ou l’acier, mais dans la perception. Le programme EUROPA mise sur une assistance quantique au soldat, un environnement cognitif capable d’anticiper les menaces en temps réel, de cartographier l’invisible.
Les hologrammes projetèrent des simulations : silhouettes ennemies surgissant derrière des murs, trajectoires calculées avant qu’un tir ne parte. Les convives hochèrent la tête, impressionnés.
Adèle courba légèrement la voix et, presque à voix basse :
— Certains de nos ingénieurs estiment que nous ne faisons pas que calculer… mais que nous effleurons peut-être une dimension supplémentaire de la perception. Une quatrième couche du réel.
Un rire étranglé mourut aussi soudainement qu’il était né.
— Rien de prouvé, évidemment. Mais… les résultats que nous observons ne s’expliquent pas toujours par la seule logique algorithmique.
Elle s’interrompit comme si elle avait dépassé un seuil. Certains convives échangèrent des regards sceptiques, la perspective d’une « quatrième couche » ouvrant un gouffre qu’ils n’étaient pas prêts à regarder. Otomo souriait, l’esprit en ébullition, cherchant déjà comment intégrer cette perspective à ses projets.
Drac, lui, resta impassible. À ses yeux, ce n’était ni mystique ni effrayant : c’était une arme de plus. Il nota cependant qu’Iskhal n’avait pas souri. Le directeur de SYGMA observait la directrice d’AEGIS comme on jauge un enfant qui s’approche trop près du feu.
Viktor Hammerstein, silhouette grisonnante, prit la parole d’une voix calme mais ferme :
— Chez Neofficin, nous misons sur le génome et développons un programme de Biomodulation Régulée de Niveau 5. Sans entrer dans les détails, ce projet vise à exploiter la plasticité naturelle du corps humain pour augmenter force, résistance et récupération via une synchronisation ciblée des signaux neuromusculaires.
Un silence respectueux accompagna ses mots, comme si chacun mesurait la portée d’une telle technologie encore expérimentale.
Le président du groupe pharmaceutique vit dans ce projet une invitation à pousser plus loin :
— Les essais se poursuivent depuis plusieurs années, sur des cohortes d’orphelins de guerre. Certains sujets n’ont pas survécu aux premières itérations. Mais une poignée se distingue, et l’un d’eux a déjà été engagé dans le circuit des compétitions augmentées. Ses performances au sein de l’Enhanced Boxing Circuit sont plus qu’encourageantes : vitesse, résistance, récupération hors normes… et une agressivité exploitable.
Un murmure parcourut la salle, aussitôt étouffé par le regard perçant de Viktor. Sa voix, qu’il voulut ferme, vibra pourtant d’une chaleur presque personnelle :
— Ce projet reste à finaliser, mais il pourrait bien, et vous en conviendrez, Docteur Mornhaupt, constituer une révolution dans la projection de nos troupes orbito-portées.
Leurs regards se croisèrent — un instant trop long, trop dense pour n’être que protocole. Pas pour Naram Iskhal. Le directeur de SYGMA observait sans ciller, ses doigts glissant lentement sur sa tablette, enregistrant l’information. Une donnée de plus, une faiblesse intime notée dans l’ombre — arme silencieuse qui servirait tôt ou tard.
Drac reprit, plus grave, mais d’un ton rassembleur :
— Je vous encourage à enterrer vos querelles, à transformer vos rivalités en nouvelles collaborations, en nouvelles alliances. Parfois, ce sont les affinités les plus inattendues qui forgent les unions les plus solides. Après tout… même les passions peuvent servir l’Europe, si elles sont bien canalisées.
Un sourire accompagna ses mots, plus amical que moqueur. Dans la salle, les tensions s’apaisèrent. Quelques rires légers fusèrent, et l’air sembla moins pesant.
Viktor détourna les yeux, Adèle se contenta d’ajuster ses lunettes — geste de protocole.
Drac conclut d’une voix ferme :
— Nous sommes les gardiens de ce nouvel ordre. L’Europe doit renaître — plus forte, plus disciplinée — et nous tiendrons les rênes.
Il marqua une pause. Le souffle des convives semblait suspendu.
Puis, plus lentement :
— Mesdames, messieurs… ce que nous construisons aujourd’hui n’est pas un simple consortium industriel. Nous construisons l’Histoire.
Le murmure retomba, puis se mua en une attention lourde, comme si la pièce venait d’entendre le claquement d’une porte qu’on referme derrière le monde ancien. Drac resta immobile un instant, les yeux posés sur la cité en contrebas ; les gyrophares se reflétaient dans les vitres comme des braises de dette dans la nuit.
— Nous n’hériterons pas seulement de frontières et de lois, dit-il enfin. Nous hériterons des bilans.
Un frisson parcourut la table ; les hologrammes se figèrent. Drac glissa lentement la main dans la poche intérieure de sa veste et en sortit un petit carnet noir, relié de cuir.
— Le véritable champ de bataille, mes amis, ce n’est plus la terre ni l’orbite : c’est la solvabilité. Chaque nation est déjà envahie par ses créanciers.
Il laissa retomber le carnet sur la table, comme une pierre tombale.
— Regardez les chiffres.
Des graphiques jaillirent dans l’air : courbes ascendantes, dettes cumulées, taux de rendement dépassant ceux du sang.
— Ce que vous voyez là, c’est l’arme la plus ancienne : la promesse. La promesse de rembourser. C’est elle qui a remplacé la foi.
Les visages, autour, restaient figés. Même Iskhal, d’ordinaire impénétrable, leva un sourcil.
Drac poursuivit :
— Depuis quarante ans, les États empruntent à ceux qu’ils auraient dû taxer. Nous avons transféré le pouvoir fiscal au pouvoir financier. Le résultat ? Une société où les riches prêtent aux pauvres pour qu’ils puissent continuer à obéir.
Il fit quelques pas lents autour de la table.
— Mais cela peut changer. Nous pouvons inverser la charge. Transformer la dette en discipline.
Il se redressa :
— Je parle ici sous le conseil d’un homme dont la clairvoyance dépasse la mienne : Antoine de Vaux, président de Citéfin Alceste, gardien de Lux Fortis, la forteresse financière du Luxembourg.
Les têtes se tournèrent ; certains connaissaient déjà le nom.
— De Vaux nous l’a rappelé : « Celui qui garde le capital garde l’avenir. » Nous allons donc bâtir un cadre où la dette ne sera plus une faiblesse, mais une loi naturelle. Chaque citoyen sera un actif, chaque effort un rendement, chaque vie un contrat.
Il posa la main sur la table, appuya sur une touche. Un faisceau de lumière se déploya ; dans la brume holographique apparut une silhouette haute, mince, aux cheveux argentés : Antoine de Vaux en personne, relié depuis le Luxembourg.
Sa voix, précise, aux inflexions aristocratiques, s’éleva dans la salle :
— Mesdames, Messieurs… la stabilité n’est pas une vertu morale. C’est une forme d’obéissance mathématique. Convertissez vos dettes en juridictions, vos créances en droits, et vous posséderez la paix.
Il sourit à peine :
— Lux Fortis gardera vos titres et vos serments. Nous ne prêtons pas : nous veillons.
L’image s’éteignit. Un silence froid suivit.
Drac reprit la parole, comme s’il scellait le pacte :
— Voilà la clef. L’Europe renaîtra non pas sous le signe du suffrage, mais sous celui du solde positif. L’ordre nouveau ne reposera plus sur la foi, ni sur la peur : il reposera sur l’équilibre des comptes.
Il leva légèrement le menton :
— Chaque actif devra justifier sa place. Ceux qui produisent resteront. Ceux qui coûtent disparaîtront. Ce n’est pas une purge. C’est une purification comptable.
Personne ne parla. Le murmure des serveurs tenait lieu d’amen.
La grande salle vibrait d’une tension sourde.
Après les présentations technologiques, Odin Stahlkopf, général de Nordika, se leva. Carrure massive, menton taillé à la serpe, son regard scrutait l’assemblée.
— Mesdames et messieurs, le retrait coordonné de nos forces des zones de conflit sino-russes — décidé par La Générale, DOAP, Nordika, AEGIS-Defense, Helios Black et SYGMA-Signal — ouvrira une période d’instabilité majeure.
Il marqua une pause, savourant l’écho.
— En laissant le champ libre aux bandes armées locales et aux factions irrégulières, nous créons un vide que les gouvernements ne pourront ignorer. L’influence de certains partis — le Front Laïc Européen, les Conservateurs — est déjà saturée de nos relais.
Un sourire mince effleura les lèvres d’Iskhal.
— Un coup d’État… démocratique. Une transition légale, validée par les urnes, mais écrite de notre main.
Henri Drac hocha lentement la tête, le regard dur.
— Qu’ils brûlent. Chaque émeute, chaque frontière effondrée, sera un argument de plus. Quand l’Europe implorera qu’on la sauve, nous serons la seule réponse.
Les discussions s’étirèrent ensuite, mêlant logistique, protocoles et projections à huis clos. Mais l’essentiel avait été dit : la politique céderait la place à la comptabilité, la comptabilité à l’ordre, et l’ordre au silence.

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