Chapitre IV

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« We are citizens of a future redefined
No regrets tied to the things we leave behind »
— MUZZ — New Age

Strasbourg – EuroStrat, district de Koenigshoffen

21 mai 2067Zone d’accès restreint – E-Volve / Accréditation Gibson

Les portes blindées du siège d’E-Volve se refermèrent dans un souffle hydraulique discret.
Le sol de verre intelligent, traversé de circuits pulsant une lumière bleutée, guida Henri Drac de St-Genest à travers un atrium silencieux — un sanctuaire technologique suspendu hors du temps.

Deux soldats l’attendaient, immobiles. Leurs uniformes d’un rouge vif tranchaient avec le blanc des protections balistiques.
Sur la manche gauche, au niveau du biceps, l’Écu : petit bouclier stylisé, symbole des Agences de Protection des Citoyens, intégrant un traqueur actif et un code d’authentification SYGMA-Signal.
Au centre de l’Écu, frappé en relief, le logo E-Volve : une silhouette humaine fusionnant avec un circuit imprimé — l’icône de l’Homme augmenté.

L’atrium s’étendait sur trois niveaux de verre, baignés d’une lumière parfaitement calibrée.
Au centre, un jardin minéral japonais reposait dans une cuvette circulaire de quartz dépoli : pierres sombres lisses sur sable blanc ratissé en ondes concentriques. Aucun végétal. Aucune irrégularité. Seulement le rythme du vide et la géométrie du silence.
Autour, des plaques discrètes citaient Dōgen, Musashi, Takuan — socle spirituel d’une forteresse d’algorithmes. À intervalles réguliers, des bornes d’interface lévitaient, projetant des données cryptées. Et partout, l’impression d’être observé — non par des caméras, mais par quelque chose de plus diffus.

Le plus gradé s’avança et salua :

— Mes respects, mon général. Le colonel Otomo vous attend dans le noyau tactique. Permettez que nous vous escortions.

Henri hocha sobrement la tête. Il n’était pas venu pour ça. Pas seulement.

L’ascenseur grimpa dans un silence total.
À travers la paroi de verre blindé, Henri observait les entrailles d’E-Volve : salles blanches, laboratoires scellés, couloirs parcourus de drones flottants. À chaque étage, des silhouettes en blouse ou en treillis s’inclinaient sans jamais croiser son regard. Tout obéissait à une chorégraphie précise — programmée, intégrée, peut-être implantée.

Niveau 47. Les portes s’ouvrirent sur un couloir plus sombre, plus froid.
Devant, une porte en titane noir portait une simple inscription :

Noyau tactique — Accréditation Gibson 0

Les soldats restèrent en arrière. Drac avança seul.

Une vibration sourde précéda l’ouverture. De minces lignes de lumière bleue dessinèrent un cercle palpitant autour de l’inscription ; chuintement, cliquetis — presque organiques. La cloison glissa, révélant un espace vaste et feutré, saturé d’ombres mouvantes et d’affichages tactiques en suspension. Odeur d’ozone et de métal froid. Au centre, autour d’un globe holographique tourbillonnaient données, conflits, échos d’incidents aux frontières.

Oshiro Otomo s’y tenait, bras croisés. Son visage fermé par l’analyse s’ouvrit en voyant l’homme.

— Henri.
— Oshiro.

L’accolade fut brève, sincère. Parmi tous, seuls les Otomo se permettaient encore ce prénom — à l’abri du masque officiel. Un instant, la tension des dernières heures se dissipa.

Le jeune homme portait la rigueur de son père, en plus nerveux, plus affûté. Il posa sa main cybernétique sur l’épaule de Drac.

— On y est ! Regarde… Nos premiers casques tactiques viennent d’arriver.

Sur un piédestal noir, un EUROPA émettait une pulsation bleutée — bijou AEGIS-Defense : scan thermique, reconnaissance comportementale, et micro-prévision tactique fondée sur IA quantique.

— EUROPA interprète le regard humain et anticipe le danger… avant même qu’il ne se manifeste visuellement, commenta Oshiro. Le module neuro-réactif reste capricieux : il faut un esprit conditionné pour en tirer tout le potentiel.
— Les soldats que nous formons y parviendront, répondit Drac. Mais ce n’est pas pour la technologie que je suis venu.

Un bref silence. Oshiro comprit, son expression se referma avec gravité.

— Tu veux lui parler.
— (acquiescement)

— Suis-moi.

Ils traversèrent un couloir où l’air semblait plus lourd, chargé d’électricité statique. Une lumière opaline glissait sur des parois gravées d’idéogrammes japonais et de schémas anatomiques anciens.

— Comment va-t-il depuis la dernière fois ? demanda Drac.
— Bien, je suppose… mais plus le temps passe, plus il change. Parfois, il me perd. Son état de conscience semble dépasser nos frontières de perception… ou celles de la santé mentale.

Oshiro laissa un silence s’installer, surpris par sa propre formule.

— Prends ton temps. Il me parle souvent de toi. Il sera heureux de ta visite.

Au bout du couloir : la salle froide.
La double porte, ornée du sceau Otomo, s’ouvrit à leur approche. Drac franchit seul.

Ténèbres. Puis, au centre, une lumière bleue nimbant un cylindre de verre rempli d’un liquide translucide.
En suspension, un corps. Des câbles optiques sortaient de son crâne rasé vers un noyau de traitement massif. Paupières closes. Visage d’une paix minérale.

Ainsi était le sarcophage neuronal de Zenji Otomo.
Ainsi était la conscience immortelle.

Un souffle. Une vibration. Puis une voix — nulle part et partout — chargée de mémoire et d’autorité.

— Henri…

Henri s’approcha, comme un disciple devant un sanctuaire.

— Sensei.

Silence dense. La voix revint, modulée par le processeur, mais empreinte de cette lenteur cérémonielle des anciens maîtres :

— Tu marches sur un sentier où chaque pas t’arrache à l’homme que tu étais. Tu cherches l’ordre… mais ce que tu bâtis, ce sont des chaînes.
— Je cherche à empêcher l’effondrement.
— Tu veux le contrôler. Ce n’est pas la même chose.

Un éclair courut dans les fibres du sarcophage. Des flashs mentaux affleurèrent : ruines, corps, mer noire, voix dans la nuit.

— Ici, dans ce silence… j’ai vu des fragments d’existence qui n’appartiennent pas à ce monde. Des pensées étrangères. Des réalités qui n’obéissent pas aux lois humaines.
— Des hallucinations ?
— Non. Des intrusions. Des consciences qui cherchent à se propager. Certaines prennent racine dans les machines. D’autres… dans les rêves.

Henri resta figé.

Naram Iskhal.
Le cylindre parut s’assombrir. Une onde imperceptible traversa la pièce.
— Il n’est pas ce qu’il prétend être. Il voit au-delà des signaux. Et quelque chose regarde en retour.
— As-tu des preuves ?
金の夜明け (Kin no Yoake)

Zenji marqua une pause. Sa voix se fit plus faible, comme si un flux intérieur l’aspirait.
— Je peux presque la voir, Henri. C’est magnifique.

Henri cligna des yeux. Le mot vibrait encore, incongru.
Il hésita, baissa la tête — de peur de rompre un fil invisible.

— …Pardonnez-moi, Sensei, mais je ne vous suis pas.

Le sarcophage resta muet. La mâchoire de Drac se crispa — rare aveu de doute.
Zenji Otomo ne parlait plus. Depuis le 26 juin 2061, il n’était qu’une conscience suspendue, un souffle d’éternité. À quel prix ?
Henri s’inclina très légèrement et se détourna.

La lumière froide de l’extérieur l’aveugla un instant.
Oshiro l’attendait, droit, nerveux.

Henri releva le menton, esquissa un sourire presque réel :

行こうぜ, 兄弟 (Ikō ze, kyōdai)… Allez, viens, mon frère.
— (sourcil d’Oshiro)
— Prends ton jouet, dit Henri en pointant EUROPA. J’espère que tu as un modèle en stock pour moi. Montre-moi ce que tes soldats savent faire.
— Tu vas adorer, répondit Oshiro en saisissant le casque, le regard brillant.
— Tu sais encore tirer, vieux frère ?
— Tu vas voir si je me souviens.

Il marqua une pause, plus bas :

— À propos d’AEGIS… Je t’ai déjà parlé de l’Arche DIAS ?

Orbite basse — Station AEGIS-LEO

2 juillet 2068 — 08:12 TU

Suspendue au-dessus de l’Atlantique, la station AEGIS-LEO scintillait dans la lumière crue du matin spatial : anneaux de docking, grappes de modules, radars dressés comme des mâts. Port orbital parmi les plus surveillés du monde, point de passage vers L2.

Henri Drac glissa dans le couloir d’accès pressurisé, guidé par un officier de quai en combinaison grise.
Au travers des hublots : silhouettes colossales des cargos miniers en rotation lente, escortés par des frégates APC aux coques blindées ; plus loin, un anneau d’arrimage pour délégations étrangères affichait, en idéogrammes blancs sur rouge, NOVAYANG, capitale orbitale de l’Alliance sino-russe — structure tentaculaire vibrant d’une activité glaciale.

— Rappel protocole : identification biométrique à chaque sas. L’armement reste scellé jusqu’à l’entrée en zone Lagrange, rappela l’officier.

Drac hocha la tête, le regard rivé sur son objectif : l’Eryne-12.

Le module de transport, cinquante mètres de long, portait la livrée blanche et or d’AEGIS, ses flancs gravés du blason DIAS-3. À la proue, deux tourelles défensives rétractées et le dôme de l’observatoire sous bouclier optique noir.

À l’intérieur, la configuration rappelait un tour-bus spatial : cockpit ouvert sur une zone de vie centrale ; allée longitudinale menant à la salle de briefing et aux modules de repos ; hublots panoramiques courant le long des flancs — un luxe pensé autant pour l’image que pour l’efficacité.

À bord attendaient :
— le Cdt Edward “Ed” Rojas, vétéran orbite–lune, œil gauche cybernétique ;
— le Lt Sacha Lenoir (SYGMA), silhouette austère, terminal au poignet, chargé de la cohérence des flux et des paramètres cognitifs ;
— deux techniciens AEGIS : Maj. Miguel Duarte, Portugais jovial, et Sch-chef Anja Kovács, Hongroise méthodique — duo redoutable ;
— et, en retrait mais très visibles : Élise Kraemer, journaliste accréditée, voix grave devenue signature, et son cadreur Gus Petrovic. Invités par Drac pour transformer chaque minute — du décrochage au retour — en récit visuel d’une Europe renaissante.

Leur matériel de captation, dernier cri, relayait en continu un flux sécurisé — images destinées aux mégalopoles européennes, accompagnées d’une narration triomphale. « Pour l’Histoire », avait dit Drac. (La phrase, des années plus tard, prendrait un sens bien plus sombre.)

Lorsque Drac franchit l’écoutille, tout le monde leva les yeux.

Général Drac à bord, annonça Rojas en s’amarant.
— Installation module central ; séquence de décrochage dans T-10… 9… 8…

Henri s’installa face au grand hublot frontal servant de salon-observatoire.
La Terre déroulait ses masses nuageuses et ses côtes miroitantes — vision familière et lointaine à la fois. Plus haut, la courbe sombre de l’espace était zébrée des traînées lentes des satellites, des éclats des débris — vestiges muets des combats orbitaux. Ici, chaque orbite a une mémoire.

3… 2… 1… Décrochage !

Les verrous du dock claquèrent.
L’Eryne-12 glissa hors de l’ombre d’AEGIS-LEO. Les propulseurs stabilisèrent la poussée ; la Terre s’éloigna lentement derrière les panoramas.

Henri se redressa dans l’allée, tourné vers l’équipage et les caméras :

— Caméras prêtes ?
— (pouce levé du cadreur)
— Parfait. Alors, que tout le monde écoute.

Sur l’hologramme central, une orbite haute apparut : NOVAYANG en rotation lente, anneaux rouges.

— Capitale orbitale de l’Alliance sino-russe. Ce que les diplomates appellent un pôle de stabilité n’est qu’une tête de pont militaire. Leur flotte peut frapper l’orbite basse en moins d’une heure.

Sa voix se fit plus froide :

— Nous gardons le profil bas. Chaque impulsion électromagnétique, chaque micro-souffle est enregistré par leurs stations de poursuite. Le couloir orbital que nous empruntons a une tolérance de deux degrés. En sortir = intrus. Leurs vecteurs d’interception décolleront avant même notre correction.

Il balaya les visages, s’attarda sur le lieutenant SYGMA, dont le terminal projetait une lueur discrète.

— Chacun reste à son poste. Et si vous apercevez NOVAYANG… souvenez-vous que cette façade de verre et de lumière masque batteries à plasma, hangars de frégates et essaims de drones.

Malgré la tension, quelques regards dérivèrent vers le hublot. NOVAYANG emplissait l’espace, corolle iridescente déroulant ses structures. Beauté glacée, trompeuse — masque de guerre.

— Commandant, confirmaz le déploiement des A-Rev 9.
— Drones opérationnels, répondit Rojas. Formation défensive en losange. Liaison synaptique calibrée.

— Le nec plus ultra des escorteurs exo-orbitaux : arc de feu 360°, réactif en 0,3 s. Si quelque chose s’approche sans autorisation, il n’aura pas le temps de comprendre qu’il est déjà mort.

Rojas enchaîna, presque trop fier :

ARTHEMIS, révision 9 : 6,40 m, autonomie 76 h, canon Gauss double Mk.IX, missiles Kheiron à guidage thermique, barrière Cobalt déflectrice. Une meute orbitale dressée pour débusquer tout intrus — la chasse la plus fine jamais tissée dans le vide.

Un bref silence. Élise Kraemer leva un sourcil, mi-amusée, mi-inquiète. Lenoir ne quitta pas son terminal, mais ses doigts suspendirent un instant leur danse. Tous savaient qu’ils naviguaient dans une arène invisible : mission à façade officielle, trajectoire contestée, portée immédiate des radars ennemis — et des canons qui vont avec.

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