Chapitre V

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« Hurt me once, and you're paralyzed
Whisper in your ear
I'll be your biggest fears, mhm, it's lights out, bitch »
Bludnymph- Lights Out

Haut-pays du voïvodat de Moldavie

18 octobre 1691

L’hiver s’installait de plus en plus durement et avec lui le froid. La fièvre qu’avaient contractée Stefan et Octavian, les deux fils de Piotr Nicolescu, avait obligé ce dernier à accomplir lui-même la corvée de ramassage du bois.

Un soleil rouge et rasant baignait le sous-bois d’une douce et chaude lueur, lui faisant oublier un instant ses engelures naissantes.

La quiétude de cette aube fut soudain interrompue par un appel au secours. Bref, étouffé par la distance, il aurait pu passer inaperçu sans l’ouïe extraordinaire du colosse moldave. Il posa avec précaution son tas de fagots et saisit fermement sa hache avant de se diriger prudemment vers les cris. Il devait probablement s’agir d’une patrouille ottomane essayant d’appliquer leur droit illégitime à un villageois qui, comme lui, ramassait du bois.

En s’approchant, il constata que ses suppositions étaient infondées et marqua un temps d’arrêt devant la scène qui s’imposait à ses yeux. Si des soldats de l’Empire ottoman étaient impliqués, ceux-ci devaient être partis depuis longtemps et avaient laissé derrière eux un saisissant massacre.

Une horde de loups finissait de se repaître des restes d’hommes éviscérés et décapités. À chaque claquement de mâchoires, Piotr crut percevoir un bruit métallique, comme si les crocs heurtaient du fer et non de la chair.

À en croire leurs habits, il s’agissait probablement de religieux en provenance du monastère de Putna, plus à l’est. L’étalage de sang et d’organes, couplé aux grognements des animaux fouillant les carcasses, ne tarda pas à lui donner la nausée. Dans un puissant râle guttural, Nicolescu déposa le repas englouti quelques temps auparavant au pied d’un jeune hêtre, la main gauche posée sur son tronc. Sous sa paume, l’écorce vibrait comme si le bois respirait.

Reprenant son souffle, il s’essuya la bouche du revers de sa main droite, toujours agrippée à sa hache, et tourna à nouveau le regard.

Les bêtes, qui jusqu’alors ignoraient sa présence, avaient désormais cessé leur festin. Les crocs d’un gros mâle, découverts et souillés par les chairs des saints hommes, menaçaient désormais Piotr. Le loup avançait la queue basse, grognant, prêt à bondir.

— Trop tard pour fuir…, murmura le Moldave.

Sur ces mots, il ancra solidement ses pieds au sol et saisit sa hache à deux mains. L’instant où le loup s’élança fut celui qu’il choisit pour porter son attaque. L’acier rencontra la mâchoire de la bête. Il lui arracha la majorité de sa denture avant de s’enfoncer dans son crâne, lui ôtant la vie. La fin du mouvement projeta la dépouille à quelques mètres, mettant en fuite le reste des animaux.

Le corps du loup convulsa au sol, mais ce n’était pas du sang qui s’échappait de son crâne ouvert : une vapeur sombre s’enroulait dans l’air glacé, se dissolvant comme une fumée sans feu. L’odeur du soufre remplaça celle du sang.

Le cœur battant, l’estomac noué, Piotr regarda la meute s’éloigner. Il desserra son emprise sur le manche de son arme et se mit à la recherche de survivants — au moins de celui qui avait appelé à l’aide. Il devait faire vite, avant que les loups ne se réorganisent.

Un sifflement attira son attention vers une charrette retournée. Il s’y précipita et trouva un moine vêtu d’une bure, allongé sur le flanc. En le retournant, il constata une large entaille sur l’abdomen de l’ecclésiastique. Son poing serrait fermement une croix orthodoxe.

Le ciel s’obscurcit alors. Ce n’était pas un nuage : l’astre du jour lui-même semblait ronger sa propre lumière, comme une hostie noire qui se consume de l’intérieur.

Nicolescu leva les yeux. Il sentait désormais le mal envahir l’air.

— Il arrive… il arrive… il est là… ça a commencé !!!

Les mots provenaient du moine. Piotr ne distinguait que sa bouche en raison de la pénombre et de la capuche. La croix se mit à luire, puis s’enflammer, carbonisant la main du malheureux. La bouche se déforma dans un rictus de douleur.

Les flammes prirent la couleur d’un noir liquide, gouttant sur la neige qui ne fondait pas mais se fissurait en éclats de verre.

Le blessé trouva la force de se redresser, son visage se dévoila pour se transformer. Les yeux disparurent sous une plaque osseuse. La peau cloqua et s’étira pour laisser place à des tendons et de la chair à vif. Une rangée de crocs acérés laissa échapper un cri strident…

Strasbourg – EuroStrat

District de Kehl, 1er octobre 2075

Nicolescu bondit et saisit sa hache. L’écho du cri s’éteignit dans la nuit. Il était trop tard pour en estimer la distance.

— Tu as bien dormi, Papa ?
— As-tu fait de beaux rêves ?
— Raconte-nous, s’il te plaît… Cela fait si longtemps que nous ne rêvons plus !

Il ignora les voix plaintives des têtes pendues à sa ceinture et s’approcha de la fenêtre de l’appartement qu’il avait réquisitionné pour la nuit. Les jours s’assombrissaient ; il distinguait désormais clairement la tache noire qui rongeait le soleil. Le temps des investigations était révolu. La justice devait passer. Au fond de lui, il redoutait pourtant qu’il ne soit déjà trop tard.

— Monsieur Solmeyer ?

Un son audible pénétrait dans le crâne endolori de la jeune recrue de l’APC.

— Monsieur Solmeyer ?

Une voix féminine et douce le poussa à ouvrir les yeux. Une lumière froide et blanche s’y engouffra violemment. Dans un mouvement réflexe, Stefan se couvrit le visage du revers de la main droite. Une douleur se fit alors ressentir au niveau du poignet : il venait de tirer sur sa perfusion. La femme lui saisit délicatement le bras et le repositionna le long de son corps avant de vérifier le dispositif médical.

— Monsieur Solmeyer, savez-vous où vous êtes ?
— À l’hôpital ? répondit-il d’une voix à demi-éteinte après avoir constaté sa semi-nudité dans un lit médicalisé. Il toussa.
— Vous souvenez-vous pourquoi ?

Elle lui tendit un verre d’eau. Il en but une gorgée, profitant de cet instant pour toiser la jeune femme. Elle portait la tenue du personnel médical des A.P.C., une blouse austère sur une tenue de combat. Sur la plaque patronymique : C. Valentin — SYGMA.

— Pardon ? reprit-il, ayant oublié la question.
— Vous souvenez-vous de ce qui vous a amené ici ?

L’agent de NeofficiN n’était plus bien sûr. Il se remémora sa mission, l’attaque des créatures, la mort de son ami… L’électrocardiogramme s’affola, donnant sa réponse.

— Je…
— Très bien, essayez de vous détendre.

Elle appuya sur le bouton d’appel.

La porte s’ouvrit brusquement. Deux hommes en costume sombre entrèrent, sans un mot. Un simple signe de tête fit sortir l’infirmière. La chambre se referma sur Stefan, désormais seul avec eux.

Le premier traîna une chaise, la fit racler sur le sol, puis la bloqua contre le lit. Le choc heurta l’aiguille de la perfusion, arrachant une grimace à Stefan.

— Sensible, hein ? murmura-t-il avec un sourire sec.

L’autre posa une mallette au pied du lit et l’ouvrit avec une lenteur calculée. À l’intérieur, une sphère bardée de lentilles. Un claquement sec, et l’objet se déploya comme une fleur métallique. Un rayon vert explora le corps de Solmeyer, déclenchant une série de bips saccadés.

— Synchronisation effectuée, annonça le technicien, le coin des lèvres relevé.

Son complice bascula la chaise à califourchon, se pencha sur Stefan et laissa glisser ses doigts le long du cathéter. Une caresse trop lente, volontaire, presque charnelle.

— Agent Solmeyer, je vais vous poser des questions et il faudra y répondre avec autant de franchise et de précision que possible… vous comprenez ?

Le jeune homme hocha la tête, totalement hébété par la situation.

— Cet entretien va être enregistré et revêt une importance capitale. J’attends de vous une coopération totale, on est d’accord ?
— Bien sûr, monsieur… sortit pitoyablement de sa bouche.
— Très bien… votre nom ?
— Solmeyer… Stefan Solmeyer…
— Âge ?
— Vingt-deux ans… et demi…

Un sourire méprisant s’afficha sur la bouche de l’homme qui lança un regard à son collègue. Celui-ci lui renvoya la même expression.

— Vingt-deux ans et demi ! reprit-il en insistant sur le « et demi ». Bien ! Le prénom de votre père ?
— Étienne… mais il est mort… un accident, quand j’étais jeune…
— Oui, quand tu étais jeune… Que s’est-il passé au district de Kehl durant votre patrouille, seconde classe Solmeyer ?
— Je… je ne suis plus bien sûr…
— Tu n’es pas bien sûr ?

L’homme eut du mal à dissimuler une satisfaction malsaine.

— Mauvaise réponse. Je vais t’aider… tu veux ?

Il se leva, glissa une main dans la veste de son costume, en sortit une seringue et attrapa la poche de sérum. Les bips de l’ECG s’accélérèrent, stridents.

Des éclats de voix se firent entendre derrière la porte. Celle-ci captura le regard des trois occupants de la chambre avant de voler en éclats, traversée par un homme en uniforme gris de SYGMA, emportant dans sa chute l’individu à la sphère. À sa suite, le sergent Boronov entra.

— Soldate ! Habillez-vous, on s’en va ! ordonna-t-il, du ton froid caractérisant ses prises de parole, lançant un uniforme sur le lit.

— Sergent, vous n’avez pas le droit, ce soldat est sous ma juridiction, protesta celui qui se tenait près de Solmeyer.

— C’est aussi ce que m’expliquait votre collègue, dit-il en désignant l’homme à terre, avant de refermer vigoureusement son poing. Mais voyez-vous, SYGMA n’a aucune juridiction pour les opérations à Kehl, et monsieur Solmeyer est sous contrat avec NeofficiN. Il est sous mes ordres, donc — ma — juridiction.

La stature hors norme du sergent de la 6ᵉ section suffit à imposer le calme. Stefan enfila l’uniforme à la hâte. Les deux agents sortirent de la chambre précipitamment et s’engouffrèrent dans les couloirs saturés de brancards.

— Où sommes-nous ?
— Dans l’hôpital de campagne du district de Kehl, soldate.
— Que me voulaient-ils ?
— Aucune idée, mais Langlois et Kowalik sont portées disparues, je n’allais pas laisser ta carcasse ici.

Boronov activa ensuite son communicateur à l’approche de la porte de sortie.

— Jonas, fais tourner le moteur. Extraction réussie.

Dans le couloir, les blessés s’entassaient, gémissants, leur tumulte étouffant les pas. Stefan suivait, vacillant, le souffle court. Chaque mouvement lui rappelait qu’il n’était pas tiré d’affaire.

Derrière eux, la chambre restait ouverte, baignée d’une lumière crue. Vide, en apparence seulement.

Il ne pouvait s’empêcher d’y jeter des coups d’œil furtifs. La sensation d’être observé lui collait à la peau.

Nederland – District de Rotterdam

Plateforme multimodale Hêta 4 – 6 janvier 2075

— Ils sont en retard ! Je t’avais bien dit de ne pas dealer avec ces Français… une Agence en plus… je le sens pas, on s’arrache…

La jeune femme rousse, naturellement prudente, venait d’exposer sa désapprobation. À ses côtés, Buttercup Mom, petite femme toute en rondeur, arborait fièrement son 115E, mis en valeur par un ensemble mini-jupe corset en vinyle jaune.

— Respire… Ils n’ont que deux minutes. Et on a pas mal de brins de filles avec nous.

[Pression atmosphérique : 1007 hPa]

Sur le quai D-72, les Protectrices s’étaient déployées massivement malgré la météo exécrable.
Vingt et une filles armées, masquées aux couleurs de leur cartel, sécurisaient le périmètre autour d’un container frappé du logo du groupe NORSK SJØSTERNER.

Un sifflement retentit soudain depuis l’accès nord.

— Tu vois bien, ma douce, rien ne sert d’attraper des ulcères. C’est mauvais pour le business.

Derrière son masque, Tinker Lily devina le sourire moqueur de Mom et relâcha un peu la tension.

Un porte-container apparut, escorté de deux transports de troupes légers et d’une berline blindée noire.
L’un des transports s’immobilisa à distance, tandis que l’autre accompagnait le camion et la berline jusqu’à une dizaine de mètres. Aussitôt, les canons des Protectrices convergèrent.

[Température : 6,1 °C]

Les portières de la berline s’ouvrirent simultanément, à l’exception de celle du conducteur.
Un homme d’une quarantaine d’années, blond, vêtu d’un costume trois pièces gris acier au col négligemment ouvert, sortit une mallette à la main. Il chaussa des lunettes noires type police, aussitôt encadré par deux gardes du corps.

— Eh bien… La température a nettement chuté depuis notre dernière rencontre, madame !

Le quadragénaire balaya du regard les Protectrices, mimant un frisson.

— Effrayant… Dois-je ordonner à mes hommes de se déployer également, ou vos demoiselles rangent leurs jouets ?

Il fit un signe discret. Le sergent Dumont Fabrice, en uniforme noir de la Générale malgré un manteau civil jeté sur ses épaules, s’avança d’un pas mesuré. Traits fermés, discipline de soldat aguerri.

— Monsieur.

Buttercup Mom leva le poing : ses filles abaissèrent leurs armes.

— Bonjour, Monsieur Legrand. Excusez la nervosité de mes chipies, mais vous êtes en retard.

Inconsciemment, Tinker Lily jeta un œil à sa montre.

— Je suis désolé. Un appel contrariant a sursis à mon départ, madame.

[Vent : 1,2 m/s]

Les deux femmes échangèrent un regard interloqué : leur compréhension du français avait atteint ses limites. L’homme s’en amusa et esquissa un rictus.

— C’est celui-ci ? demanda-t-il dans un anglais très français, désignant le container.
— Exactement. C’est là-dedans ? répondit Mom, hochant vers la mallette.
— Vous vérifiez ? fit-il en tendant l’objet.

Tinker Lily s’en saisit et l’ouvrit. Un million d’euros… Pas tant de liasses, finalement. Certainement pas assez à son goût comparé à la cargaison du container.

— Le compte y est ! finit-elle par annoncer.
— Vous vérifiez ? lança Mom à Legrand, désignant le container.
— Non merci, ça ira, madame.
— Très bien, on y va et on rentre bosser !

Sur son ordre, les filles descendirent du container. Une d’elles, au chariot élévateur, le chargea sur le camion.
Le chargement s’effectua sans encombre, dans un silence quasi religieux. Une fois les verrous en place et la cargaison arrimée, les moteurs rugirent.

— Dumont, convoyer le camion au point 48.5889 nord – 7.8195 est, comme convenu.

Le sergent acquiesça d’un bref mouvement de tête, son regard d’acier fixé vers l’horizon, avant de se diriger vers la cabine.

[Distance : 2234 m]

— Ce fut un plaisir de travailler avec vous et la Générale de l’Armement, Monsieur Legrand.
— Plaisir partagé, madame.
— Je serais heureuse de vous recevoir dans mes établissements, ou de vous envoyer quelques escortes si vous restez dans nos districts.
— N’y comptez pas trop, malheureusement… Adieu, madame.

Il remonta dans la berline, claquant sèchement la portière.

Alors que le camion et la voiture s’éloignaient, le transport de troupes resté sur place fit monter la tension d’un cran. Les Protectrices reprirent leurs armes. Tinker Lily posa la mallette, serra sa batte de base-ball et se tourna vers sa supérieure.

[Cible acquise]

À une centaine de mètres, confortablement installé dans son habitacle, Legrand saisit un communicateur haute fréquence.

— Caporal Lutz… Ouvrez le bal.

Sur le toit d’un immeuble, un doigt délicat pressa la détente d’un fusil de précision.
Quelques fractions de seconde plus tard, la matière cérébrale de Buttercup Mom éclaboussait le masque de Tinker Lily.

Les transports de troupes s’ouvrirent.
Les armes allaient parler.
Le sang allait couler sur le bitume du quai D-72.

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