Chapitre VI
« Six six six, the number of the beast
Sacrifice is going on tonight »
— Iron Maiden, The Number of the Beast
Haut-pays du voïvodat de Moldavie
18 octobre 1691
Le souffle court, Piotr Nicolescu progressait dans la forêt enneigée, les yeux rivés sur ses propres traces, fugaces. Chaque pas s’enfonçait dans la poudre blanche, alourdi par le bois qu’il portait, un fardeau précieux, vital, dont il ne pouvait se défaire.
Ses mains, encore souillées du sang tiède de l’homme de foi, collaient à l’écorce rêche. L’odeur métallique lui remontait aux narines à chaque bouffée d’air, le poussant à presser le pas. Il devait rentrer. Rentrer avant qu’on ne découvre. Avant que le sang ne parle.
Et si les Ottomans remontaient jusqu’au hameau ? Jusqu’à ses fils malades ? Jusqu’à sa femme et ses deux filles… trop belles pour ces temps de guerre ?
Lorsqu’enfin la silhouette du village se dessina au-delà de la butte, le ciel vira sans prévenir. Des nuages lourds, couleur de cendre, s’amoncelaient, effaçant la lumière. Le vent tourna.
Piotr s’arrêta. Une seconde. Une seule. Juste le temps de reprendre son souffle.
L’orée du bois baignait dans un silence glacé. À cette heure, le village aurait dû bruisser de voix, d’outils, de vie. Mais rien. Dans la neige, une piste se dessinait, menant vers les maisons : des sabots fendus, bien trop grands pour n’importe quel animal de la création.
Son œil de pisteur aguerri isola six empreintes, dont une plus massive que les autres. Un pressentiment affreux lui déchira les tripes. Il laissa tomber son fagot et reprit sa course, enserrant fermement sa hache de bûcheron.
La première demeure qu’il dépassa était celle de Feodor l’Ancien.
La porte gisait brisée, pendante sur un gond. Dans l’ombre glacée de l’entrée, Piotr distingua le corps du vieil homme, étendu sur les dalles, les bras en croix, baignant dans une flaque noire qui luisait faiblement.
La vie semblait avoir quitté les rues de Skolgorod. Rien ne bougeait. Rien ne respirait.
— Elena ! hurla Piotr, appelant sa femme avant de reprendre sa course.
Au-delà des volets clos de sa maison, des gémissements étranges, rauques, s’échappaient en soubresauts. Des râles bestiaux, presque humains, mêlés à des sons étouffés de lutte et de douleur.
Piotr s’arrêta. Son cœur battait à rompre. Ses muscles refusaient d’obéir — figés entre l’horreur et la colère.
Puis un cri jaillit, strident, écorché, presque animal. Un hurlement de gorge déchirée.
Quelque chose surgit de l’ombre. Une masse mouvante, rapide, griffue. La gueule souillée de chair.
Elle n’avait pas d’yeux. Sa chair, à vif, luisait d’un rouge humide. Une odeur immonde la précédait : un relent ancien, putride, plus vieux que la peur.
Un vampire.
Une créature de conte, de cauchemar. Un mot chuchoté jadis pour effrayer les enfants — et qui, maintenant, se dressait devant lui.
Elle boitait. Elle saignait. Et dans son flanc, plantée de biais, il reconnut la vieille épée de son père, offerte à son fils aîné.
— Stefaaaaan ! hurla Piotr, le désespoir lui brisant la voix.
Le cri du père résonna dans la rue vide, glaçant jusqu’à l’âme — si tant est qu’il restait encore une âme vivante pour l’entendre.
Le vampire s’élança.
Alors que Piotr se dressait, prêt à accueillir dignement l’étreinte de la mort, il sentit une douce chaleur se répandre dans son corps. Les mouvements de la bête semblèrent ralentir.
Sans hésitation, il leva sa hache et l’abattit sauvagement sur le sommet du crâne de son assaillant, qui se figea dans la plaque osseuse lui servant de visage. Le monstre continua sa course, déséquilibré, passa à côté de Piotr qui, se saisissant de la garde de la lame enfichée dans son flanc, le poussa au sol en appuyant de tout son poids. L’épée acheva le travail commencé par son fils.
Nicolescu se releva, retirant l’arme de la carcasse inerte. Un sang noir coulait sur le vieux métal, écœurant.
Il reprit sa marche vers son domicile.
— Octavian ?! lança-t-il, espérant une réponse de son cadet.
Mais ce fut un second vampire, plus chétif, qui sortit de sa chaumière. Ses traits déformés par une assurance surnaturelle s’étiraient dans un sourire cruel. Un sifflement, suivi de claquements secs, sortit de sa bouche.
Sans réfléchir, Piotr leva l’épée héritée, son geste guidé par une intuition presque divine. Il lança la lame avec une précision instinctive.
La lame fendit l’air, s’enfonça profondément dans la trachée noire de l’abomination. Un cri étouffé jaillit avant qu’elle ne s’affaisse, vertèbres sectionnées.
— Retourne-toi !
La voix cristalline résonna dans la tête du bûcheron, ordonnant à ses muscles.
Un troisième vampire lui tomba dessus, fauve et rapide. Une attaque sournoise, dans le dos. Le choc de ses griffes arriva avec une violence brutale.
Piotr leva sa hache à la dernière seconde. Le choc métallique résonna dans le silence oppressant. Il bloqua la première attaque, létale, de justesse. Mais la seconde patte atteignit son visage, assez puissante pour fracturer son orbite et lui écraser l’œil.
Il s’écroula.
Le monde vacilla. Sa vision n’était plus qu’un halo sanglant où dansaient des ombres.
La douleur envahissait son crâne, chaque pulsation projetant un éclat incandescent dans son orbite éclatée.
Du sang s’écoulait dans sa bouche, âcre, tiède. Il cracha, tenta de se redresser — en vain. Ses bras ne répondaient plus. Ses doigts effleurèrent son visage ravagé, rencontrèrent la chair ouverte, les os brisés. Il comprit. La défiguration était totale.
Dans la neige, des sons distincts se rapprochèrent.
Clac-clac.
Les sabots fendus. Lourds.
Un de plus, puis deux.
Ils étaient trois. Ils l’encerclaient.
Mais ne frappaient pas. Pas encore. Ils attendaient.
Il sentit leur souffle sur sa peau à vif. L’un d’eux approcha, reniflant son sang avec gourmandise, puis mordit à l’épaule. Une brûlure fulgurante lui traversa les nerfs. Un second planta ses crocs dans sa cuisse. Ils n’étaient pas pressés : ils goûtaient. Ce n’était pas un repas, mais une offrande. Ils attendaient leur maître.
Il aurait voulu que la mort vienne plus vite.
Et soudain, au milieu du vacarme intérieur, une voix franchit la brume.
— Tată…?
Un murmure.
— Tată… ajută-mă…?
C’était elle. Iulia. Sa fille cadette.
Elle était en vie. Et elle l’appelait.
La douleur lui martelait le crâne. Son œil éclaté battait au rythme d’un cœur qui refusait de céder. Il ne voyait presque plus rien, mais la voix perçait les ténèbres. C’était tout ce qu’il lui restait.
Il essaya de bouger. Son bras trembla. Sa main glissa dans la neige tachée de rouge. Il chercha un appui, quelque chose de stable, et ses doigts se refermèrent sur le manche rugueux de sa hache. Une douleur profonde remonta de son flanc, mais il la serra entre ses doigts, comme on serre une corde au bord du gouffre.
À genoux dans la neige, il planta la hache devant lui pour s’en servir comme un pilier. Le bois craqua sous son poids. Il serra les dents. Il avait perdu son visage, peut-être même sa force, mais il lui restait une chose : la volonté de rester debout.
Les trois vampires s’étaient écartés de quelques pas. Ils le regardaient comme s’il avait trahi leur attente. Ils attendaient qu’il tombe. Qu’il se rende. Il ne le fit pas.
L’un d’eux bondit sans prévenir. Il visa son torse avec ses sabots fendus, prêt à l’écraser.
Piotr se redressa d’un coup et pivota. Le mouvement fut maladroit, douloureux, mais assez vif pour éviter l’impact. Il leva la hache à deux mains et la laissa retomber de toutes ses forces sur le cou tendu de la créature. La lame mordit profond, brisant la colonne. Le vampire s’effondra à ses pieds dans un gargouillis épais.
Piotr chancela, recula d’un pas, puis planta ses pieds dans la neige pour se stabiliser. Il redressa lentement la tête et lança un regard fixe vers les deux autres. Ils n’avaient pas bougé. Leur respiration sifflait dans l’air froid.
Il passa d’un côté à l’autre de la ruelle, traçant un demi-cercle autour de la dépouille à ses pieds. Il ne parlait pas. Il ne criait pas. Il défiait les deux créatures restantes du regard, prêt à se laisser happer dans un dernier assaut.
Mais sa vision se brouilla.
Tout vacilla autour de lui. Le vent, les ombres, le froid.
Il cligna des yeux. Une lumière chaude l’aveugla un instant.
Et là, dans ce champ de blé doré, sous un ciel clair, il la vit.
Iulia.
Petite, vive, brune, courant pieds nus entre les épis hauts.
Elle riait. Ses bras ouverts. Son visage éclairé par le soleil.
— Tată… !
Elle courait vers lui. Comme avant. Comme quand tout allait encore bien.
Alors il lâcha sa hache.
Ses bras s’ouvrirent pour l’accueillir.
Mais ce ne fut pas elle.
Ce fut le sol.
Sa tête percuta la terre gelée avec un bruit mat. Une secousse noire traversa son crâne. Sa bouche s’ouvrit, mais aucun mot n’en sortit. Le froid s’infiltra jusque dans ses dents.
Quelque chose s’abattit sur sa poitrine, l’écrasa, le maintint.
Un vampire se tenait au-dessus de lui, penché, le torse soulevé par une respiration courte et désordonnée. Son visage s’approcha jusqu’à ce que Piotr puisse sentir son haleine, une puanteur de sang caillé et de chair corrompue.
Le monstre ouvrit la bouche. Il ne mordit pas.
Il hurla.
Ce cri, arraché des profondeurs de son corps, éclata dans l’air comme une lame. Il portait la rage, la domination, la certitude de vaincre. Il brisa ce qu’il restait de volonté en Piotr.
Piotr ferma son œil valide. Il ne chercha plus à fuir. Son corps resta immobile, abandonné à l’instant.
Puis, à travers le tumulte, des voix s’élevèrent.
Des paroles anciennes résonnaient avec lenteur, récitées dans une langue oubliée depuis des générations.
Des silhouettes surgirent entre les bâtisses. Elles avançaient côte à côte, avec une précision presque militaire. Chaque homme portait une robe noire à capuche, les visages dissimulés par l’ombre. Ils marchaient avec régularité, serrés, déterminés.
Chacun d’eux tira une lame courte de sous sa soutane : un sica dont l’acier noirci avait été trempé dans la cendre.
À leur tête marchait un homme plus âgé, portant une klobouk noire. Sa barbe était taillée avec soin. Son regard, fixe, perçait l’obscurité sans hésitation. Il levait au-dessus de lui une croix sculptée dans un bois si ancien qu’il semblait figé dans la pierre.
— In nomine Domini, dit-il.
Sa voix claqua, claire et sans tremblement.
Les vampires réagirent aussitôt. Leur hurlement résonna dans les ruelles, déchirant l’air comme un râle d’agonie. Puis, comme un seul corps, ils se dispersèrent. Les frères les poursuivirent sans un mot, leurs lames prêtes à trancher.
Le vieil homme s’approcha lentement de Piotr. Il s’agenouilla, tendit la main, et la posa sur son front abîmé. Le contact était ferme, sans violence, empreint d’un calme ancien.
Il resta un instant ainsi, silencieux.
Puis il parla, d’une voix basse, posée, comme s’il récitait une vérité :
— Tenez bon, frate Nicolescu.
Au-dessus d’eux, le ciel remua, lentement. Les nuages s’écartèrent, dévoilant un rayon pâle.
Le soleil, discret, glissa sur la scène, traçant sur la neige rouge un cercle clair autour des deux hommes.
Alors, le souffle court, vidé de toute force, Piotr perdit conscience.
Strasbourg – District d’Hagenau
27 septembre 2075
De petits cierges artisanaux éclairaient péniblement la cave du « Relais de Christian », un établissement de restauration traditionnelle du quartier Sud du district.
L’office religieux venait de s’achever. Le vieux lecteur de CD diffusait l’enregistrement prohibé Cloches : le chant majestueux de Notre-Dame de Strasbourg, et les fidèles commençaient à monter l’escalier par petits groupes, espacés de quelques minutes, afin de quitter les lieux sans attirer l’attention.
Wilhem Schaefer, paroissien dans la force de l’âge et membre respecté de la communauté, s’approcha de l’autel. Il interrompit le père Dominique, occupé à ranger soigneusement les objets liturgiques et à effacer toute trace de leur messe clandestine.
— Mon père… qu’en est-il des rumeurs… des attaques ? demanda-t-il.
— Elles sont confirmées, mon fils.
— Doit-on se préparer ?
— Le sort de l’homme sur la terre n’est-il pas celui d’un soldat, et ses jours ceux d’un mercenaire ?
Sans attendre de réponse, le prêtre reprit :
— Vous êtes déjà prêt, Wilhem. Rentrez chez vous et attendez les ordres. Sous le signe de Jésus-Christ nous vaincrons.
— Sous le signe de Jésus-Christ nous vaincrons. Bonne nuit, mon père.
Wilhem se signa, s’inclina devant le crucifix installé à la hâte au fond de ce chœur de fortune, et remonta sans attendre à la surface. Il pesta en sortant par le local poubelle, l’odeur y était infecte, puis ouvrit la porte qui débouchait sur une sombre ruelle, plongée dans la nuit humide et lourde de cette fin septembre.
Il regrettait le temps où il pouvait exercer sa foi à visage découvert. Mais ce temps était révolu. Son emploi d’agent technique de maintenance sécurité pour le district — avec sa connaissance des emplacements des caméras et son accès aux sauvegardes vidéo — lui permettait désormais de continuer à communier avec ses frères.
Ce soir pourtant, les paroles de Dominique l’avaient conforté dans sa foi. Il se remémora un verset de l’Apocalypse de Jean :
« Ne crains pas ce que tu vas souffrir. Voici, le diable jettera quelques-uns de vous en prison, afin que vous soyez éprouvés. Sois fidèle jusqu’à la mort, et je te donnerai la couronne de vie. »
Il sentit au fond de lui que le moment était venu. Que les trompettes sonneraient bientôt dans les cieux.
Un léger vrombissement se fit entendre dans le silence de la nuit. Un bruit que Wilhem avait appris à traquer. Il se jeta derrière une poubelle, à genoux dans l’humidité insalubre du trottoir salvateur. Quelques secondes plus tard, un drone Sentinel le croisa à vive allure sans remarquer sa présence.
— Le temps se gâte, je ferais mieux de me tirer de là rapidement… pensa-t-il.
Au sous-sol du « Relais de Christian », les derniers fidèles quittaient désormais l’église de fortune. Près du crucifix, dans l’ombre, s’éleva enfin une voix froide, presque désincarnée.
— Dominique, pensez-vous qu’ils soient vraiment prêts pour ce qui arrive ?
— Il le faudra, Éminence… il le faudra, que ce soit de leur vivant ou après…
— Ne soyez pas…
La voix fut interrompue par des tirs d’armes automatiques et des bruits de lutte dans le restaurant. Quelques instants plus tard, la porte au sommet de l’escalier vola en éclats et quatre agents APC investirent le lieu de culte, braquant lampes et canons de leurs fusils vers l’autel. Le père Dominique, toujours derrière celui-ci, leva tranquillement les mains.
— Anton Oberwald, vous êtes en état d’arrestation pour atteinte à la laïcité, pratique aggravée d’un culte et association illégale. Veuillez nous remettre tous les documents et effets attenants à votre activité. Le refus d’obtempérer sera retenu à charge lors de votre procès ! lança le sergent de l’escouade.
Dans le coin sombre, le mystérieux hôte du prêtre se décida à révéler sa présence.
— Comment, mécréants, osez-vous venir en ces lieux ? Vous devriez…
Il fut interrompu par une salve d’armes automatiques tirée par le plus jeune des agents. La recrue, incapable de garder son sang-froid, toucha sa cible. L’Éminence trébucha légèrement et accéléra involontairement sa progression dans la lumière, la tête basse, les bras croisés sur le ventre.
On distinguait désormais nettement ce qui semblait être un prêtre orthodoxe. Il portait une aube sombre, une cape de même teinte et un klobouk.
Il se ressaisit rapidement, à la stupeur des forces de l’ordre, et brandit de sa main gauche un imposant crucifix en or.
— In nomine Domini…
Il entama une liturgie dans une langue oubliée depuis longtemps. La croix se mit à irradier une lumière chaude et douce. Puis il leva la tête, dévoilant un visage décharné. Une barbe sale et miteuse cachait à peine les lambeaux de peau putréfiée se détachant de son crâne. Seuls les yeux semblaient encore abriter la vie.
Une ferveur sans limite émanait de ce regard, pénétrant le cœur et l’âme de trois des agents. Ils baissèrent leurs armes avant de s’effondrer, transis de doute et de terreur.
Le tireur, lui, jeta un œil sur ses équipiers avant de décider de tirer à nouveau. Mais ce laps de temps suffit : le bras droit décharné du prêtre pointa un fusil à canon scié qui répandit la tête du novice sur les murs.
— Repentez-vous, pécheurs… le jour du jugement est proche…
De retour dans son appartement endormi, Wilhem Schaefer se dirigea silencieusement vers son dressing.
Il en sortit une malle dissimulée sous d’autres et la porta sur la table du salon. Il l’ouvrit et en scruta le contenu dans la pénombre.
La lumière s’alluma.
— Pas de problème, chéri ? J’étais tellement inquiète avec tout ce qu’on voit aux infos… l’interrogea sa femme, vêtue d’une nuisette, les cheveux en bataille.
— Je ne sais pas, répondit-il sobrement.
— Ça ne va pas ?
— L’heure est venue, je crois. conclut-il, en faisant glisser ses doigts sur la crosse d’un ancien AK-47 où figurait l’inscription :
In Hoc Signo Vinces

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