Chapitre VII

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“Ira est via, Sanguis est lex.”

Shéol – Les plaines cendrées

30 septembre 2075

Marcello ouvrit les yeux.
Ou du moins, il tenta.

Tout était flou — comme si ses paupières étaient des vitres gelées, embuées de givre.
Une lumière crue lui vrillait les rétines.
Un vent glacial lui fouettait la peau.
Humide. Lourd. Poisseux.

Il se redressa péniblement, chaque geste lui arrachant une douleur sourde.
Trois pas. Un chemin de croix.
Lent. Douloureux. Chargé de désarroi.

— Hey ! Y’a quelqu’un ? Je vois rien putain ! hurla-t-il.
— … Je vois rien putain… reprit-il en se laissant tomber à genoux.

Ses mains plongèrent dans la cendre froide.
Désemparé. Déboussolé.
Rien ne lui permettait de rationaliser sa situation.

Les larmes montèrent.
Un frisson le traversa — pas seulement à cause du froid, mais d’un pressentiment impossible à nommer.

Sa tête tournait, embrouillée par un brouillard épais qui rejetait ses souvenirs dans un chaos incohérent.

Des éclairs de sensations le traversèrent :
la brûlure douce de peaux nues frôlées du bout des doigts,
des souffles chauds perdus dans la nuit,
des caresses furtives glissant sur une peau fragile,
des baisers profonds, tremblants, mêlés à des rires étouffés.

Chaque image vibrait d’une intensité douloureuse.
Un écho lointain d’un plaisir défendu qui le consumait de l’intérieur.

Il sentit soudain le sang affluer à son entrejambe.

« Putain, c’est quoi ce délire ! » ragea-t-il.

Une nausée monta. Ses pensées s’emmêlaient.
Il se parlait à voix basse, comme pour se rassurer, ou conjurer une peur muette.

Il vomit.

— Hey Vera, c’est pas moi qui me suis vidé il y a deux minutes !!!

La voix d’un ami résonna dans son subconscient. Stefan.
Il revit son visage. La mission.

— Ouais, vous faites chier les filles… finit-il par lâcher entre ses dents serrées.

Sa vie lui revenait par fragments.
Les moments de débauche, plus vifs.
Les instants heureux, fugaces.

Il essuya ses yeux entre pouce et index. Et vit.

Autour de lui, un désert aride, dévasté.
Sans vie. Sans couleur.
Une terre craquelée s’étendait à l’infini sous un ciel blafard.

L’air avait ce goût amer d’une fin.

Un frisson le parcourut à nouveau.
Pas seulement à cause du froid.
Mais d’un pressentiment qu’il n’arrivait pas à saisir.

Sa tête tournait, rejetant encore ses images dans le chaos.

Bordel, c’est quoi ce putain d’endroit ?
J’me sens comme un con, j’suis tout engourdi… Ça ressemble à rien.
Et… pourquoi j’suis à poil ?

Strasbourg–EuroStrat, district de Colmar

1er octobre 2075

Un silence quasi religieux pesait dans l’habitacle de la voiture NeofficiN qui ramenait Solmeyer au siège de l’agence.

Boronov s’était enfermé dans un mutisme méditatif, peu après avoir expliqué que la section devait rentrer pour de nouvelles directives.
Il s’était installé à côté de Kirmann, lui aussi taciturne, préférant garder le silence aux moments opportuns.

Les scènes de la veille hantaient Stefan.

L’intervention de SYGMA ressemblait à une mauvaise blague macabre.
La corrélation entre l’attentat, les créatures et la présence d’une des principales forces européennes lui inspirait un sentiment étrange de déjà-vu.

Comme s’il était piégé dans un cauchemar vidéoludique.

Il peinait même à se souvenir pourquoi il avait été transféré à l’hôpital.
Pas de pansements, pas de sutures. Pas de blessure physique.
Seulement ce mal de crâne lancinant… comme si on l’avait assommé d’un coup précis.

Une pensée sourde s’insinua :
et si ses coéquipiers étaient impliqués ?

Son regard glissa, discret mais chargé de suspicion, vers le caporal, puis le sergent, assis devant lui.

Mais le souvenir de l’assaut dissipait encore ce doute :
Boronov avait tenu la première ligne, offrant la diversion nécessaire à l’entrée de la déchetterie.
Kirmann, lui, avait contenu un débordement à l’arrière.
Tous deux étaient bien trop éloignés pour lui avoir porté ce coup.

Ces certitudes, loin de l’apaiser, ne firent qu’épaissir le mystère.
Le voile d’opacité autour des événements se resserrait.

Solmeyer maudit l’Agence, pour l’avoir jeté dans cette spirale infernale, la tenant responsable du sort tragique de son nouvel ami Marcello.

Un léger mouvement fit danser un nuage de poussière grise dans l’habitacle.
La voiture roulait sur une route délabrée, soulevant des cendres…
Cette image obsédante d’un désert stérile revint à Stefan, aussi intangible que la vie de son camarade disparu.

L’émotion le submergea. Malgré lui, un sanglot étouffé franchit ses lèvres.

— On se reprend, soldate, lança Boronov d’un ton rauque, presque paternel.
Ce n’est pas le moment de craquer. Quoi qu’il y ait derrière tout ça, je doute que ce soit une affaire classée. Nous devons rester concentrés, lucides, si on veut s’en sortir indemnes.

— Très bien, excusez-moi Sergent… répondit Solmeyer en frottant ses yeux des deux mains, effaçant ses larmes aussi vite qu’elles étaient venues.

— Garde tes excuses pour le Créateur, fit Boronov dans un murmure, glissant entre menace et résignation.
Il se pourrait bien qu’on lui rende visite plus vite que prévu… ajouta-t-il, avant de partir dans un rire forcé, comme pour chasser l’ombre qui s’épaississait déjà autour d’eux.

Solmeyer ne répondit pas.

Il avait l’impression d’avoir déjà entendu ce rire.
Ailleurs.
Ou plus tôt.
Il ne savait plus.

Shéol – Les plaines cendrées

01 ou 02 octobre 2075

Cela faisait des heures qu’il marchait.
Ou des jours.
Ou peut-être une minute.

Le temps avait fui avec les couleurs.
Ses jambes obéissaient par instinct. Le vent s’était tu. Ne subsistait que le crissement de ses pas écrasant la cendre.

Puis, il s’arrêta net.
Des rires.
Lointains. Humains. Incongrus.
Pas le genre de ricanements morbides. Non. De vrais rires. Féminins ? Masculins ? Moqueurs ? Hystériques, peut-être.

Marcello plissa les yeux. L’horizon tremblait. Une sueur froide perla le long de son dos nu.
Il n’était pas seul. Quelque chose dans cette idée le rassura. Et le terrifia.

Il reprit sa marche — guidé par les voix. Ou par quelque chose qui imitait les vivants.
Sans réfléchir, il allongea ses foulées. Se mit à courir. Vers un inconnu tangible. Une promesse de compagnie. Pour le meilleur… ou pour le pire.

Il aurait pu courir jusqu’à l’épuisement. Mais non.
Après quelques minutes d’une course effrénée, il s’arrêta net. Et contempla.

Elle était là. Surgie de nulle part.
Une silhouette féminine. Nue, fine, cambrée. À quelques mètres de lui.

Elle se tenait devant une petite bâtisse aux contours instables.
Une cabane ? Une boutique ? Un abri ?
La forme hésitait, fluctuait.

Malgré cela, la femme leva la main vers la poignée de la porte.
— Hé ! T’es qui, toi… ? lança-t-il, maladroitement.

Elle se retourna. Sans un mot.
Derrière elle, un homme apparut. Massif. Nu lui aussi. Le crâne zébré de veines sombres. Les poings serrés. Son regard — brutal. Silencieux.

— Encore un ? C’est quoi ce merdier ?
— Je te retourne la question. Et détends-toi… t’es pas vraiment en position de juger.

— J’vous signale qu’on est tous à poil ici, coupa la femme. Moi, je vais là-dedans me rhabiller. Marre de sentir mes tétons geler.

Sa voix avait ce timbre — ironique, entre charme acide et lassitude ancienne.
Marcello la détailla. Un peu trop. Elle s’en aperçut.

— Moi c’est Miranda. Tu aimes ce que tu vois ? dit-elle en glissant lentement ses doigts sur sa peau nue.
— J’avoue…
— J’veux juste des fringues. Pas vos conneries, grogna l’homme en poussant Miranda.

Il posa la main sur la porte et la poussa. La bâtisse gronda — ou peut-être était-ce le frottement du bois ? Un son rauque. Comme une bête dérangée dans son sommeil.

— J’crois pas qu’elle t’aime trop, mec, souffla Marcello.
La femme éclata d’un rire sec.
— Ta gueule, connard, lança la brute avant de disparaître à l’intérieur.

Marcello hésita. Miranda haussa les épaules et entra à son tour, nonchalamment.
L’intérieur était flou, indistinct. Comme un décor mal fixé. Des cintres suspendus dans le vide, des pans de tissu qui bougeaient sans vent. Une odeur tiède de poussière et de vieux cuir.

L’homme, lui, avait déjà trouvé ce qu’il cherchait : un manteau de cuir épais, un jean, des bottes. Il s’en empara avec brutalité.
— Pas mal, souffla-t-il. Ça me va.
Il s’habilla sans attendre, gestes secs, presque fébriles.

Miranda opta pour une tenue plus sobre : un ensemble sportwear gris anthracite, élégant, souple. Presque trop neuf.

Marcello entra à son tour. Il s’arrêta net.
Sur un portant pendait un uniforme vert. La bande patronymique disait : Albertini. Sur la manche : l’écu noir de NeofficiN. Au col : une tache brune, sèche. Du sang.

Il l’enfila. Il lui allait parfaitement.

Et alors les flashs.
Une rue obscure. Une menace rampante. Des cris. Une créature. Un hurlement. Sa propre tête arrachée d’un coup de griffe. Le vide.

— Ça te fait toujours rire, salope ?!
Marcello revint brutalement à lui.

L’homme fixait Miranda. Les yeux injectés.
— Mec… tu vas bien ? tenta Marcello.
Mais l’autre ne l’entendait plus. Il grognait. Retourna une petite table. L’écrasa contre un mur. Ses yeux s’étaient enfoncés. Noirceur totale. Il suait à grosses gouttes, tremblait comme une bête en manque.

Il s’approcha de Miranda, haletant.
— Ne fais pas ça, dit-elle, reculant d’un pas.
Il la plaqua contre le mur, la main au cou. Pas pour l’étrangler. Pour la sentir. Ses narines frémissaient. Sa bouche tremblait d’excitation.

— T’es qu’un porc ! hurla-t-elle.
Marcello bondit. L’attrapa par l’épaule.
Mais l’homme se retourna et lui décocha un coup de poing sec, brutal. Marcello s’effondra. Sonné.

Et là… un bruit. Clac. Puis un autre. Clac-clac.
Pas des pas. Des griffes.

L’odeur. Âcre. Moite. Un mélange de poil brûlé, de charbon, de viande rance. Une chaleur invisible, poisseuse, s’était abattue sur eux.

Miranda, la main sur son cou meurtri, tourna lentement la tête.
— C’est quoi ça… ? murmura-t-elle.

Marcello se redressa. La façade ? La porte ? Disparues. Un battement sourd, lointain, comme un tambour. Puis ils apparurent. D’abord deux. Puis trois. Noirs. Massifs.

Des chiens. Ou ce qu’il en restait. Corps larges, musculeux, suintants de suie. Gueules fendues jusqu’aux oreilles. Yeux comme des braises. Chaînes rompues battant leurs pattes. Un grognement. Grave. Viscéral. Le sol vibra sous leurs pas.

Derrière eux, une silhouette. Grande. Droite. Épaules couvertes de cicatrices anciennes. Deux lourdes chaînes glissaient encore de ses mains. Un glyphe rouge brûlait sur sa nuque. Son regard passa lentement sur chacun d’eux.

Miranda recula. Marcello lui saisit la main. Le maître-chien huma l’air et afficha un large sourire carnassier.
“Trîshh an’magh kâpt’rrh… v’natîûh prr’fektagh.” se confia-t-il à sa meute avant de rire bruyamment.

Les mots étaient âpres, rugueux, incompréhensibles. Pourtant Marcello sentit, au creux de son ventre, une certitude glaciale : il venait de compter leurs âmes.

— C’est quoi ces bâtards ? Je vais tous vous défoncer ! cria-t-il.

Il ramassa un pied de table et le serra de ses deux mains.
— Allez, ramenez-vous, putains de clebs ! hurla-t-il.

La silhouette leva un doigt et le premier chien s’élança avant de bondir.
L’homme frappa, un swing net, brutal et punitif qui coucha sèchement la bête.
— C’est tout ce que vous savez faire ?! Je vais vous fumer ! grogna-t-il.

La silhouette leva les chaînes, les laissa claquer dans la poussière de cendre. Sa voix jaillit, rauque, gutturale, comme un ordre venu des abîmes :

— “Irrh-ahh v’yaa… Ssanggh’rh esh’ lexshh !”

Les sons n’avaient rien d’humain : chaque syllabe frappait l’air comme un marteau, vibrait jusque dans leurs côtes. Marcello sentit sa nuque se hérisser, Miranda chancela en arrière, blême.

Ils ne comprenaient pas les mots — mais l’instinct leur hurlait que c’était un décret, une loi scellée dans le sang.
Les chiens frémirent, haletants, leurs gueules fendues dégoulinant de suie.

Au second claquement métallique, ils bondirent d’un même élan, mus par la loi du sang.
Marcello vit, derrière, une fenêtre. Était-elle là tout à l’heure ? Aucune importance.

— Par ici ! hurla-t-il, la pointant du doigt.

Il se jeta à travers, brisant le verre. Retomba dans la cendre. Miranda atterrit sur lui quelques secondes plus tard. Des bruits de lutte les suivaient : griffes, feulements, hurlements étouffés.

Ils se relevèrent. Se dévisagèrent une fraction de seconde. Puis un cri. Un hurlement. À glacer la moelle. Sorti de la fenêtre fracassée.

— Cours ! lança Miranda.

Ils partirent. Chacun de son côté. Ou peut-être que Marcello courait plus vite. À l’aveugle. Sans se retourner.

Et dans son dos, encore un hurlement.

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