Chapitre VIII

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« War and slavery, exploitation
The common basis of a Western nation
Official version, a falsified story
The truth lies buried in a shroud of glory »
— KMFDM, Glory .

Strasbourg EuroStrat – Le TUBE

Zone d’Accès Restreint – 1er Octobre 2075

Lorsque l’on pénétrait dans le TUBE, le casernement strasbourgeois de NeofficiN, une odeur caractéristique flottait dans l’air — un mélange de désinfectant médical et d’ozone.
Une lumière blanche, froide et calibrée, baignait les couloirs. Le sol en époxy lisse renvoyait l’éclat des murs brillants, sans aspérité.
Tout ici évoquait davantage un hôpital aseptisé qu’une base opérationnelle.

Au plafond, les haut-parleurs accompagnaient les hommes de l’APC — uniformes gris-vert impeccables — au rythme régulier des slogans commerciaux :

« Une baisse de performance ? Aidez votre corps. NEXADRENAL™ »
« La peur est un symptôme. Traitez-la. NEUROPLEX™ »
« Classe II ? La Classe I vous attend. Obéissez. Performez. Évoluez. NeofficiN™ vous accompagne à chaque marche de l’échelle. »

Sur les murs, des écrans de propagande glorifiaient les produits phares de la maison mère, en boucle, sans relâche.

Un claquement lourd de bottes trahissait la présence massive du Sergent Boronov. Ce dernier était accompagné de Kirmann et Solmeyer. Il s’arrêta net et se tourna vers ses deux compagnons :

— Allez au mess. Prenez un verre sur mon compte. Ça te fera du bien, Solmeyer. Je dois parler avec Ackermann. Je vous rejoins après.

— On t’attend ici, sinon ? demanda Kirmann.

— Non. J’ai dit au mess. Le reste de l’escouade y est sûrement déjà. C’est un ordre, soldates.

Solmeyer haussa un sourcil, surpris par le ton sec — presque protecteur.
Sans un mot de plus, les deux soldats s’éloignèrent.

Boronov bifurqua vers l’aile est du casernement. Son pas lourd résonnait contre les murs de béton lisse, martelant le silence médical du couloir.

Strasbourg EuroStrat – Zum Letzten Fass

1er Octobre 2075

Le bar du mess de la ZAR de NeofficiN s’appelait « Zum Letzten Fass », un nom calligraphié à l’ancienne sur une large planche vernie accrochée au mur, derrière le comptoir. L’enseigne, flanquée d’une imitation de fût en résine et de fausses guirlandes de houblon, tranchait avec le reste du casernement. Une tentative désespérée — et grotesque — de recréer une atmosphère « à l’ancienne ». Quelques nappes quadrillées rouges et blanches couvraient les tables, toutes fixées au sol, tandis qu’un faux poêle holographique simulait des flammes. Le jazz électro d’ambiance, généré par une IA, masquait à peine le bourdonnement des distributeurs pharmaceutiques. Sur le flanc droit du comptoir, trois bornes murales distribuaient NEUROPLEX™, VIGORAX™ et TRANQUILLINE™, dissimulées sous un habillage de vieilles caisses à vin. Les logos NeofficiN restaient visibles, comme une signature cynique. Derrière le comptoir se tenait une femme en uniforme léger : tablier noir sur combinaison grise. Son nom, Elsa, était brodé sur le plastron. Difficile de dire si elle était employée civile, soldate rétrogradée, ou simple pion psychologique. Elle servait les verres avec une neutralité presque tendre. Attentive, silencieuse, l’œil toujours à l’affût : des niveaux de consommation, des dos voûtés, des mains tremblantes. Certains disaient qu’elle enregistrait les conversations pour SYGMA.
D’autres pensaient qu’elle fermait parfois les yeux — sur un excès, un malaise, un mot interdit. Ce soir-là, elle posa une chope devant Salomon sans qu’il ait eu besoin de parler. — Merci, murmura-t-il.
T’as de l’instinct, Elsa. Elle répondit d’un bref sourire, puis retourna derrière le comptoir essuyer un verre — un vrai, en verre trempé. Une rareté dans ce monde de composites. Autour de la table du fond, ce qu’il restait de la 6ᵉ escouade tenait une réunion — silhouettes tassées, verres à demi pleins. Rudolf Steiner ne s’était toujours pas remis de son baptême du feu. Il manipulait nerveusement une boîte de NEUROPLEX™, à peine entamée. Sa bière, tiède, l’attendait. — Vous savez ce qui me manque le plus du temps d’avant ? demanda soudain Noah Salomon, le doyen de l’équipe, en regardant la mousse se résorber. — La liberté ? tenta Steiner, hésitant. — Non. Les vraies bières. Une bonne trappiste bien fraîche. Une Chimay... une Orval... même une d’Abbaye, à la rigueur. Ce goût franc. Cette magie vivante de la refermentation. Il fit tourner son verre entre ses doigts. — Mais tu vois, ma Belgique natale est rayée... Et les moines trappistes ? Même dans le No Man’s Land, j’suis pas sûr qu’il en reste un seul.
Alors je m’adapte. Il leva son verre. Toast amer. — L’Alsacienne, c’est toujours mieux qu’une IPA de synthèse.
Et toi aussi, fiston, tu devrais apprendre à t’adapter...
Si tu veux voir une aube de plus. La voix grave de Leonard Gondo, jusqu’ici absorbé dans son verre, saisit l’auditoire : — J’ai pas grandi avec des trappistes. Et chez nous, la bière, elle était chaude. Et partagée à dix. Il reposa lentement son verre, comme s’il déposait un souvenir brûlant. — Mais ce que je donnerais pour en boire une avec mes deux sœurs. Ses yeux plongèrent dans ceux de ses équipiers. Même Salomon se tut. — Le Thanatopsis, murmura-t-il.
Et quand cette merde a transformé Kinshasa en zone Vivace, l’Alliance a verrouillé les accès.
J’ai vu les miens sombrer. Puis disparaître. Il leva les yeux vers Steiner. — Les Chinois avaient apporté des routes. Des stations médicales. Un « Centre de bio-ingénierie sino-congolais ».
Mais la mort les avait suivis. Comme une ombre dans les soutes. Il serra le poing. — Ils ont nié, bien sûr. Trop occupés à accuser l’Europe. Ou à diffuser les images d’Istanbul. Il sortit alors une carte d’accès médicale, usée jusqu’à la trame. Glissée derrière : une photo plastifiée. Deux jeunes femmes souriantes. — Tu veux savoir pourquoi je sers NeofficiN ?
C’est pas pour la Classe II. Ni pour la solde. Il laissa tomber la carte sur la table. — Chaque mission accomplie. Chaque quota rempli.
Rallonge de trois semaines leur prise en charge. Traitement expérimental. À la pointe de la recherche. Il ajouta, plus bas : — On dit que ça marche. Puis, regardant Salomon, en pointant son verre vers lui : — Et c’est à toi que je le dois. Steiner baissa les yeux. Gorge nouée. — Et… elles s’en sortent ? Gondo haussa lentement les épaules. — Je ne les ai pas vues depuis 2072.
Je crois qu’ils les gardent en vie. Il vida son verre. — C’est déjà ça. Salomon leva le sien. — À Rebecca et Gloria.
Tu ne me dois rien, et tu les reverras bientôt, mon frère. J’en suis certain. Solmeyer et Kirmann l’imitèrent. Tous trois descendirent une bonne gorgée de bière. Le silence retomba après le toast.
Quelques gorgées. Quelques regards.
Et le murmure des machines reprit doucement sa place.
Puis Solmeyer, les yeux dans son verre, souffla avec un demi-sourire :
— C’est drôle... ce genre de moments, ça me rappelle Marcello.
Salomon tourna la tête.
— Albertini ?
— Ouais. Marcello c'était mon binôme de chambrée pendant la semaine à Drachenbronn. Il se plaignait du froid, de la bouffe, de l’horaire, des douches trop tièdes et du savon trop mou. Mais il supportait tout ça parce qu’il y avait une chose, une seule, qui le maintenait en vie.
Il leva un doigt.
— Le café.
Quelques sourires s’esquissèrent.
— Pas celui des distributeurs, hein. Pas la flotte bouillante des rations standard. Non, monsieur avait fait venir une cafetière italienne de contrebande, planquée dans un faux compartiment de son kit médical. Il l’appelait la Moka Madre.
Gondo lâcha un léger ricanement.
— Sérieux ?
— Juré. Il faisait chauffer ça sur un vieux brûleur à pastilles, comme au siècle dernier. Et chaque matin, il m’en versait un fond dans un gobelet métallique.
Solmeyer marqua une pause, la voix un peu rauque.
— Il disait que c’était la seule chose sacrée qu’il lui restait. J'ai horreur du café mais j'ai jamais eu le courage de lui dire et je n'en aurais plus l'occasion.
Il finit sa bière et fit signe à Elsa, pour qu'elle resserve une tournée.
Un instant de silence, puis Salomon reprit, plus léger :
— De ce qu'il m'a raconté de vos classes, c’était pas la seule chose qu’il faisait infuser à Drachenbronn, non ?
Solmeyer éclata d’un rire bref.
— Tu parles de la cantinière ? Rosa ?

Il se redressa sur sa chaise, levant son verre.
— Franchement, si elle avait voulu, elle aurait dissous toute la section dans ses yeux.
Il baissa la voix, fausse confidence :
— Et entre nous, je crois qu’elle m’aimait bien.
Quelques rires fusèrent. Personne n’y crut vraiment, mais le temps d’un instant, Solmeyer avait réussi à ramener la lumière sur lui.
— Rosa, c'est ça. Con quello chignon da suora e quegli stivali alti che facevano sognare anche un cadavere.
— Marcello disait qu’elle avait des mains plus douces qu’un gant de cryogel.
— Il avait couché avec ? demanda Steiner, intrigué malgré lui.
Solmeyer fit mine de réfléchir.
— Disons qu’elle s’est beaucoup intéressée à l’entretien de sa cafetière.
Salomon leva son verre à nouveau.
— À Marcello Albertini.
Tous trinquèrent, cette fois avec un petit sourire en coin.
— Et à Rosa. Où qu’elle soit.
— Probablement en train de remettre de l’huile sur une autre Moka, ajouta Gondo.
Elsa, silencieuse, posa la nouvelle tournée.
— Ou avec Carvo, quelqu'un l'a vu ce soir ? demanda Kirmann.
Un micro-grésillement parcourut les haut-parleurs. Puis le claquement sec de la porte métallique fit taire les souvenirs.
Boronov entra, le regard noir, mâchoire contractée. Après un rapide coup d’œil, il traversa la salle pour rejoindre l’escouade. Il s’assit sans dire un mot, vida un verre, puis un autre. Il fixait un point invisible dans le vide.
— Dure soirée, Sergent ? demanda la barmaid, impassible, en posant un nouveau verre devant lui.
Le sergent prit une profonde inspiration.
— Plutôt, Elsa. Ouais.
D’un geste circulaire du doigt, Salomon lui fit discrètement signe de remettre une tournée.
— Verdict ? lança Kirmann, sans grande subtilité.
— Interdiction formelle. La Générale a scellé l’ordre. Secret Défense. Langlois et Kowalski sont déclarées pertes absorbées. Plus de mission. Plus de dossiers. Rien.
Un long silence tomba sur la table.
— Putain, souffla Solmeyer.
— On fait quoi, Yvan ? demanda Kirmann. Comme tout le monde ? On tire un trait ? On passe à autre chose ?
Il marqua un temps. La voix un peu plus basse :
— On oublie ?
Boronov releva lentement les yeux vers lui.
— Toi, t’as jamais été bon pour oublier, dit-il.
— Ouais. C’est bien le problème. On a tous vu les créatures ! On a Stefan qui se fait cuisiner par SYGMA ! Et maintenant une directive secret défense.
Le vieux juke-box coinçait sur une boucle d’un air martial remixé en jazz. Personne n’en parla.
— Une fois remis en service, le DRT affichait toujours l’empreinte thermique de Langlois et Kowalski dans la décharge. murmura Steiner. — Même après l’exfil ordonnée par la Générale
Ils burent encore.
— Je veux dire, dit Solmeyer, un peu plus ivre maintenant, j'ai vu des femmes dans la décharge, elles avaient vraiment pas l'air bien et personne n'en parle.
— Ça pourrait être un variant du Thanatopsis ? suggéra Gondo.
— On les a pas vues mortes, reprit Salomon.
— C’est comme dans ces vieux films. Tant qu’on a pas le cadavre…
— …y’a de l’espoir, termina Boronov d’une voix grave.
Solmeyer se tourna vers eux, yeux brillants, geste tremblant mais décidé : — Alors on y retourne. On les sort de là. Même sans ordre. Même si on se fait reclasser Classe III. Même si ça veut dire crever dans les décombres de Kehl. Kirmann le fixa, surpris. — Tu déconnes ? Solmeyer éclata d’un rire bref, presque bravache. — Je déconne pas. Écoute… je suis peut-être juste un petit gars paumé de Strasbourg, ouais. Mais si je ferme ma gueule maintenant, si je baisse les yeux, j’aurai servi à quoi ? Hein ?
Il planta son regard dans les verres alignés, comme s’il cherchait son reflet.
— J’ai pas trimé des années à sculpter ce corps, j’ai pas signé pour me planquer derrière des dossiers classifiés et boire du whisky de synthèse pendant qu’on efface nos camarades des registres. Il tapa du poing sur la table, un peu trop fort cette fois, ivre d’orgueil autant que d’alcool. — J’veux pas être un figurant. J’veux pas qu’on nous oublie.
Il redressa le menton, comme sur une estrade imaginaire.
— Alors oui, on y retournera. Et l’Histoire retiendra qu’on n’a pas obéi. Un silence lourd tomba.
Puis Boronov, le regard dans le vague, esquissa un sourire amer. — Ouais… l’Histoire retiendra. Et nous, on crèvera peut-être. Mais tu sais quoi ?

— T’as raison, p’tit coq. On a pas signé pour regarder tes collègues crever en silence pendant qu’on nous sert du whisky synthétique dans des verres en plastex ternis.
Il leva son verre, lentement.
— Personne ici n’a signé pour ça.
Kirmann fixa Gondo et Salomon qui lui répondirent en haussant les épaules en signe d'approbation.
Alors ils levèrent leur verre.
— Putain, vous êtes cinglés. Mais vous êtes mes cinglés. Allons ramasser ce que la Générale a laissé derrière elle.
Ils trinquèrent.
Cette nuit-là, dans le bar vide de la caserne NeofficiN, une trahison se signa au fond d’un verre tiède, et un serment silencieux fut gravé dans le cœur d'une escouade condamnée.
Steiner tourna le regard vers Elsa.
Elle reposa le verre qu’elle essuyait, l’air de rien.
Mais son regard s’était durci. Juste un instant. Il prit deux comprimés de NEUROPLEX™.

Istanbul – Forge SURTR-47

3 Mars 2075 – 04h30

Il est 04h30.
Vacation 147-1 : 1 320 unités.
Vacation 147-2 : 1 280 unités.
Vacation 147-3, votre objectif est de réaliser 1 321 unités.
Objectif atteint : amélioration de statut ISTA-III.
(tintement joyeux de clochette)

Deux dixièmes seront ajoutés en prime, doublés pour le meilleur ouvrier.
Citoyens, pensez à retirer vos rations auprès des intendants. À vos postes dans quinze minutes.

Au-dessus, un drone-patrouilleur zébra le ciel gris, ses caméras analysant les travailleurs qui s’éveillent.
Toute défaillance entraînera une révision immédiate de votre score ISTA. Un inspecteur automatisé fera son passage à 06h00.

ISC3-SU147356-CV ouvrit lentement les yeux.
Trop peu de sommeil. Encore.

L’air sentait déjà le caoutchouc brûlé, le soufre, et une brume jaunâtre, fine mais constante, flottait à hauteur d’homme.
Elle s’infiltrait dans les tissus, les poumons, s’accrochant comme une ombre.

Autour d’elle, les gémissements de corps tordus par la fatigue, les ronflements entrecoupés de toux, les mouvements erratiques de ceux qui, comme elle, n’étaient plus tout à fait vivants — juste… fonctionnels.

Elle posa un regard rapide sur son bracelet de service. Le voyant était vert. Parfaite condition pour prendre son poste.
Comment pouvait-il l’être, dans un état pareil ?
Mais au fond… c’était peut-être préférable ainsi.

Elle s’assit.
Silencieuse.
Invisible.

Il lui fallait atteindre un score de 50 à son ISTA III pour espérer une cellule de repos individuel.
Un cap à tenir, si elle voulait survivre à cet enfer.

Survivre. Pourquoi ?
Par instinct.
Ou peut-être simplement par inertie.
Par automatisme.
Parce que même la douleur devient une habitude,
dans les entrailles de SURTR-47.

Une silhouette passa devant sa couchette.
Un autre matricule, aux traits dévorés par la résignation.
Ils ne s’échangèrent pas un regard.
Ici, les mots coûtaient trop cher.
Et les silences étaient plus sûrs.

La voix s’était tue, remplacée par un fond de percussions lentes —
pulsation synthétique censée stimuler la mise en route des ouvriers.
Une musique de soumission.

Elle se leva.
Ses mains glissèrent sur le tissu imprégné — poisseux de sueur ancienne, d’air vicié, de brume industrielle.
Enfila ses vêtements de travail, marqués au pochoir.
Sangla son tablier pare-feu.
Rabattit la visière crasseuse de son casque, déjà voilé d’une pellicule jaunâtre.

Encore une journée à l’usine.
Encore un feu à nourrir.
Encore une chaîne à faire tourner.

Et peut-être, ce soir, un peu plus proche du score 50.

Peut-être.

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