Chapitre IX
« Like the eagle and the dove
Fly so high on wings above
When all you see can only bring you sadness »
— Iron Maiden, Sea of Madness
Mission DIAS-3 – En route vers L2
3 juillet 2068, 20h30 TU
La salle commune vibrait au souffle régulier des propulseurs. Long rectangle modulable, moitié mess, moitié salon panoramique, elle formait l’axe de vie de l’Eryne-12, traversant le vaisseau comme une artère.
Sur un côté, les hublots offraient la bille pâle de la Terre, tandis que, derrière une cloison vitrée, on devinait les couchettes alignées en alvéoles.
À l’autre extrémité, un sas ouvert laissait entrevoir la lueur du cockpit, avec ses pupitres luminescents et la silhouette des deux veilleurs de quart.
Les sachets de ration s’alignaient, ventrus, aimantés à la longue table centrale. Les sangles des fauteuils pendaient encore, comme des laisses inutilisées. On aurait dit un car de tournée, sauf que la route ici se dissolvait dans le noir.
Miguel Duarte pinça l’embout du sien, sceptique.
— Carton assaisonné, j’vous dis. À force, je finirai par regretter la cantine de Baïkonour.
Il lança un clin d’œil.
— Hein, Ed ?
Le commandant Rojas leva un sourcil, mâchant lentement.
— À Baïkonour, tu me volais surtout mes parts de dessert.
Quelques rires roulèrent. Même Kovács esquissa un sourire avant de remettre sa visière AR en place.
Adossé au renfort juste derrière eux, Drac décrocha enfin ses gants et s’installa à la table. Il prit le temps de respirer l’air tiède, mélange de composite chauffé et d’huile neutre.
— Ça m’avait manqué, dit-il simplement. Cette odeur-là, ces sensations, ce calme…
Duarte hocha, regard complice.
— Ça vous rajeunit, mon Général ?
— Pas vraiment. À l’époque, je passais tout le vol à me demander si la coque tiendrait jusqu’à la fin de mission.
— Ahhh, les fameux porteurs Sagittaire-1… On ne savait jamais s’ils allaient réussir leur retour en atmosphère, ajouta Duarte, sec mais amusé. Et si ce n’était pas la structure, c’était les aérofreins qui lâchaient.
— À l’époque, on avait clairement plus de chances d’atteindre le sol en pod Héraclès, surenchérit Rojas.
Des rires étouffés montèrent parmi les vétérans, et Duarte leva sa gourde.
— À la mémoire des frères et sœurs tombés !
Élise Kraemer s’ancra au bord de la table, micro en veille posé près de sa main.
— Vous avez vraiment volé pendant les guerres orbitales ?
Drac ne bomba pas le torse. Il posa simplement le regard sur le hublot, où la Terre s’était faite bille pâle.
— Assez pour savoir que la peur et l’ennui sont deux carburants différents. L’un vous dévore, l’autre vous forge.
Sacha Lenoir leva à peine les yeux de son terminal.
— La peur se mesure. L’ennui se corrige par protocole.
— Voilà pourquoi tu développes autant de protocoles, capitaine ? glissa Duarte, placide.
Kovács, sans relever :
— Poussée stable. Consommation nominale. On tient la promesse AEGIS : L2 en cinq jours.
Petrovic, le cadreur, fit doucement pivoter son objectif vers le hublot.
— On devrait capter une minute de vous tous… comme ça. C’est beau quand personne ne joue un rôle.
— On jouera demain, concéda Élise. Pour l’instant, on respire.
Drac acquiesça. Il porta à ses lèvres sa gourde isotonique.
— L’Europe fera bonne figure à l’écran, ne t’inquiète pas. Mais retenez ceci : ce n’est pas un club privé, l’espace. C’est un théâtre. Et personne n’aime les figurants.
Silence bref. Puis Rojas :
— Miguel, le toast.
Le major souleva sa poche translucide.
— À la vieille école… et au nouveau moteur.
Il cogna sa gourde contre celles de Kovács, puis de Rojas. Drac, déjà, tendait la sienne. Élise et Petrovic imitèrent.
— À cinq jours, dit Rojas.
— À L2, répondit Drac.
Leur choc eut un déphasage étrange, comme si le son butait sur une respiration plus grave dans la coque. Élise fronça les sourcils.
— Vous avez entendu ?…
— Ventilation secondaire, trancha Lenoir sans lever la tête. Cycle de purge, six secondes.
Drac inclina la tête, comme pour compter. Un, deux, trois… Il s’interrompit, sourit, chassa quelque chose d’un geste bref.
— La musique d’un vaisseau. Rien d’autre.
Rojas reposa sa gourde, l’air songeur.
— Vous savez… il n’a pas encore de nom. Officiellement, ce n’est qu’un Eryne-12, série B.
Duarte pinça les lèvres.
— Un colosse sans baptême, c’est de la malchance, Ed.
— Qu’est-ce que vous proposez ? lança Élise, curieuse.
Les suggestions fusèrent aussitôt.
— Sagittaire-2, pour saluer les vieux porteurs, proposa Duarte.
— Trop de souvenirs brûlés, répliqua Rojas.
— Prométhée, dit Petrovic derrière son objectif.
— Voler le feu aux dieux, c’est un peu l’idée, admit Drac.
— Concordia, lança Élise. Un nom qui rassure, qui fait sérieux.
— Hypérion, corrigea Kovács, laconique.
Le silence retomba un instant, chacun goûtant la sonorité. Rojas laissa rouler le nom entre ses dents, puis souffla par le nez.
— Nous verrons à l’arrivée. Mais il aura un nom, c’est certain.
Ce fut comme une brèche ouverte : la conversation dériva, chaque vétéran y allant de sa suggestion, sérieuse ou absurde. On cita des dieux, des constellations, des souvenirs de caserne, jusqu’aux mascottes improbables des vieilles bases orbitales. Petrovic filmait en coin, savourant cette parenthèse de rires étouffés et d’éclats sincères.
Drac reposa ses doigts sur la table, deux tapotements réguliers.
— Tant qu’il n’a pas de nom, ce n’est qu’un outil. Une fois baptisé, il devient compagnon.
Il y eut quelques hochements de tête, une gravité qui s’installa malgré les sourires. Nommer, c’était créer un lien — presque un baptême. L’Eryne-12 avait cessé d’être une coque neuve : il entrait doucement dans leur histoire.
Rojas conclut d’un signe.
— Et notre compagnon, quel que soit son nom, va avoir besoin de toute notre attention.
Le débat avait duré bien plus qu’un simple échange de toasts. C’était devenu le prétexte qu’attendaient tous : un fil commun pour se détendre, rire un peu, oublier la mécanique qui les séparait du vide. Le premier soir, à bord, ils avaient partagé plus qu’un repas.
Puis il se leva, fit signe à Kovács.
— Anja, tu prends le premier tour de veille système avec Lenoir. Miguel, tu dors. Demain, j’aurai besoin de tes mains sur les redondances d’EVA.
— Aye, Ed, fit Duarte, déjà en train de bâiller.
Drac resta une seconde encore, à regarder la bille bleue glisser hors du cadre du hublot. Il posa les doigts sur la table, deux tapotements réguliers, comme on cale un rythme de piste.
— Profitez du calme, dit-il à mi-voix. Il n’y a pas de vide. Juste… de la place.
— À remplir ? risqua Élise, un sourire en coin.
Drac tourna vers elle un regard clair.
— À conquérir.
Lenoir nota quelque chose sur son terminal.
Rojas, lui, avait déjà remis son masque de commandant. La parenthèse venait de se refermer.
Mission DIAS-3 – Soute arrière
4 juillet 2068, 02h47 TU
La soute ronronnait comme une bête endormie. Long cylindre étroit, hérissé de filets de cargaison et de caisses sanglées, elle s’étirait sous le module d’habitat comme une soute de car lancée vers l’infini. Le grondement amorti des propulseurs faisait vibrer les barres de maintien, rythmant chaque pas flottant.
La lumière rouge de veille rampait le long des cloisons, donnant au métal l’éclat d’une plaie encore vive. Dans cet entrepôt suspendu, chaque caisse semblait respirer à son tour, comme si le vaisseau lui-même attendait d’être baptisé.
Miguel Duarte glissa lentement, ses bottes frôlant les barres. Dans ses gants, un simple marqueur — arme dérisoire contre l’anonymat. Devant lui, une paroi immaculée, lisse comme un linceul neuf.
Il resta suspendu quelques secondes, le souffle amplifié par le casque entrouvert. Puis, d’un geste décidé, il traça les lettres, épaisses, une à une.
E N C K E.
Chaque trait grinça sur le revêtement, résonnant comme une incision dans la soute vide.
Un déclic derrière lui. La caméra de Petrovic s’alluma, l’objectif captant la scène dans son halo rubis.
— Premier baptême officieux… murmura-t-il. Enregistré.
Un sourire maigre étira sa bouche.
— Une comète qui revient toujours, Miguel. Tu vois ce que ça veut dire.
Duarte resta fixé sur le mot, comme si les lettres pouvaient flotter hors de la coque. Enfin, il hocha, un éclat de malice fatiguée dans le regard.
— Que même si on se crashe… il reviendra. Comme nous.
Petrovic baissa un instant sa caméra. Leurs yeux se croisèrent dans la pénombre rouge : une connivence de vieux mômes qui savaient trop bien où ils allaient.
— Et personne n’effacera ça, souffla le cadreur, presque pour lui-même.
Duarte serra le poing et l’écrasa doucement contre la paroi, sous les lettres. Le choc résonna comme un tambour funèbre.
— Qu’ils fassent leurs communiqués comme ils veulent. Nous, on sait comment il s’appelle.
Le silence retomba, seulement troublé par le souffle grave des propulseurs.
Dans l’air métallique, saturé d’huile et de poussière recyclée, le mot semblait luire, fragile mais tenace.
ENCKE.
Un mot simple, suspendu entre la coque et le vide.
Comme une promesse de retour.
Mission DIAS-3 – Périphérie L2
6 juillet 2068, 20h32 TU
Les applaudissements avaient gonflé la cabine comme une bulle d’oxygène. Dans l’espace exigu de l’habitacle, les cloisons tapissées de filets et de sacs de rangement vibraient sous les claquements de mains. Des stylos, des lampes et des sachets de ration dérivaient lentement, ivres de la légèreté du halo orbit. Les rails argentés qui couraient le long du plafond luisaient sous la lueur rouge des veilleuses, semblables aux barres d’un vieux bus de nuit.
Petrovic filmait encore, sourire discret, tandis que Duarte mimait une révérence vers la caméra interne, coincé entre deux strapontins repliés.
— Contrôle DIAS, ici DIAS-3… Eryne-12…
Il marqua une pause, ses yeux plissés vers les écrans.
— Correction : ENCKE. Approche vectorielle confirmée.
— Réception claire, répondit le contrôle. Vous êtes dans le corridor.
Un silence d’une fraction de seconde, puis la cabine explosa en clameurs. Les visages se détendirent, des éclats de rire jaillirent comme des bulles de champagne. Duarte, bouche ouverte, resta figé une seconde avant de pousser un cri de victoire.
— ENCKE ! Vous l’avez entendu ! Il l’a dit !
Il se détacha de son siège avec une agilité féline et attrapa le petit cylindre métallique coincé dans un filet au-dessus des têtes. Une bouteille, clandestine, que tous faisaient semblant d’ignorer depuis le départ.
— Messieurs dames, que l’histoire enregistre : l’Eryne-12 n’existe plus ! Vive ENCKE, compagnon des comètes et des voyages impossibles !
Il agita la bouteille, une mousse pâle s’échappa du goulot en flocons flottants, éclaboussant les parois translucides de la cabine. Les mains claquèrent, des voix éclatèrent, reprenant en cadence un air bancal.
— « Show me the way to go home… » lança Petrovic avec une voix traînante.
— « I’m tired and I wanna go to bed… » renchérit Duarte, faussement grave.
Le refrain se mit à tourner dans la cabine, bancal, approximatif, mais porté par la joie flottante du moment. Les voix résonnaient contre le métal, se mêlant au ronronnement sourd des recycleurs d’air. Même Rojas, imperturbable, esquissa une ligne de basse en frappant du doigt sur son accoudoir. Gus, caméra à la main, filmait chaque visage, happée par la sincérité de cette parenthèse.
Les straps de sécurité pendaient comme des cordons de vie, heurtant parfois les casques ou les coudes flottants. Dans cet habitacle bricolé pour durer des mois, saturé d’odeur d’ozone et de plastique chauffé, l’équipage riait comme dans un bar roulant vers l’inconnu.
Puis vinrent les anecdotes. Duarte se lança sur sa première sortie EVA ratée, les gants pleins de sueur et la panique dans les yeux ; Petrovic évoqua la soupe au chou lyophilisée qui avait explosé dans la ventilation de Soyouz ; Élise, riant, raconta son vertige insensé lors de la centrifugeuse de préparation. Les rires gonflaient, retombaient, puis repartaient de plus belle.
Puis l’Arche envoya enfin le message attendu :
— ENCKE, Arche DIAS en visuel, correction prévue dans quarante-sept secondes.
Dans le hublot, le James Webb apparut, massif et doré, ses pétales de miroir tendus vers le Soleil comme une fleur impossible. Élise resta suspendue contre la vitre.
— On dirait qu’il nous attend…
Drac se pencha à son tour. Ses yeux accrochèrent une traînée sombre glissant sur le verre. Il frotta du gant. Rien ne partait. La coulée sembla se résorber d’elle-même, avalée par la transparence.
— Résidu optique, trancha Kovács sans lever la tête. Condensation.
— Non… souffla Drac. C’était dehors.
Le silence tomba. Dans les micros, un souffle grésilla, bientôt remplacé par un son plus sec : un claquement métallique, régulier, comme une paire de cisailles qu’on referme au ralenti.
La liesse se calma, comme si le souffle de la voix venue du vide avait ramené chacun à son rôle. Tous pivotèrent vers le hublot. Là, suspendu dans l’abîme, le télescope James Webb déployait ses pétales d’or, tendus vers le Soleil comme une fleur mécanique. Un colosse fragile, solitaire, scintillant au milieu du néant.
Élise resta figée contre la vitre, le visage pressé au plus près de la transparence.
— On dirait qu’il nous attend… murmura-t-elle, voix noyée dans le casque.
Drac, resté en retrait, se pencha à son tour. Ses yeux accrochèrent une traînée sombre qui serpentait à la surface du verre. Une coulée de suie, ou d’encre, glissant à rebours de toute logique, comme si elle cherchait à entrer plutôt qu’à fuir. Il frotta du gant. Rien ne partait.
La trace se rétracta lentement, comme aspirée à travers la vitre elle-même.
— Résidu optique, trancha Kovács, les yeux fixés sur l’écran de navigation. Condensation.
Drac ne répondit pas. Un frisson l’avait traversé de la nuque à la colonne.
— Non… dit-il simplement, presque pour lui-même. C’était dehors.
Élise recula d’un bond.
— Vous l’avez entendu ?
Duarte haussa les épaules, mal assuré.
— Simple interférence.
Mais le bruit revint, plus clair : grognements graves, coups sourds, chaînes qu’on traîne. Les techniciens au sol parlèrent de “parasites électromagnétiques”, mais les visages se figeaient dans la cabine.
Drac murmura, presque pour lui-même :
— Ça bat. Comme une membrane.
Sur les écrans, l’Arche DIAS palpita d’un halo diffracté, pulsation lente, quasi organique.
Les propulseurs latéraux s’allumèrent soudain, trois micro-impulsions sèches. Le vaisseau s’inclina de quelques degrés.
— Qui a armé la correction ?! s’écria Rojas.
Kovács pianota, blême.
— Aucun ordre manuel… L’auto-pilote était désactivé.
Petrovic baissa sa caméra, voix tremblante.
— Ce n’est pas nous… Ils sont déjà là.
Un craquement, puis l’image interne se brouilla : parasites, mosaïque rouge, dernier plan instable du hublot. Une fissure nette zébra l’objectif.
[Coupure vidéo]
Journal de transmission — Mission DIAS-3
Canal VHF-12 / Horodatage TU : 20:47 – 20:49
Source : Eryne-12 “ENCKE”
[20:47:03] Parasites – souffle grave, fréquence 12 Hz détectée
[20:47:11] Claquement métallique, régulier, intensité croissante
[20:47:13] Contrôle DIAS-3 : — …ENCKE, confirmez réception…
[20:47:16] Élise Kraemer : — Ils… ils passent à travers ! Dans la vitre !
[20:47:18] Choc sourd / voix étranglée — probable Duarte ou Kovács
[20:47:22] Miguel Duarte (distorsion) : — TAIS-TOI !
[20:47:24] Sons de lutte, harnais arrachés, respiration haletante
[20:47:28] Hurlement long, modulé — intensité hors échelle
[20:47:34] Gus Petrovic : — Des visages… ils nous regardent !
[20:47:36] Impact métallique — signal saturé
[20:47:40] Élise Kraemer : — Les enfants… je les entends chanter…
[20:47:42] Pleurs / sanglots / chuintements
[20:47:47] Lt. Lenoir : — Perr sigghlum Salomon spir’tus meh obssignatur…
[20:47:52] Double modulation vocale détectée — canal grave parallèle
[20:47:55] Lt. Lenoir : — …perr sanghghuin annma mea tuahhh esthhr…
[20:47:59] Parasites fractals saturent le flux audio — anomalies spectrales
[20:48:05] Élise Kraemer (cri) : — ARRÊTEZ… faites-les taire…
[20:48:08] Signal dégradé, fréquences >30 kHz — grognements multiples
[20:48:12] Coque résonne — bruits de chaînes et cisailles
[20:48:19] Voix non identifiée (suspectée : Drac) : — Un’nul’efes Sif’r…
[… 2 min 07 de silence relatif, flux instable…]
[20:50:32] Élise Kraemer (sanglotante, voix étouffée) : — « …Ils sont encore là… »
[20:50:34] Coupure brutale, silence
Mission DIAS-3 — AEGIS LEO
10 juillet 2068, 03h33 TU
Le sas grinça, hydraulique, et la porte de ENCKE céda enfin. Une odeur acide s’échappa, mélange d’huile brûlée et de charnier. Les scaphandriers AEGIS avancèrent en formation, caméras torse allumées.
La lumière blanche balaya l’habitacle. Les faisceaux découpèrent la salle commune — autrefois bruissante de rires, aujourd’hui figée dans une gravité nulle. Les filets de stockage pendaient, éventrés, leurs rations lyophilisées éclatées en nuages grisâtres.
Dans les straps encore tendus, les corps flottaient, mutilés :
- Duarte : la gorge écrasée.
- Kovács : les yeux révulsés, visage bleui.
- Petrovic : un trou sanglant à la place de l’œil.
Les lampes accrochèrent sur les parois une matière sombre, poisseuse, collée comme du goudron. Certaines gouttes dérivaient encore, sphères noires palpitées d’un souffle invisible.
Les sauveteurs progressèrent dans l’artère étroite, glissant d’un module à l’autre. Là où Petrovic avait filmé les chants, sa caméra flottait encore, brisée, lentille fendue. Les straps du couloir, qui jadis retenaient les corps hilares, semblaient à présent des cordons funèbres suspendus dans le vide.
Dans la soute arrière, une silhouette se balançait au bout de son harnais : Élise Kraemer, inconsciente, larmes séchées sur les joues, micro encore serré dans sa main.
Plus loin, prostré contre la cloison, Sacha Lenoir fixait le vide, lèvres murmurant des prières gutturales. Ses doigts s’enfonçaient dans une flaque d’huile noire qu’il portait parfois à sa bouche, mécaniquement, comme un nourrisson.
Enfin, ils atteignirent le cockpit.
Les écrans bavaient encore des mosaïques rouges. Sur le siège central, sanglé dans ses harnais, se tenait Henri Drac. Tête penchée, yeux clos, respiration sifflante, régulière.
Le chef d’équipe s’approcha, hésitant. La lampe accrocha ses lèvres noircies, luisantes d’humidité.
Un gargouillis monta soudain de sa gorge. Le corps convulsa. Les sauveteurs se ruèrent, le détachèrent à demi. Alors, Drac vomit un jet de liquide noir, visqueux, qui éclata en perles flottantes.
Sa tête bascula, ses yeux restèrent clos. Mais ses lèvres articulèrent, dans un souffle rauque :
— Un’nul’efes Sif’r Miethen Shuynjargggh…
Le dernier mot s’étouffa dans un râle. Le corps se cambra, puis retomba, encore retenu par les sangles.
Un silence glacé envahit la cabine. Les lampes fixèrent les gouttelettes noires en suspension. Elles palpitaient lentement, comme si chacune respirait encore.
Alors, Henri Drac de St Genest ouvrit les yeux.

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