Chapitre X
“Just one fix…”
— Ministry, *Just One Fix*
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Strasbourg EuroStrat – Le TUBE
Le 1er Octobre 2075
Zone d'Accès Restreint – 2h20
La porte du “Zum Letzten Fass” s’ouvrit en grinçant sur une troupe hétéroclite qui titubait dans la nuit froide de Strasbourg. La 6ᵉ escouade, visiblement bien arrosée, s’échappait du bar dans un concert de rires rauques, de jurons étouffés et de pas bancals.
Au centre de la cohue, Rudolf Steiner, encore pâle et mal en point, s’accroupit soudainement pour vider le contenu de son estomac sur le trottoir. Jonas Kirmann, son voisin de beuverie, lui lança un regard mi-inquiet mi-agacé.
— T’es à deux doigts de vomir tes Neuroplex, murmura Kirmann.
Steiner hoqueta, secouant la tête comme pour chasser la nausée.
Un peu plus loin, Leonard Gondo fit une pause, s’écartant du groupe pour soulager une vessie trop pleine.
— Et voilà Leonard sort le mamba noir, lança Noah Salomon avec un sourire en coin, imitant la gestuelle d’un serpent rampant sur le sol en se tenant le bras.
Solmeyer éclata d’un petit rire, essuyant une larme d’amusement.
— Ah putain, celle-là, elle est digne d’Albertini, murmura-t-il entre deux éclats de rire.
Mais au milieu de cette symphonie de désordre et d’ivresse, Yvan Boronov, stoïque, bras croisés, fronça les sourcils en regardant la bande se décomposer sous ses yeux. Pas un souffle d’alcool ne semblait l’avoir effleuré.
— Silence ! lança-t-il d’une voix ferme, tranchante comme un couperet.
Le vacarme se tut aussitôt, remplacé par des regards gênés.
Solmeyer, toujours un peu éméché, releva la tête vers le Sergent et répondit avec un grand sourire béat :
— Sergent… oui sergent !
Un éclat de rire parcourut l’escouade, contagieux. Même Kirmann, d’habitude le plus sérieux après Boronov, ne put retenir un petit hoquet de rire, rapidement suivi d’un rictus gêné.
Boronov secoua la tête, exaspéré, tandis que l’escouade titubait encore, oscillant entre fatigue et ivresse, un drôle de ballet désordonné sous la lumière blafarde des réverbères.
C’est alors qu’une silhouette se détacha de l’ombre des arcades, avançant d’un pas tranquille, presque trop mesuré pour cette heure trouble.
Janek Carvo s’avança, aucun vacillement, aucun parfum d’alcool, ses bottes claquaient net sur les pavés humides, en contraste brutal avec les pas maladroits de l’escouade.
Ses mains restaient enfoncées dans ses poches, son corps mince légèrement incliné en avant, comme celui d’un chasseur qui prend son temps.
Sur son visage, ce demi-sourire figé, énigmatique, qui n’avait rien de joyeux. Plutôt une promesse.
Il les observa un instant sans rien dire, les laissant s’agiter et se ridiculiser encore. Le silence se fit presque malgré eux, happé par la froideur de sa présence.
Enfin, sa voix tomba, douce et tranchante à la fois :
— Désolé pour le retard. J’avais besoin de me remettre de l’enfer qu’on s’est tapé à Kehl. Et je suis pas trop Neuroplex… mais je vois que vous avez commencé sans moi.
Un rire nerveux éclata, vite étouffé.
Leonard Gondo, se retourna arrangeant son ceinturon, croisa le regard de Carvo et lança avec un ricanement :
— Tu t’es fait huiler par Rosa, hein ? Le petit bijou de Drachenbronn ? Elle serait pas du genre à te laisser partir sans te graisser la patte.
Un éclat de rire débridé éclata parmi les ivrognes, emportant même le sérieux Kirmann dans un moment de franche hilarité, tandis que Boronov pinçait les lèvres, visiblement à deux doigts d’imploser.
Carvo, sans perdre son sourire carnassier, haussa un sourcil :
— Rosa ? Laisse-moi deviner… t’as encore trop bu, Gondo.
Son regard s’attarda un instant sur un Boronov à bout de nerf. Un éclat de fausse compassion y dansait, presque moqueur.
— Allez les gars, fit-il enfin, en lâchant un soupir comme pour alléger l’atmosphère. Suivez-moi dans ma piaule… On va arranger tout ça et vous me raconterez votre soirée.
Un silence s’installa, lourd de non-dits. Puis, à contrecœur, l’escouade, titubante mais résolue, se laissa guider par Carvo, dont le sourire carnassier restait figé sous la lumière blafarde de la rue.
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Shéol – Les plaines cendrées
le 01 ou le 02 Octobre 2075
Marcello s’arrêta de courir. Il n'était pas fatigué mais autour de lui, le silence était revenu, seulement troublé par ses pas dans la cendre froide.
Il secoua la tête comme pour chasser les images terrifiantes des limiers ou celle de la brute, puis ses yeux se posèrent sur l’uniforme vert qu’il avait récupéré. Ses doigts glissèrent sur la bande patronymique puis sur l’écu noir de NeofficiN. C'était sa tenue ou du moins une copie fidèle tachée, froissée, porteuse de souvenirs trop lourds.
La fuite, les chiens et leur maître, la brute, tout disparaissait doucement remplacé par des pulsions dévorantes et perverses.
Pourquoi à ce moment précis Rosa lui revenait en mémoire ?
Il se rappela le goût sucré-amer de ses profonds baisers, de sa peau contre la sienne, et de ses rires glacés au cœur de Drachenbronn.
Son esprit vacillait et pourtant cette pensée lui arracha un sourire en coin, satisfait, et fit naître une envie coupable.
Il voulait sentir la liberté de la peau nue, arracher son corps de l’étau du treillis.
Ses doigts tremblaient déjà sur la boucle de son ceinturon, prêts à tirer d’un coup sec, à faire glisser le tissu jusqu’à ses chevilles.
Un instant encore et il se serait laissé tomber à genoux dans la cendre, pour céder à la pulsion, se vider dans l’ombre, comme un animal en rut.
Mais ce n’était plus Rosa, ou pas seulement. C’était Miranda, maintenant. Ses hanches, ses reins… Son désir se fit plus fort, presque douloureux. Ses fesses…
Et puis une voix, surgie d’un autre temps, fendit le voile :
— Mate-moi ces petits derrières Stefan, c’est pas le pied ces optiques…
Ces paroles… ses paroles traversèrent son esprit, il se ressaisit immédiatement.
— Merde Marcello, qu’est-ce que tu branles ? Miranda a besoin de toi, murmura-t-il.
Il se redressa, resserra la ceinture, ajusta sa tenue. Fit demi-tour, tremblant encore, mais décidé.
Et dans un cri soudain, presque salvateur, il cracha à la nuit cendrée :
— Putain, j’ai besoin d’un café !
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Strasbourg EuroStrat – Le TUBE
le 1er Octobre 2075
Zone d'Accès Restreint – 2h07
Le bâtiment était gris, terne, impersonnel. Comme tous les modules d’habitat affectés aux agents NeofficiN. Un sas de sécurité se referma derrière eux dans un chuintement pneumatique. L’escouade pénétra dans l’appartement de Janek Carvo, une pièce unique, étirée sur la longueur, baignée d’une lumière froide et blafarde.
Ils s’attendaient à un capharnaüm, un foutoir négligé, un lit défait.
Mais tout était d’un ordre clinique, peut-être trop.
Pas un papier qui dépasse, pas d’arme de contrebande mal rangée. Les surfaces étaient lisses, vides, sans âme. Des étagères hermétiques aux angles nets, un bureau verrouillé magnétiquement, un lit en batterie. Une seule photo, retournée face contre le mur.
— Eh ben…, marmonna Kirmann en posant son cul sur le lit.
— Le mec vit dans un tombeau, souffla Gondo. Au fait, elles sont où, tes chiottes ?
Boronov, resté en retrait, croisa les bras. Il plissa les yeux. Il connaissait cette odeur.
Celle des appartements de morts en sursis. Ceux qui ont cessé d’exister mais continuent à bouger, à respirer, à tuer.
Carvo, sans un mot, se dirigea vers la kitchenette, appuya sur un capteur tactile.
— Porte à droite, répondit-il à Gondo sans même le regarder.
Solmeyer entra en dernier.
Il s’arrêta sur le seuil, comme s’il venait de franchir une frontière invisible. Autour de lui, l’escouade prenait possession du décor. Certains s’affalaient déjà. D’autres restaient debout, comme gênés de respirer trop fort.
Solmeyer, lui, ne bougeait pas.
Son cœur cognait. Sa gorge était sèche. Tout en lui vibrait d’un décalage qu’il ne comprenait pas.
Et alors, sans réfléchir, il lâcha :
— Sérieux… j’ai besoin d’un café.
Un silence suivit.
Personne ne releva.
Carvo leva simplement un sourcil. Puis il lâcha, dans un murmure presque moqueur :
— Attendez. J’ai mieux pour vous.
Il effleura trois touches de la console de cuisson. Un bourdonnement discret s’éleva, et la crédence métallique glissa lentement vers le haut, révélant une niche dissimulée dans le mur.
Une lumière bleutée s’activa, froide, chirurgicale.
À l’intérieur, une vitrine d’enfer.
Seringues hypodermiques rangées au millimètre.
La gamme complète NeofficiN en comprimés.
Leur équivalent en solutions injectables.
Des boosters métaboliques.
Des inhibiteurs de rêve.
Des patchs de régénération.
Des stimulants neuronaux classés confidentiels.
Et quelques fioles sans étiquette.
Le tout, stocké dans un écrin thermorégulé, qu’on aurait juré volé à un labo clandestin ou à un directeur médical sous perfusion de secrets.
Carvo se tourna vers eux avec un rictus en coin :
— Ça te parle Steiner ?
Il n’attendit pas de réponse.
— J’espère que vous mesurez le niveau de confiance que j’ai pour vous…
Il laissa un silence s’installer.
… ou le niveau de merde dans laquelle vous êtes vraiment.
Carvo se tenait devant la niche ouverte. La lumière bleutée des fioles dansait sur ses pommettes creusées. Il farfouilla une seconde, attrapa un flacon cramoisi à la pipette tordue, l’agita doucement et esquissa un sourire.
— Vous savez… Ce truc-là… je l’ai bricolé pour la première fois à Delhi. En 64.
Il leva les yeux vers Salomon :
— T’as fait Delhi, Salomon ? L'Inde ravagée par un conflit interminable avec le Pakistan, l'Europe et l'Alliance en charognards ?
Mais, à nouveau, il n’attendit pas de réponse.
— C’était le bordel à l’époque. L’escouade entière déployée pour une rotation de 48h. Femme, alcool, stups… tout y passait. Les Cartels faisaient la loi, la garnison européenne fermait les yeux. Une prise de contrôle par l’Alliance ? Mauvais pour le business.
Il ouvrit une boîte métallique, en tira deux comprimés, les écrasa du plat d’un injecteur de terrain.
— Bref… quasi open bar, le Black Friday niveau des gonzesses. La totale, on finit tous à poil, orgie terminée, affalés dans une suite princière. Rideaux en soie, tapis cachemire. Luxe décadent.
Il déboucha une fiole avec les dents, la recracha avec un clac métallique.
— Je me rappelle même plus du nom de cette nana. Ni des autres. Juste qu’on flottait dans un bain de moiteur, de rires et de sueur. Quand soudain, bam — alerte.
Il marqua une pause.
— Excuse, excuse-moi Sergent. On entend des connards de Russkov débarquer. Visiblement ils s’étaient infiltrés jusqu’au centre-ville. Ça a dégénéré vite. Échange de coups de feu au rez-de-chaussée, ça monte dans les étages, détonations. Et là… on se regarde et on se dit : “Merde. On va tous y passer.”
Il leva les yeux. Son regard passa sur chacun. Kirmann, blême. Gondo, le souffle court. Boronov, figé. Solmeyer, toujours debout, tendu comme un câble.
— Un peu comme vous ce soir. Si j’étais pas venu vous récupérer.
Il jeta un petit clin d’œil à Boronov.
— Et là, éclair de génie. J’me souviens d’un rapport oublié. Un cocktail expérimental. Médicamenteux. Anti-gueule de bois, anti-fatigue, anti… poison aussi, je crois. Une saloperie de dopant de terrain utilisé par une cellule expérimentale de SYGMA. J’avais tout sous la main... enfin dans les grandes lignes... on avait fait tourner le business de la dope.
Il secoua la tête, comme amusé par sa propre connerie. Il se retourna pour faire face à son auditoire et leva les mains en se dandinant niaisement, ondulant du bassin.
— Imaginez la scène : moi, à poil, en train de bricoler les dosages de tête, défoncé, pendant que les autres comataient comme des cons. Putain de nuit…
Il se retourna ensuite vers son autel de narcotiques. Ouvrit un tiroir, en tira cinq pistolets hypodermiques. Ses gestes redevinrent précis, chirurgicaux. Il les remplit méthodiquement, un après l’autre.
[ Pshhh, click, dose scellée. ]
— J’avais quatre grammes dans chaque bras, mais j’ai quand même réussi à leur injecter mon cocktail, *The Cocktail*. Et voilà !
Il fit claquer la dernière seringue contre sa paume gantée. Puis, en tendant les injecteurs vers ses camarades :
— On est prêts ? Ou vous préférez encore baragouiner sur vos ex, vomir vos tripes et pisser sur ma putain de moquette ?
Silence.
Puis un pas. Gondo s’avance. Attrape une seringue.
— À Delhi, hein ?
Carvo hausse les épaules.
— Ou peut-être à Singapour. J’étais plus raide que vous tous réunis, ce soir-là.
Les autres suivirent, à l’exception de Boronov… mais Carvo ne l’avait pas compté de toute façon.
Ils s’injectèrent le contenu miracle de concert.
— Et comment ça s’est fini du coup ? interrogea naïvement Steiner.
— Il les a tous flingués avec son injection, lâcha Salomon, regard sombre. J’y étais, à Delhi.
Carvo haussa les épaules.
— Je vous ai dit, j’étais complètement cramé...

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