Chapitre XI
« Il y a un temps pour tout, un temps pour toute chose sous les cieux. »
— Ecclésiaste 3:1
Haut-pays du voïvodat de Moldavie
Monastère de Putna, nuit du 20 octobre 1691
Ses poumons s’ouvrirent d’un coup, le souffle de la vie le traversa avec la brutalité d’une tempête des nuits d'hiver.
À moitié redressé sur le lit de fortune, son corps était tendu par l’effort. Chaque muscle protestait, et chaque battement de cœur martelait sa poitrine, tel un tambour de guerre.
Derrière ses paupières closes, la lumière l’aveuglait encore… Ou bien n’était-ce qu’un rêve ?
Il était perdu entre deux mondes, l’un l’avait rejeté, et celui-là tanguait autour de lui, flou, instable, comme les soirs de récolte où l’alcool de grains coule à flots.
Tout était incertain… sauf la douleur, vive, carnassière — un clou ardent planté dans son crâne, de l’arcade au cuir chevelu.
Il commanda à ses yeux de s’ouvrir, mais seul le gauche obéit.
L’autre… quel autre ?
Un grognement rauque s’échappa de sa gorge.
Sa main gauche monta lentement, lourde, comme si elle brassait de la vase. À tâtons, elle rencontra les bandelettes, puis un creux, moite et noué.
Un vide.
Pas seulement dans l’orbite, mais dans tout son être.
Il était mutilé et amoindri. Dieu lui-même l’avait jugé indigne de tout voir.
La nausée le submergea. Il voulut vomir, mais son estomac était vide.
Il haletait, poisseux, transpirant malgré le froid intense de la pièce.
Une odeur douce, presque sucrée, flottait autour de lui. Des fragrances de résine, de musc, et une pointe plus âcre, entêtante.
La pièce baignait dans la lumière chaude d’une dizaine de cierges, dont les flammes, agitées par les courants d’air, dessinaient des ombres dansantes sur les murs de pierres nues.
Il n’était pas chez lui.
Il voulut appeler — son nom ? le leur ? Dieu ? — mais seuls quelques râles épais lui échappèrent.
Et alors, elles apparurent.
Flottant à la lisière du réel, façonnées par la chorégraphie incertaine des flammes.
Sa femme. Ses filles.
— Piotr…
Le murmure n’était pas un cri.
C’était une prière.
— Ne les laisse pas nous prendre.
Leur peau était pâle, presque diaphane. Leurs yeux cernés, gonflés de larmes muettes. Des veines apparentes pulsaient d’un sang noir, corrompu.
Leurs robes froissées, déchirées et souillées portaient encore l’odeur de la maison.
Et derrière elles, une forme s’élevait. Menaçante.
Elle grandissait.
Une masse d’ombre, griffes déployées, prête à broyer leur innocence.
— Tată… ajută-mă…
Iulia.
La voix de sa plus jeune.
Il se jeta en avant. Pour la secourir. Pour les ramener toutes. Pour que cela n’ait pas été vain.
Mais son corps le trahit.
Ses jambes cédèrent.
Il s’effondra sur le sol glacé de la cellule, emportant dans sa chute le chandelier.
Les cierges roulèrent dans un vacarme de tous les diables.
Et elles n’étaient plus là.
Sa tête heurta les dalles, et soudain — le cri.
Celui-là même qu’il avait entendu avant de sombrer.
Le hurlement d’une gorge tranchée.
Et devant lui, surgissant des ténèbres — le Vampire.
Son visage à quelques centimètres du sien.
Il hurlait.
Un cri déchirant, inhumain.
L’haleine fétide de la mort lui fouetta le visage.
Il referma l’œil, sanglotant. Brisé.
Il resta là, haletant, le front contre la pierre, les bras écartés comme un supplicié.
La cire fondue s’échappait des cierges, goutte à goutte, se figeant lentement sur les dalles glacées.
Chaque perle se figeant faisait écho à sa respiration haletante et sous la lueur blême d’une lune décroissante, les objets se mirent à tourner autour de lui, un carrousel infernal.
Puis un souffle, presque imperceptible, frôla sa nuque.
Une porte venait de s’ouvrir.
Des pas s’approchèrent, feutrés. Le froissement discret de robes de bure accompagna des murmures en langue ancienne.
— L-a găsit…
— Ajută-l… repede.
Des mains se posèrent sur lui. Elles étaient calleuses, solides, mais exemptes de toute brutalité.
Elles le relevèrent avec soin, le ramenant sur la couche de fortune.
Un bol tiède fut porté à ses lèvres. Un goût amer, brûlant, s’imposa aussitôt, soulevant un haut-le-cœur.
Il voulut détourner la tête, mais sa volonté faiblissait déjà.
La tisane agissait. Elle était trop forte. Trop rapide.
Il voulut protester, articuler un mot, n’importe quoi. Mais aucun son ne franchit ses lèvres.
Son unique paupière s’alourdit.
Ses membres, comme engourdis, semblaient lui appartenir de moins en moins.
Et le monde, une fois encore, s’éloigna de lui dans une brume d’encens, de silence et d’oubli.
Haut-pays du voïvodat de Moldavie
Monastère de Putna, le 21 octobre 1691
Le jour s’était levé sans couleurs. Une lumière blafarde rampait entre les pierres froides du monastère sans parvenir à chasser les ténèbres.
Tout semblait figé, suspendu dans une torpeur ancienne : les ombres refusaient de céder leur place, s’agrippant aux recoins, drapant les murs comme un suaire.
Un battement. Puis un autre.
Et Piotr ouvrit l’œil. Son regard trouble s’accrocha au plafond de pierre, zébré de fissures, figé au-dessus de lui comme une dalle funéraire.
Par-dessus lui, une couverture de laine, épaisse, rêche, pesait comme un manteau d’exil.
Il s’y était blotti malgré lui, cherchant à prolonger l’illusion fragile d’un abri contre le froid, contre la vérité.
Pendant quelques instants, il s’y crut presque vivant. Il respira lentement, au rythme du cocon silencieux — un semblant de chaleur, un mensonge doux, comme une étreinte oubliée.
Mais l’odeur persistait.
Un fond âcre de linge humide, de cire froide… et quelque chose d’autre. Plus profond. Plus ancien.
Une trace de mort, que les murs n’avaient pas su effacer.
Un coup discret contre la porte rompit le silence.
Elle s’ouvrit sans un bruit, livrant passage à une silhouette droite, austère : un moine, drapé dans une robe noire durcie par les ans, coiffé de sa klobuk raide comme un étendard funèbre.
Il entra sans hâte, apportant un bâton poli par les années et, dans une gamelle de fer cabossée, une cruche et des habits de simple facture.
Il posa les affaires et alluma une lampe à huile accrochée à proximité de l’encadrement de la porte avant de remplir d’eau la bassine improvisée qu’il disposa aux pieds de Nicolescu.
Puis, la voix calme, ferme, il déclara :
— « Je suis le Père Grigore et vous êtes à Putna. Debout, frère Piotr. Les dieux vous ont rappelé dans la lumière. Faites-leur honneur. »
Le moine sortit, laissant un instant d’intimité.
Piotr resta blotti un instant encore, comme s’il pouvait, à force de silence, repousser l’aube.
Mais déjà, la lumière gagnait du terrain.
À contrecœur, il repoussa le tissu rugueux d’un geste lent. L’air glacé saisit aussitôt sa peau nue.
Il s’assit sur le bord de la stèle — un autel, à peine recouvert d’un drap grossier. Le sol sous ses pieds lui sembla aussi froid que celui d’une tombe.
Son corps, d’abord engourdi, se mit à crier.
Des douleurs enfouies rejaillirent, vives, multiples. Il baissa les yeux.
Son torse, ses bras : zébrés d’ecchymoses violacées, de griffures rouvertes, de morsures en croissant qu’il ne reconnaissait pas.
Il en toucha une, elle le brûla.
Il y en avait trop. Plus que dans sa mémoire.
Ou alors… les souvenirs avaient menti.
À portée de main, la bassine d’eau renvoya une lumière tremblante. Il la prit.
Le métal était gelé. Le contenu, à peine moins.
Et là — le reflet.
Un œil creusé, injecté de sang.
L’autre, voilé de bandelettes, gonflé, masqué.
Il leva la main, effleura le tissu humide, puis la tempe, là où le fil grossier tirait encore la chair.
Il avait été recousu comme une bête éventrée.
Un souffle rauque s’échappa. Pas de rage. Pas de peur.
Juste… le poids du réel.
Il s’humecta le visage. L’eau mordit dans chaque plaie, traçant des sillons glacés jusqu’au cou.
Il nettoya les plus atteintes sans précipitation, comme s’il apprivoisait cette nouvelle peau, cet être défiguré mais debout.
Puis il se glissa dans les vêtements de lin. Le tissu était râpeux mais, il revenait enfin à un semblant d’humanité.
Il se redressa, lentement, prenant appui sur le bâton.
Ses yeux dérivèrent vers les murs de la cellule.
Ce n’était ni une chambre, ni un ermitage.
Les pierres suintaient d’humidité.
Le sol, légèrement incliné vers une dalle, laissait apparaître une rigole creusée dans la pierre — usée, sombre.
Non pas pour l’eau… mais pour ce qui s’écoule des morts.
Un porte-cierge de fer, rouillé, était fiché dans le mur.
Et sur l’autel où il avait dormi… des crochets, discrets, ancrés dans la roche.
Pour maintenir les corps.
Ou les empêcher de tomber quand la raideur les quitte.
L’air lui-même portait cette lourdeur qu’on ne dissipe pas.
Un souffle de cire fondue, de musc de linceul, et cette note métallique…
Le sang. Ou ce qu’il en reste après l’onction.
Et alors, il comprit.
On ne l’avait pas veillé.
On l’avait gardé. Entreposé. Isolé ici… comme un mort.
Le grincement d’une charnière annonça le retour du Père Grigore.
Il se tenait dans l’encadrement, toujours drapé dans sa robe noire, l’ombre de sa klobuk couvrant son regard d’une austérité presque hiératique.
Il observa Piotr un bref instant, sans un mot.
Puis, d’un ton neutre, presque cérémoniel :
— « Venez. Il est temps. »
Aucune insistance, aucun reproche, seulement l’évidence, nue.
Piotr hésita un instant, puis, se servant du bâton comme une béquille, avança.
Ils quittèrent la cellule, franchissant un couloir étroit au plafond voûté, et la lumière de l’aube filtrait par de rares meurtrières, projetant des halos froids sur le dallage.
Le silence n’était troublé que par le froissement discret des robes de bure et le claquement sec de l’impact du bois contre le sol.
Bientôt, le couloir déboucha sur le cloître intérieur, vaste et silencieux, ceint d’arcades épaisses ouvertes sur un jardin austère.
Au centre, une fontaine de pierre, asséchée, surmontée d’un archange taillé dans le granit brut : Gabriel, ailes déployées, doigt levé vers le ciel. Son visage n’était que sérénité tendue, mais ses yeux vides semblaient fixer chacun de leurs pas.
Tout autour, sur les murs, des fresques s’écaillaient doucement sous les morsures du temps.
Elles montraient des scènes bibliques revisitées avec un symbolisme étrange — moins soumises que guerrières.
Un Christ sternum ouvert, irradiant de lumière sur les damnés.
L’Archange Michel, sabre levé, piétinant une bête serpentine dont la gueule hurlait en silence.
Et, plus loin, dans une alcôve presque dissimulée, une icône plus ancienne, cerclée d’or terni.
On y voyait un moine, la barbe longue et le regard brûlant, repoussant de sa seule main une horde démoniaque.
Son autre main brandissait un crucifix flamboyant, irradiant une lumière si vive qu’elle semblait avoir rongé les pigments alentours.
À ses pieds, des corps — des damnés sans visage, consumés, recroquevillés.
Sous l’icône, un reliquaire fermé, cerclé d’argent noirci, reposait dans une niche de pierre.
Plus haut, sur le linteau, deux sicas croisées avaient été fixées en diagonale, comme un blason oublié.
Des crochets de fer soutenaient des chaînes, désormais vides.
Piotr s’arrêta un instant, le souffle suspendu.
Il se rappelait l’intervention des moines dans son village, la lumière salvatrice.
— « Mon père, c’était vous à Skolgorod ? »
Grigore se retourna calmement, le ton toujours égal :
— « Ici, frère Piotr, le salut est le fruit de notre labeur. »
Puis il reprit sa marche, contournant le cloître jusqu’à une lourde porte de bois sombre.
Il l’ouvrit dans un grincement grave, laissant s’échapper l’odeur du pain noir et des herbes infusées dans un air plus sec.
La communauté prenait son premier repas, rassemblée autour d’un foyer diffusant une douce chaleur.
— « Prenez des forces. La journée sera longue. »
Piotr prit place à l’extrémité de la longue table, à l’écart des autres. Le goût âpre du pain noir et l’arôme des herbes lui rappelèrent qu’il était vivant, malgré tout.
Autour de lui, les moines mangeaient en silence, plongés dans leurs pensées ou leurs prières. Il savoura ce moment de répit, laissant ses douleurs s’effacer un peu dans la chaleur du foyer.
Quand il eut repris des forces, Grigore l’invita à le suivre hors du réfectoire.
Ils gagnèrent une petite pièce attenante, austère mais ordonnée : la cellule du père, où la lumière filtrait à peine par une étroite fenêtre.
Grigore referma la porte derrière eux, puis s’assit lentement, le regard grave.
— « Frère Piotr, vous avez tenu… longtemps. Les démons n’ont pas eu raison de vous tout de suite, mais la mort a fini par s’approcher. »
Piotr hocha la tête, le poids de ses souvenirs lui écrasant la poitrine.
— « Mon village… qu’est-il advenu ? » murmura-t-il.
Grigore détourna le regard, un silence lourd suspendu entre eux.
— « Skologord a été rasé. Vos fils reposent là-bas, ils ont entrepris leur ultime voyage. Quand vous serez remis, je vous conduirai à leurs sépultures. »
Une ombre passa sur le visage de Piotr. Il chercha des réponses pour les femmes de sa vie.
— « Et ma femme ? Mes filles ? »
Un long silence s’installa, épais, presque insoutenable. Grigore baissa les yeux.
— « La Mère Supérieure Marie, des Sœurs de Sainte Marie-Madeleine de la Miséricorde, pourra mieux vous expliquer… Elle vous attend. Je vais vous conduire à elle. »
Le nom éveilla un souvenir lointain, comme une rumeur entendue jadis sur les routes : l’ordre pieux qui, derrière ses prières et ses gestes de charité, savait aussi manier la lame qui met fin aux souffrances. Miséricorde… compassion pour les uns, coup de grâce pour les autres.
Piotr sentit la tension monter, une boule dans la gorge. Il n’était pas encore prêt, mais il devait avancer.

Annotations
Versions