Chapitre XIII

8 minutes de lecture

« Like a flower bending in the breeze
Bend with me, sway with ease »
— Jennifer Connelly, Sway

Strasbourg – EuroStrat, district du Parlement – 26 septembre 2073
Black Cat Lounge

Le Black Cat, antre feutré des sphères influentes, s’érigeait à quelques encablures du Parlement européen. Parlementaires pressés, assistants nerveux, vétérans des lobbies et consultants gravitant autour des agences de normalisation… tous s’y retrouvaient, attirés par la promesse d’un anonymat enveloppant, protégé par le luxe discret et les rideaux invisibles de la connivence.

Un souffle doux et mystérieux s’échappait des haut-parleurs vintages, tissé de piano délicat et de nappes électroniques feutrées.
Sur la scène baignée d’une lumière bleutée, une silhouette élancée se mouvait avec une grâce hypnotique.

Ses longs cheveux noirs, légèrement ondulés, tombaient en cascade sur une épaule nue, contrastant avec la robe de cuir moulante qui épousait chaque courbe.
Ses doigts effleuraient délicatement les touches d’un clavier, chaque note libérant une onde à la fois sensuelle et tranchante.

Elle jouait sur un Steinway Model D de 1954, rareté absolue au sein d’un monde numérisé, restauré dans les ateliers de Kyoto avant l’annexion sino-russe. Son bois d’ébène noir, veiné de lumière, vibrait encore de la chaleur des siècles.
Le Black Cat en avait fait sa pièce maîtresse, protégée sous une bulle de silence. Peu d’artistes y avaient accès.

L’air était chargé d’un mélange subtil de cuir brûlé, de vanille et de cèdre, flottant doucement parmi la fumée de tabac électronique et les murmures feutrés des convives.
Un léger frisson parcourait la peau, comme une caresse fugace.

Mais elle n’était pas une artiste comme les autres.
Sous ses doigts augmentés, le piano respirait, murmurait, grondait. Chaque note jaillissait avec une précision organique, un souffle ancien traversant la technologie.
Sa voix grave, délicieusement rauque, semblait caresser les âmes présentes, distillant un mélange troublant d’érotisme et de mélancolie. Elle ne chantait pas : elle offrait un rite.

Elle s’appelait Selene Kuroda — et ce Steinway était son autel.

Un pur bonheur pour les sens de son auditoire, suspendu à l’instant, comme si rien d’autre n’existait que la musique, la nuit, et cette femme.

Fille d’une lignée ancienne de hackers, Selene avait fusionné son corps avec la technologie dès l’enfance. Son bras droit, entièrement cybernétique, était une œuvre d’art façonnée sur mesure par E-Volve, la société des Otomo. Six doigts mécaniques aux articulations fluides, capables de jouer des accords inaccessibles à tout humain ordinaire, transformant chaque performance en un spectacle sensoriel et technique.

Non loin de la scène, dans une alcôve discrète aux murs tapissés de velours noir, Henri Drac de St Genest siégeait dans un fauteuil club en cuir sombre, un verre de whisky à la main, absorbé par le spectacle. Son allure tranquille trahissait ceux qui n’ont plus rien à prouver.

Face à lui, Oshiro Otomo occupait le second fauteuil. Son bras cybernétique reposait avec une élégance maîtrisée sur l’accoudoir, tandis que son verre, intact, attendait patiemment sur la petite table ronde entre eux. Un plafonnier bas diffusait une lumière ambrée, enveloppant la scène d’une clarté tamisée.

— Tu vois, Henri, c’est pour ça qu’elle peut faire ça. Ce bras, ce n’est pas un simple appendice. C’est un instrument à part entière.

Drac hocha lentement la tête, son regard accrochant celui de Selene, hypnotisé par la parfaite symbiose entre chair et machine.
— Une cybernétique au service de la séduction. L’avenir est fascinant.

Dehors, une pluie laiteuse s’abattait sur la devanture de verre blindé, traçant des veines fluorescentes en réaction aux halos ultraviolets des éclairages noirs disséminés dans les alcôves. Le bâtiment semblait un poumon transparent, palpitant sous la respiration électrique du lounge.

L’œil gauche d’Oshiro s’illumina, son iris prenant une teinte argentée : un prototype de lentille connectée, le nec plus ultra de l’élégance pour ceux qui ne peuvent plus se permettre le luxe d’une déconnexion authentique.
Les résultats du vote parlementaire s’affichèrent en temps réel, ligne après ligne, tel un électrocardiogramme du pouvoir.

— Résolution 26 : 265 Pour – 5 Contre – 23 Abstentions. Adoptée.

Un sourire satisfait fendit le visage d’Oshiro.
— C’est fait, murmura-t-il. Le Front Laïc a tenu parole. Le financement des exosquelettes à interfaces neuronales est confirmé. Génie civil, sécurité publique… premiers déploiements au printemps. Même le Parti Conservateur n’a pas osé bloquer.

Drac esquissa un sourire et leva son verre.
— Le Conservateur n’ose plus rien depuis qu’il a troqué la colonne vertébrale pour une chaise au comité d’éthique. Quant à la Coalition Indépendante…
Il balaya la pièce d’un geste circulaire.
— Ils protestent, écrivent des communiqués, puis rentrent chez eux en tramway.

— Zenji peut être fier de toi.

— Et de toi aussi, Henri, répondit Oshiro en saisissant son verre avec entrain.

Il porta le cristal à son nez, humant les arômes ambrés.
— Nikka ?

From The Barrel, répondit Drac. Ton père m’en avait offert une bouteille, il y a longtemps. Inestimable. Ce soir, je l’ai confiée au barman, kyōdai. Nous buvons à ta réussite.

Oshiro laissa couler une lampée d’élixir sur sa langue, savourant lentement.
— Cette réussite, je la dois à père. Il évolue d’une manière que personne n’aurait imaginée. Plus le temps passe, plus sa conscience s’étend… Il perçoit des choses que même nous ne pouvons plus saisir.

— C’est grâce à lui que notre technologie a fait ce bond monumental.

L’évocation des dons de Zenji ranima en Drac un avertissement ancien.
— Naram Iskhal n’est pas ce qu’il prétend. Il voit au-delà des signaux. Et quelque chose regarde en retour.

Telles étaient ses paroles et le regard de Drac se perdit dans un lointain invisible, son verre oubliant presque d’effleurer ses lèvres.

— Hey, tu m’écoutes, Henri ?

Henri sursauta, posant lentement son verre à moitié vide.
— Oui, Oshiro… Désolé.

— Tu sembles préoccupé. Parle-moi.

Il passa une main lasse dans ses cheveux.
— Le déploiement des µVigil 6… Demain, je défends la phase B devant la Commission de Régulation Neurotechnologique.

Henri fit tourner lentement le whisky dans son verre.
— Intégration neuronale directe, appariement des cycles émotionnels, filtrage adaptatif des pulsions. Nous franchissons un seuil.

Oshiro hocha la tête, grave.
— Et toujours aucun garde-fou sur le droit à l’altération consciente. Rien sur l’autonomie mentale.

Il croisa les bras, le coude cybernétique émettant un léger craquement.
— Les specs sont claires : le µVigil 6 agit dès l’amygdale, inhibe les fluctuations affectives avant qu’elles n’atteignent le cortex narratif. C’est propre, efficace… mais ça tue le doute.

Henri laissa échapper un soupir chargé.
— Naram vend ça comme une révolution de la cohérence civique. Domestiquer la psyché. La stabilité mentale. L’homéostasie sociale.

Un silence s’installa, ponctué par le martèlement régulier de la pluie contre la vitre.

— Berlin est devenu un prototype de cité neuro-sécuritaire. L’inertie affective y atteint un seuil critique. Tu as lu les rapports de Sygma ? Les rêves lucides chutent. La plasticité émotionnelle s’effondre. Une société calme, docile… morte.

Oshiro fixa un point lointain.
— Et pourtant, la généralisation continue. Ce bracelet, si on suit cette trajectoire, sera bientôt imposé à tous. Pas seulement aux Classes 3.

Henri redressa la tête, la mâchoire serrée.
— Aujourd’hui, il stabilise les ouvriers. Demain, il modulera les ingénieurs. Après-demain, il calibrera les juges, les enseignants, les artistes. L’architecture cognitive de l’espèce réduite à un protocole.

Oshiro posa une main cybernétique sur l’épaule de Drac.
— Tu n’es pas contre l’idée. Tu es contre la manière.

Henri releva les yeux, grave.
— Oui. Ses méthodes, ses fouilles dans les consciences, la suppression des pensées dissidentes… Il manipule des forces qu’il ne contrôle pas. Certains jours, je doute de sa légitimité… puis je revois le chaos qui nous a forgés. Et s’il est un mal nécessaire, combien de temps avant qu’il ne devienne hors de contrôle ?

Oshiro ne répondit rien, conscient de l’ombre qui pesait.

Henri hocha la tête.
— Je suis pris au piège entre devoir et peur. Mais je dois avancer. Le contrôle neuro-cognitif est inévitable. Évoluer sous surveillance… ou sombrer dans le chaos.

Il vida son verre d’une traite, ses yeux parcourant la pièce, cherchant un point d’ancrage.
— Je marche sur ce sentier, en espérant ne pas y perdre mon âme.

L’iris d’Oshiro se remit à luire. Un léger rouge lui colora les pommettes.
— Je dois y aller, mon frère… Un problème au labo avec le prototype Ares…

Henri ouvrit la bouche pour répondre, mais un parfum de cuir chauffé et de vanille précéda une silhouette familière. Selene Kuroda, descendue de scène sans un bruit, s’approcha. Sa robe scintillait sous la lumière tamisée, son bras cybernétique vibrant encore des derniers accords.

Elle posa une main légère sur l’épaule d’Oshiro, un éclat rieur dans les yeux.
— J’interromps un sommet secret ?

— Pas du tout, répondit Henri, souriant doucement. Vous lui offrez une sortie bien plus élégante que le labo.

— Je l’extirpe, souffla-t-elle, effleurant la nuque d’Oshiro.

— En aussi bonne compagnie, dit Drac, il oubliera même ses prototypes.

Selene lui lança un clin d’œil complice.
— Promis, je le leurs rends demain. Entier...ou presque.

Oshiro se leva, glissant sans bruit. Il l’embrassa, sans ostentation mais avec tendresse. Puis, tourné vers Henri :
— À demain, kyōdai.

Henri le serra dans ses bras.
— Transmets mes pensées à Zenji.

Otomo acquiesça, un dernier clin d’œil fraternel, puis s’éloigna aux côtés de Selene. Leur silhouette s’effaça dans l’ombre tamisée, portée par le murmure des conversations et le souffle soyeux du saxophone.

Henri, seul, s’enfonça dans son fauteuil, effleurant machinalement l’accoudoir tiède. Il fit signe au barman pour un dernier verre et laissa ses pensées dériver dans la pénombre luxueuse. La pluie dehors redoublait d’intensité.

Un homme brun, grand, la petite quarantaine, s’approcha lentement. Son pas était mesuré, fluide. Son costume sombre, taillé avec précision, respirait l’élégance calculée. Mais c’était son regard qui captait l’attention : clair, vif, presque hypnotique.

Il s’arrêta à une distance juste, respectant l’étiquette du lieu.
— Puis-je vous offrir ce verre ? demanda-t-il d’une voix douce, un murmure poli, à peine audible.

Henri leva les yeux, surpris. L’homme n’était pas un habitué. Drac ignorait ce qu’il pouvait attendre, mais son charisme plaidait en sa faveur.

Il plissa légèrement les yeux.
— Et vous êtes ?

L’homme sourit, subtil, sans dents, presque bienveillant.
— J’aimerais être votre ami. Mais pour ce soir, appelez-moi Elias.

Drac se surprit lui-même.
— Eh bien, Elias, je n’aime pas trop boire seul… mais ce soir, c’est moi qui vous invite.

Il fit signe au barman.
— Asseyez-vous. Et dites-moi ce qu’un homme comme vous vient chercher ici, ce soir.

Elias s’installa avec fluidité, comme s’il s’adaptait naturellement au décor.
Il resta silencieux un instant, son regard glissant sur la pièce, puis revenant calmement vers Henri.

— Je ne m’attendais pas à ce que vous acceptiez si vite. Vous avez l’élégance des hommes fatigués, Monsieur Drac. Les plus dangereux, dit-on.

Henri haussa un sourcil, à peine amusé.
— Et vous, Elias, vous avez la voix d’un homme qui cherche à être vu sans attirer l’attention.

Un mince sourire étira les lèvres d’Elias.
— N’est-ce pas ce que nous faisons tous ici ? Rester visibles pour les bonnes personnes, invisibles pour les autres.

Henri acquiesça, sirotant son verre. Le Nikka glissait sur sa langue avec une douceur presque trop parfaite.

Ce soir, pour la première fois depuis plus de vingt ans, Henri Drac de St Genest allait partager sa table avec un parfait inconnu. Peut-être était-ce là la magie du Black Cat Lounge.
Ou peut-être était-ce juste l’envie d’être vu autrement, non plus comme un mythe, ni comme un monstre politique.

Il but une gorgée lente, observant Elias du coin de l’œil. L’homme ne paraissait pas dangereux.
Et pourtant, Henri sentit ce frisson ténu — non pas une crainte, mais la conscience aiguë que quelque chose venait de commencer.

Une infime part de lui, enfouie depuis longtemps, s’en réjouissait presque.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire DavidxNova ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0