Chapitre XV
“This old world will pass away
This is the dawn of our new day”
— Fields of the Nephilim – Mourning Sun
Haut-pays du voïvodat de Moldavie, le 21 octobre 1691
Monastère de Putna
Ils traversèrent les cours intérieures, longèrent les jardins d’hiver. Grigore accompagna Piotr jusqu’à mi-chemin, puis lui confia son bras à une jeune nonne voilée. Elle le guida à l’écart, au-delà du cloître principal, vers une aile isolée, un bâtiment ancien, à moitié noyé dans la brume matinale.
Au loin, les cloches du dimanche résonnaient, lentes, solennelles.
À l’intérieur régnait un silence dense — non celui de la prière, mais celui des secrets, de la honte et du désespoir contenus. Une porte s’ouvrit.
Une femme se tenait là. Grande, voûtée, le visage parcheminé, les yeux profondément enfoncés, mais droite, dégageant une autorité âpre. Elle portait le voile noir des supérieures, une croix de bois dur pendue à son cou. Sans un mot, elle s’écarta du seuil.
“Piotr Nicolescu. Entrez.”
La pièce ressemblait plus à une chaumière qu’à une cellule monastique. Les murs nus, percés d’une petite fenêtre grillagée, étaient baignés par la lumière vacillante de nombreux cierges. Leurs flammes tremblotantes projetaient des ombres dansantes sur les poutres noircies d’un plafond bas.
Pourtant, au cœur de cette austérité, des objets troublaient le décor : herbes séchées suspendues à des cordelettes, pattes de poule tranchées accrochées à un clou, cartes de tarot étalées sur une table de bois brut, encensoirs dégageant une fumée lourde et entêtante.
Ces reliques d’un autre monde murmuraient avec les icônes religieuses, jetant un voile d’ombre sur la foi rigide attendue ici. L’air semblait figé entre deux respirations, chargé d’une tension étrange, mélange de piété feutrée et de quelque chose de plus ancien, plus inquiet — un fragile équilibre entre lumière et ténèbres.
Elle s’approcha de lui à pas feutrés, comme pour humer l’air qui l’enveloppait, à la manière d’un animal guettant une odeur familière ou défendue.
Piotr se retourna brusquement, les épaules tendues, prêt à bondir.
“Asseyez-vous près de l’âtre”, dit-elle simplement, implacable, en désignant deux chaises grossières faisant face à un feu mourant. Quelques braises y couvaient encore, dégageant une chaleur douce et rougeoyante qui animait les ombres de la pièce.
Ils s’assirent dans un silence épais.
Puis, d’une voix mate, sans détour, elle lâcha :
“L’attaque n’était pas un accident, Piotr. Il vous cherchait… il vous chassait.”
“Comment ça ?” souffla Piotr, le regard encore trouble. “Je ne comprends pas.”
La Mère Supérieure le fixa longuement, comme si elle cherchait à percer les dernières brumes de sa conscience.
“Vous êtes un trophée de choix, frère Piotr. Une âme alléchante… Je le sens.”
Elle s’inclina légèrement, ses doigts se croisant sur ses genoux osseux.
“Vous n’êtes pas comme les autres. Il y a en vous une faille… ou une lueur. Je ne sais encore laquelle. Mais la nuit dernière l’a prouvé : vous êtes revenu. Votre chair était froide, votre souffle tari. Et pourtant…”
Elle marqua une pause, pesant chacun de ses mots.
“Votre âme a refusé le cycle... ou a été rappelée. Le dessein qui vous lie à ce monde est plus important que son harmonie.”
Piotr baissa les yeux, incapable de formuler ce qui grondait en lui — peur, colère, espoir peut-être.
“Rappelée ?... Pourquoi moi ?” murmura-t-il.
La Mère Marie laissa son regard dériver vers les braises.
“Vous avez affronté les Veneurs du Shéol. Le royaume des âmes damnées. C’est là qu’ils naissent… puis s’infiltrent dans le nôtre. Ils sont affamés, voraces. Ils traquent les âmes, les dévorent, jusqu’à ce que, repus, ils soient rappelés… et recrachent leur pitance à leur Maître.”
Elle fit une pause. Longue. Solennelle.
“Certains l’appellent Lucifer. D’autres, Belzébuth. Satan, pour les plus simples. Mais ici… nous l’appelons de son vrai nom.”
Son regard se planta dans celui de Piotr, plus tranchant que jamais.
“Un nom oublié. Un nom que les siècles ont enfoui sous les dogmes. Un nom jadis craint des hommes… et des dieux eux-mêmes.”
Elle marqua encore un silence, puis souffla :
“Cronos.”
Piotr s’était levé. Il tournait autour du feu, les bras serrés contre son torse, comme pour contenir une peur trop vaste, trop froide.
“Cronos… les Veneurs… Vous parlez comme les fous qui prêchent aux carrefours.” Une quinte de toux, séquelle de ses blessures, trahissait son agacement.
“Pourquoi moi ? Pourquoi pas un autre ? Je n’ai rien fait… je ne suis personne.”
La Mère Marie ne le quitta pas des yeux. Son silence pesa une seconde de plus, puis elle parla d’une voix égale, sans menace mais sans ménagement.
“Vous n’avez rien fait, c’est vrai. Et pourtant, vous portez en vous ce que peu d’hommes peuvent même soupçonner.”
Elle se leva à son tour. La lumière des braises soulignait les plis de son visage, la fatigue de cent nuits d’insomnie.
“Toutes les âmes ne sont pas égales. Certaines sont nées dans le tumulte des grands temps, dans l’effondrement des géants. Vous êtes de cette lignée. Un éclat ancien vous traverse. Une résonance. Le sang et l’âme d’un Nephilim, altéré, dispersé… mais encore vibrant.”
Piotr recula d’un pas.
“Les Nephilims… ce ne sont que des contes !”
“Non, Piotr. Ce sont des fragments d’histoire. Et votre âme en porte la trace. Une lumière rare, presque sacrée. Les Veneurs du Shéol la sentent, eux. Ils la flairent.”
Elle s’approcha d’un petit meuble, y saisit une fiole noire et l’agita doucement. Un parfum d’absinthe, de myrrhe et de suie se répandit dans la pièce.
“Vous êtes une offrande de choix. Pas parce que vous êtes fort. Mais parce que vous êtes porteur.”
“Comment pouvez-vous savoir ces choses, qui êtes-vous pour cela, qui êtes-vous si ce n’est une folle, une pécheresse… une hérétique !”
Un silence glacial s’installa.
La fiole noire vacilla dans la main de la Mère Marie, mais elle ne cilla pas.
“Hérétiques… ?”
Elle reposa doucement le flacon, puis redressa les épaules, son ombre s’étirant sur le mur derrière elle.
“Je suis celle qui veille quand les prêtres détournent les yeux. Celle qui écoute quand les anges se taisent.”
Elle s’avança d’un pas, le regard durci par la vérité nue.
“Je suis née Maroushka. Ma mère, une Romanichel puissante, mourut en me protégeant. Mon père… je ne l’ai jamais connu. Il ne m’a légué ni terres, ni or… seulement son sang. Une verrue aux yeux des hommes, m’obligeant à l’exil, une vie recluse. Mais alors que je pensais m’effacer à jamais, mes sœurs m'ont ouvert leurs archives secrètes et j'ai écrit les miennes, mon sang me poussant à rechercher la vérité… ma vérité… tout du moins celle que je puisse te confier.
J’ai erré longtemps, traversé les âges, et… il fut un temps où d’autres mains que les miennes ont chassé de moi sept ombres qui me dévoraient. Je devrais être morte ce jour-là… et pourtant je marche encore.”
Alors la sœur supérieure releva sa manche gauche : trois griffes noirâtres, recourbées et osseuses, émergeaient d’une paume déformée, veineuse, tachetée de peau parcheminée. Piotr posa une main sur son visage meurtri et recula.
“Je sais ces choses, car au fond de moi je les sens, j'ai cherché et appris à les comprendre ! Je suis de leur sang !”
“Abomination !” s’écria Piotr, la gorge nouée, se redressant d’un bond, prêt à fuir cet antre d’hérésie et de fièvre.
Mais au fond de la pièce, derrière une porte close, quelque chose… remua.
D’abord un gémissement, étouffé, long, presque animal. Puis un soupir rauque, entrecoupé de rires étirés, déformés, déconnectés du monde.
Des voix de femmes. Des voix de l’autre côté.
Le silence reprit… puis une syllabe, fragile, s’échappa.
“Tată…”
Piotr se figea. Son sang se glaça.
Il recula d’un pas, puis d’un autre, comme si l’ombre derrière cette porte pouvait lui sauter à la gorge. Mais ce n’était pas de la peur brute. Non. C’était autre chose.
Un vertige. Une faille.
La Mère Marie n’avait pas bougé. Sa main difforme était toujours levée, mais ses yeux… eux, s’étaient adoucis. Était-ce de la tristesse, de la miséricorde… ou peut-être les deux ?
“Elles sont là. Protégées, mais… consumées. Le mal s’installe lentement, sûrement. L’enfantement des Ténèbres commence toujours ainsi.”
Piotr recula encore, dos contre la porte, le souffle court.
“Vos filles pleurent encore. Mais elles ne rêvent plus. La plus jeune chante parfois dans une langue inconnue. La plus âgée a tenté de se frapper le ventre. Quant à votre femme… elle parle au mur. Elle dit qu’il répond.”
“Que leur avez-vous fait, sorcière ?” Piotr se fit vindicatif.
“Moi, rien... Mais la créature qui vous traque les a prises pour concubines… Leur chair est marquée, leur âme fissurée. Ce qui germe en elles… je suis désolée Piotr.”
Une larme coula sur la joue de la sœur.
Piotr, accablé, écarta doucement la femme… comprenant enfin.
Il alla ouvrir la porte. Une lumière pâle filtrait.
Il pénétra dans la chambre étroite.
Une silhouette frêle se tenait au fond, un corps d’enfant, marqué par des cicatrices ténues, les yeux rouges, vitreux, la peau laiteuse, presque translucide.
“Tată…” murmura-t-elle, la voix cassée, étranglée.
Mais avant qu’il puisse avancer, elle pivota brusquement.
Un éclat sauvage, presque bestial, alluma ses yeux noirs comme la nuit sans étoiles.
Elle bondit sur lui avec la force d’une bête affamée, le poussant contre le mur froid.
Les doigts griffus d’une main se refermèrent sur son cou, serrant sans pitié.
Un cri étranglé monta dans la gorge de Piotr, mêlé à la douleur sourde dans sa poitrine.
Puis, dans un geste déroutant, elle abandonna la violence brute pour une caresse perverse, effleurant ses lèvres d’un souffle glacé, son regard devenant dévorant.
“Tu es à moi, Tată. Pour toujours…”
Le frisson d’horreur glacé qui traversa Piotr fut pire que toutes ses blessures physiques.
Le souvenir de sa fille innocente, rayonnante et pure, s’effaçait peu à peu, englouti par cette créature torturée, un monstre façonné par le Shéol.
Son cœur se brisa en silence, tandis que son corps, impuissant, subissait cette rencontre perverse — entre amour déchu et damnation vivante.
Dans l’ombre vacillante, deux autres silhouettes émergèrent.
Sa femme et sa fille aînée, rampantes, presque animales, glissèrent sur le sol comme des ombres grotesques.
Leurs regards vides, brûlant d’une lueur malsaine, fixaient la scène avec une jouissance glaciale.
Leurs corps portaient la même corruption obscure, leur chair parcourue de veines sombres sous une peau pâle et tendue.
Puis, soudain, un déclic dans leurs yeux hagards.
Comme un souffle de lucidité traversant l’abîme de leur esprit.
Elles reculèrent lentement, frissonnantes, gagnant les recoins sombres, se recroquevillant, terrifiées, prisonnières d’elles-mêmes.
Leurs respirations rauques trahissaient un combat intérieur entre l’ombre du Shéol et un reste d’humanité refusant de disparaître.
Piotr se laissa glisser lentement le long du mur froid. Il s’assit, les jambes écartées, comme pour entourer ce qui lui restait de sa famille — silhouettes frêles, brisées, désespoir d’un passé bientôt englouti.
Il savait. La vérité que son cœur avait refusé jusque-là s’imposait enfin, brutale et inexorable.
La supérieure entra, sa présence lourde, empreinte d’une gravité terrible.
Elle posa sa main droite sur son épaule.
“Elles deviennent des succubes,” murmura-t-elle, pleine de compassion.
“Leurs corps et leurs âmes sont désormais enchaînés dans un pacte infernal, un servage éternel. Bientôt, leurs âmes s’éteindront, ne laissant qu’un écho perdu dans les limbes, ou pire... nul ne sait vraiment ce qu’il adviendra.”
Ces mots tombèrent sur Piotr comme un couperet.
Une douleur sourde, plus profonde que toute blessure physique, s’enracina dans sa poitrine.
Il resta là, vidé d’espoir, un homme brisé face à la lente disparition de ce qu’il aimait le plus.
“L’arcane VIII s’est révélée lors de mon dernier tirage,” confia la supérieure, “m’ordonnant d’épargner trois vies.
Mais mes dons s’amenuisent... Je crains de ne plus pouvoir tenir le diable hors de leur maison bien longtemps.”
Piotr demeura immobile, le souffle court. Des larmes de sang suintaient de son bandage.
Puis, lentement, il se redressa. Chaque mouvement ravivait ses blessures, mais il ne s’arrêta pas. Il quitta la cellule sans un mot, sans direction.

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