Chapitre XVI

7 minutes de lecture

« I'll describe the way I feel
Weeping wounds that never heal
Can this saviour be for real?
Or are you just my seventh seal? »
Placebo, “Special K”

STRASBOURG – EUROSTRAT, DISTRICT DU PARLEMENT

09 NOVEMBRE 2073 — BLACK CAT LOUNGE

La nuit avait glissé au-delà de son milieu, et seules quelques alcôves demeuraient éclairées.
L’électro-jazz, désormais réduit à un battement cardiaque, invitait les derniers clients à regagner leurs blocs d’habitation.

Henri Drac de Saint-Genest faisait partie de ceux qui restaient.
Assis dans un coin où la lumière refusait d’entrer, il fixait le fond de son verre comme on regarde une tombe fraîche.
Le whisky synthétique lui tenait compagnie — piètre partenaire, sans goût, sans chaleur. Il brillait sous les néons feutrés, mais ne servait qu’à noyer le silence qui lui collait à la peau.

Sur la table basse, le terminal projetait les rapports cryptés de l’implant µVigil-6 : courbes, relevés neuronaux, anomalies comportementales.
La productivité atteignait des sommets, mais les alertes rouges s’accumulaient — dissociations, tachycardies, hallucinations auditives.
Sous les chiffres, quelque chose grondait.

Chaque lecture lui faisait l’effet d’une lame froide plantée dans le crâne.

Naram Iskhal… Il n’est pas ce qu’il prétend. Il voit au-delà des signaux. Et quelque chose regarde en retour…

La voix de Zenji Otomo, souvenir ou malédiction, revenait par vagues.
Avertissement ? Menace ? Il ne savait plus.

Qu’as-tu voulu dire, vieux fou ? Pourquoi t’es-tu retiré derrière ton silence ? Tes conseils ne m’apportent plus que des troubles.

Depuis le déploiement initial des implants chez les Classes III, Drac avait noté l’engorgement des unités d’incinération EVE X.
Un flot lent et continu.
Qu’est-ce que tu m’as fait signer…

Il rechargea son verre, but d’un trait, puis s’enfonça dans le cuir du fauteuil.
Le froid monta de ses jambes à son torse, marée invisible.

Un souffle rauque traversa la pièce :
Un’nul’efes Sif’r Miethen Shuynjargggh…

Le poing se referma sur le cristal.
Il rouvrit les yeux, haletant. La salle semblait s’être resserrée d’un cran.
Une chaleur soudaine l’obligea à desserrer sa cravate.

— Drac… c’est bien vous ?

La voix venait de l’ombre, douce, presque étonnée.
Une silhouette mince s’approchait du bar, sourire en coin, regard clair.

Elias.

— Je vous ai entendu, murmura-t-il en s’asseyant sans y être invité.
Ses yeux brillaient d’un amusement léger.
— Des mots étranges… une langue que je ne connais pas.

Drac porta son verre à ses lèvres. Le whisky n’avait plus de saveur.
Il hésita à congédier l’importun, mais ses propres silences pesaient plus que la présence de l’autre.

— Des restes de rêves, dit-il entre ses dents.

— Des cauchemars, plutôt, répondit Elias, sans ironie.

Drac détourna le regard vers l’écran : les courbes rouges pulsaient comme des cicatrices vivantes.
Il l’éteignit d’un geste bref.

DIAS.

Un seul mot, tombé comme un aveu.
— L’Arche orbitale. Ce que j’ai vu là-haut…
Il ferma les yeux.
Le froid revint, celui des vingt secondes effacées.
— Les morts… Ils m’appellent encore.
Et Élise Kraemer… elle a sombré par ma faute.

Sa voix se brisa.

Elias pencha la tête, ses doigts frôlant presque le verre que Drac tenait trop fort.
— C’était il y a cinq ans, Drac. Vous avez porté seul un fardeau que nul autre n’aurait pu soulever. Vous devriez accepter de l’aide.

— Je vais bien !

Le mot claqua trop fort, trop sec, pour convaincre.
Les yeux rouges, la main tremblante, tout disait le contraire.
Elias ne broncha pas. Il inclina la tête, sourire doux.
— Vraiment ?

Drac fit tourner son verre, observant les reflets comme des éclats de mémoire.
— Tu crois que j’ai dormi depuis DIAS ? Pas une nuit entière. Pas une seule.

Il inspira longuement, les yeux fixés sur l’écran noir du terminal, comme s’il craignait qu’il s’allume seul.
Elias resta silencieux.

— Après le blackout, Hammerstein, de NeofficiN, m’a contacté.
Un protocole expérimental, des inhibiteurs pour calmer les rémanences.
J’ai accepté. Je commandais encore. Je n’avais pas le droit de trembler.

— C’était votre devoir, murmura Elias. Vous n’aviez pas le choix.

— Deux ans. Puis l’accoutumance. Les souvenirs sont revenus.

Il serra les dents.
— J’ai voulu revoir Élise Kraemer. Disparue. Les équipes de la Générale ont fouillé, mais la piste se perd dans les sables de SYGMA.
Legrand m’a conseillé d’inspecter Berlin.

Elias fronça imperceptiblement les sourcils, mais se tut, jouant avec son verre.

— SYGMA, leur lieutenant Lenoir… Il murmurait sans cesse. Pas des ordres. Des prières.
Un latin brisé, venu de manuscrits occultes.
Et moi… je les répète encore parfois, sans comprendre.

— Parfois, répéter apaise, répondit Elias. Même sans comprendre.

Drac secoua la tête.
— Chez AEGIS, ils ont parlé de strates, de plans superposés, de chevauchements perceptifs…
Et si ce n’étaient pas des modèles qu’ils testaient ?
Et si c’étaient des gouffres ?

Il passa une main sur son visage.
— Les nuits de ciel clair… j’ai l’impression que le firmament respire. Comme si quelque chose m’observait, attendant que je baisse les yeux.

Un silence s’étira.
— Les rapports de µVigil ne sont pas des anomalies techniques. C’est un piège.
Naram m’a lié à une mécanique que je ne comprends pas.
Je ne sais plus ce qui vient de moi.

Elias posa la voix, calme, presque tendre.
— Vous n’êtes pas seul, Drac. Et vous ne serez jamais un pantin.

— Et si je n’étais plus qu’un cobaye ? Un animal qu’ils ajustent à chaque défaillance ?

— Même un cobaye garde l’instinct. Et le vôtre, je le vois, est intact.

Drac inspira profondément, comme pour dissiper un brouillard.
— Parfois, j’aimerais juste revenir sur les champs de bataille.
Là où les erreurs se payaient immédiatement.
Avancer, tenir, tuer ou mourir.
Pas ces jeux de masques, pas ces trahisons feutrées.

Le craquement d’un vinyle électronique remonta de la salle.
Elias hocha la tête, grave, comme devant une confession.

Il se pencha :
— Alors ce soir, retrouvons un champ de bataille. Pas celui des généraux…
Celui où l’on cède, et où l’on oublie.

Henri leva vers lui un regard éteint.
Elias fit signe au serveur.
— Un dernier verre pour monsieur. La note pour moi.

Lorsque le whisky fut servi, il souffla à son oreille :
— Venez. Ici, vous vous noyez.
Je connais un endroit où les ombres deviennent légères.

STRASBOURG – EUROSTRAT, DISTRICT DU PARLEMENT

09 NOVEMBRE 2073 — SÜNDENBLICK

La berline noire glissait dans les artères désertes.
Les façades de verre renvoyaient des éclats d’acier, les gyrophares lointains coloraient la brume de rouge et de bleu.
Drac, appuyé contre le siège de cuir, regardait défiler le vide.
Elias donnait l’adresse au chauffeur.

Le Rhin apparut sous un halo de brume.
Une façade aveugle, un ancien entrepôt transformé en club, se tenait là.
Au-dessus de la porte close, un néon rouge palpitait, lent, comme un cœur malade.

L’enseigne clignotait par spasmes : SÜNDENBLICK.
Un mot d’ironie cruelle, suspendu au-dessus des damnés qui passaient la porte.

Des silhouettes masquées entraient par grappes, happées par un portier vêtu de noir, muet comme une ombre.
Les basses vibraient à travers les murs.

Elias posa la main sur son épaule.
— Ici, personne ne juge. Ici, la nuit t’accueille.

Il sortit un masque de velours noir et le lui tendit.
— Mets-le. Ce soir, il n’y a plus de Drac.

Henri hésita. Le regard d’Elias, fixe et doux, tenait lieu d’ordre.
Il passa la lanière derrière sa nuque.
Le tissu épousa son visage, étouffa son souffle, effaça ses contours.

Il n’était déjà plus lui-même lorsqu’il franchit le seuil.

L’air chaud l’enveloppa aussitôt : parfum lourd, musique moite, murmures étouffés derrière les tentures rouges.
Les miroirs du couloir renvoyaient son reflet en fragments, multipliant ses cicatrices à l’infini.
Il jeta un dernier regard vers Elias, qui lui rendit un sourire d’ange.

La porte se referma dans un souffle métallique.
Ce soir, il ne serait pas seul.

Shéol – Les plaines cendrées, le 02 octobre 2075

— Putain, j’ai besoin d’un café !

Le cri résonna un instant dans le néant, sans écho, avant d’être avalé par la brume.

Marcello eut un rire nerveux, sec, presque fou. Sa voix sonnait creuse dans cet espace où rien ne vivait vraiment. Mais le simple fait de parler l’avait ramené à lui-même, arraché à l’ivresse rampante qui voulait le dévorer.

Il reprit sa marche. Ses bottes s’enfonçaient dans la cendre, produisant un bruit sourd, régulier — comme une horloge qu’il voulait croire rassurante.

Assez vite, il retrouva la cabane. Du moins ce qu’il en restait. Sans être spécialiste, il comprit aux empreintes et aux marques profondes que la créature et ses limiers avaient emporté Miranda et l’homme de colère.

Il leva les yeux dans la direction des pas fuyants. L’horizon se dessinait à peine : une ligne mouvante entre la brume et le sol. Mais, au loin, une clarté s’éveillait — une lueur rouge, d’abord faible comme une braise sous la cendre, puis de plus en plus insistante à mesure qu’il la fixait.

Des silhouettes massives se découpaient déjà : piliers, arches, cheminées, structures colossales suintant de la fumée noire. Un frisson lui parcourut l’échine.

Il décida de prendre cette direction, pressé par une intuition funeste.
Le sol semblait respirer sous lui. La poussière ondulait, reculait, revenait.

L’air se chargeait d’une odeur âcre : métal chauffé, chair brûlée, soufre et huile rance. Chaque inspiration lui râpait la gorge, mais il continua.

Bientôt, une plainte s’éleva. Mélodie lointaine, presque un chant — mais dissonant, comme si mille gorges suppliciées s’y mêlaient.

Alors, il s’arrêta net.
Quelque chose le suivait.

Pas un bruit franc. Pas un mouvement visible. Mais un poids.
Une pression derrière la nuque, comme si un regard s’y plantait — invisible et lourd.

Il fit volte-face.
— Y a quelqu’un ?

Il n’y avait personne. Seulement les dunes mouvantes et la brume qui se refermait sur son passage.

Il reprit sa marche, plus vite cette fois. Et là, le tintement arriva, léger… comme le maillon d’une chaîne qui claque, aussitôt étouffé.

Marcello tourna de nouveau sur lui-même. Il scruta le désert de cendres pendant un long moment, plissant les yeux pour percer le voile trouble qui s’insinuait sur son passage.

Au sommet d’une crête, il crut distinguer une silhouette — grande, voûtée. Elle était drapée d’ombre et des chaînes traînaient derrière elle.

Un capuchon masquait son visage, mais Marcello le sentit : deux yeux invisibles pesaient sur lui.
— Hé ! T’es qui ?

Il cligna des paupières. Elle avait disparu.
— Putain… Y’a quelqu’un ?!

Un souffle glacé passa dans ses cheveux, s’effaçant aussitôt dans la nuit cendrée.

Il jeta un dernier regard par-dessus son épaule. Aucun sourire.

Il serra les poings et avança vers la lueur rouge.
À cet instant, il n’était plus seul.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire DavidxNova ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0