Chapitre XVII
«Sed cras, Sole lucente,
Quod fatum animam meam expectat ?»
AngorisNox – Ordo Equitum Solis
Haut-pays du voïvodat de Moldavie — 21 octobre 1691
Monastère de Putna
Il avait passé la journée prostré dans un recoin du monastère, à l’ombre d’une arcade oubliée, là où les pas ne résonnaient pas.
Le sang séché tirait sur la peau de son visage ; les bandages collaient à ses plaies mal refermées. Chaque mouvement envoyait une douleur sourde jusque dans ses reins, et ses muscles, raidis par le froid, semblaient faits de pierre.
Il ne mangea pas, ne parla pas, ne pria pas.
Les voix des moines passaient comme des souffles lointains, et les cloches semblaient sonner pour un autre monde.
Il fixait le sol, comme si, en dessous, il pouvait rejoindre les morts.
Sous les arches du cloître, à l’abri de la brume, deux silhouettes guettaient.
Marie et Grigore observaient la cour déserte. L’homme assis là semblait une ombre échappée d’un autre âge, figée au centre de son monde en perdition.
— Il se vide de l’intérieur… je crains le pire pour lui, murmura Grigore.
— La mort ne reviendra pas pour lui. Il ne le sait pas encore, mais il se prépare à accueillir autre chose, répondit Marie, son regard toujours fixé sur Piotr. Puis, plus bas encore :
— Quant à vous… la porte approche. Elle sera lourde, entourée de chaînes. Il est temps que vous vous y prépariez… Monsieur Vornic.
La Mère supérieure s’éloigna sans un mot de plus, laissant le père blême. Ce nom, oublié depuis des années, sonnait comme une condamnation.
Piotr ne les voyait pas. Il ne les entendait pas.
À plusieurs reprises, son regard glissa vers le vieux puits au centre de la cour. L’idée de s’y laisser tomber s’installa en lui, tranquille et pesante.
Il imagina la chute, le froid de l’eau noire, le silence absolu qui suivrait. Cela avait presque la douceur d’un repos.
Mais l’image changea : d’autres visages prirent place dans son esprit — ceux des siens, et ceux qui avaient pétri sa vie de sang et de cendres.
Une colère sourde, presque animale, se mit à couver au fond de sa poitrine. Elle remplaça peu à peu l’appel du vide.
Il ne savait pas encore si c’était de la foi, du devoir ou seulement la volonté de rendre coup pour coup… mais cette braise le tint en vie.
Les heures s’écoulèrent en silence, jusqu’à ce que la lumière commence à changer.
Un frisson parcourut les pierres quand le soleil glissa derrière les collines.
Un hululement grave monta du fond de la cour, roulant contre les murs comme une parole ancienne.
Alors, il leva la tête.
Perchée sur la margelle du vieux puits, juste en face de lui, une chouette immobile le regardait. Ses yeux, deux disques pâles, brillaient d’un éclat qui n’était pas celui du jour.
Ils restèrent ainsi longtemps, à se jauger dans un silence qui n’appartenait qu’à eux.
Piotr finit par parler, la voix basse, éraillée par la nuit et la douleur :
— Tu es venue pour moi… ou pour m’emporter ?
Pas un mouvement. Pas même un battement d’aile.
— Si c’est pour me jeter dans ce trou, fais-le. Je n’ai plus peur. Mais si c’est pour autre chose… montre-le-moi.
Un souffle glacé traversa la cour, soulevant la poussière.
— J’ai déjà assez de voix dans ma tête… mais si la tienne vaut plus que celles-là… alors parle. Ou guide-moi.
La chouette inclina la tête, lentement, comme pour acquiescer.
Il pensa à ses filles. À sa femme. Et la morsure de l’air froid sembla se mêler à la brûlure de ses plaies.
— Très bien… je te suis. Mais je veux voir jusqu’où va ton chemin.
Il se releva, chaque muscle protestant. Traversant la cour, il saisit la torche fichée dans son support de fer rouillé. La flamme, mourante, se ranima d’un geste.
La chouette s’envola sans bruit, ses ailes effleurant la lumière, projetant sur le mur une ombre immense et fugitive.
À chaque détour de couloir, elle l’attendait, figée sur un linteau ou une poutre, avant de reprendre son vol. Plus ils avançaient, plus l’air se faisait froid, ancien. Les pierres semblaient boire la lumière.
Enfin, elle se posta devant une porte battue par les années. Les gonds rouillés gémirent sous le vent.
La chouette le fixa une dernière fois… puis disparut dans l’ombre.
Piotr s’approcha, torche haute. Et dans cette porte usée, battue par les siècles, il se reconnut.
Alors, sans hésiter, il la poussa.
La chapelle s’ouvrit dans un craquement sec, exhalant une poussière ancienne mêlée d’encens fané. L’air y était dense, presque stagnant, comme s’il retenait son souffle depuis des années.
Les cierges, alignés sur les autels secondaires et les rebords, étaient éteints depuis longtemps — couverts de suie, de cire figée et de poussière. On n’entretenait plus ce lieu. À peine avait-on arraché les herbes folles qui griffaient la pierre.
Alors il approcha la flamme de sa torche d’un premier cierge. La mèche craqua, s’embrasa.
Puis d’un autre.
Et d’un autre encore.
À chaque lumière, un nom montait à ses lèvres. Âpre. Étranglé.
Pour les moines retrouvés dans la forêt.
Pour Stefan, son aîné, tombé en guerrier.
Pour Octavian, son cadet, mort en protégeant ses sœurs.
Pour Feodor l’Ancien, le premier à périr à Skolgorod.
Puis, pour chacun des habitants du village, il ralluma une flamme.
Enfin, il dédia un cierge pour Elena, sa femme, un autre pour Lidia et un dernier pour Iulia.
Que Dieu lui donne la force de leur apporter la miséricorde.
Il ne restait plus que deux cierges éteints. Il pensa aux moines qui avaient risqué leur vie pour le soustraire aux griffes des vampires. Les mèches noires s’embrasèrent.
Que cela n’ait pas été fait en vain.
La clarté gagna lentement l’espace, vacillante, fragile, comme si les âmes invoquées se rassemblaient autour de lui dans un silence sépulcral.
Entouré des siens, il s’agenouilla devant l’autel principal, sous ce qu’il supposait être une croix, et il pria longuement — jusqu’à ce que ses genoux saignent sur la pierre, jusqu’à ce que le feu en lui cesse de le consumer.
Il rouvrit les yeux aux alentours de minuit, le regard lourd mais décidé. Il voulait en finir avec ce calvaire, pour les femmes de sa vie, si Dieu lui prêtait la force.
Puis son regard accrocha ce qu’il n’avait pas vu en entrant : des inscriptions, à demi effacées, maculées par le temps et la poussière.
Il se redressa lentement, tendit la main et essuya la crasse du socle.
Des lettres gravées apparurent alors, profondes et immuables :
Iustitia Dei – per gladium et libram
Un peu plus bas, noyé sous les taches du temps, un nom. Il le dégagea du bout des doigts, comme on exhume un souvenir :
Tsaphkiel
Ce nom, il ne l’avait jamais entendu. Il recula d’un pas, le souffle suspendu, l’œil accroché à la croix qui dominait la chapelle. C’était une croix étrange, un clou ouvragé à chaque extrémité.
Intrigué, il s’approcha, mais les détails étaient presque effacés par la poussière. Il se pencha davantage, cherchant à discerner les contours dissimulés.
Son pied heurta une masse métallique au sol.
À ses pieds gisait un plateau en bronze, relié à une chaîne brisée. Un autre, plus loin, était renversé, abandonné dans la pénombre.
Alors il comprit.
D’un geste lent, il accrocha les plateaux.
Il se tenait là, face à la balance reconstituée.
L’équilibre fut restauré.
Des braises dorées s’élevèrent lentement des autels, portées par un vent ancien, imperceptible.
Quelque chose s’était réveillé — une présence.
Une vertu.
La justice reprenait corps entre ces murs oubliés.
Alors il parla.
Et ce ne fut ni prière, ni plainte.
Ce fut un serment.
— Je ne réclame ni pardon.
Je ne cherche ni paix, ni miracle.
La mort m’a refusé cette nuit.
Alors j’irai là où la justice vacille.
Je marcherai, tant que mes jambes me portent.
Je frapperai, tant que mes bras tiendront.
Je parlerai, tant qu’on fera taire les innocents.
Je ne servirai ni trône, ni autel.
Je me tiendrai droit, entre la lumière et l’abîme.
Je serai la lame qui tranche l’iniquité.
Je serai le bouclier des sans-défense.
Je ne réclame ni souvenir, ni gloire.
Je combattrai, même si l’oubli me recouvre.
Je poursuivrai le mal, jusque dans la tombe.
Et s’il le faut…
…je continuerai après.
À peine ces mots prononcés, un frisson parcourut l’espace. Les cierges frémirent, agités par un souffle venu d’ailleurs.
Puis, lentement, le sol se mit à luire. Subtilement, la roche se teinta d’un blanc nacré, marbré de filons d’or pâle. Un flash aveuglant et pur jaillit soudain.
Il n’y avait plus de murs, plus de pierres, plus de poussière.
À la place s’étendait un horizon sans fin, baigné d’une clarté surnaturelle, où jamais les ombres ne parvenaient à se former.
L’écho d’un sanctuaire oublié, d’un tribunal sacré, vibrait sous ses pas.
Et c’est là qu’il le vit.
Une silhouette se dressait devant lui.
Non pas un ange aux ailes douces comme les prières d’enfants, mais une entité antique, androgyne et massive, drapée de lin blanc et d’or terni.
Sa peau semblait faite d’onyx vivant, parcourue de veines de lumière.
Son visage était voilé d’un tissu immaculé, tendu sur ses yeux — non pour cacher, mais pour juger sans faillir.
Tsaphkiel.
À sa ceinture pendait un glaive long et froid, et dans ses mains, deux chaînes noires, lourdes, striées de runes infernales — comme si l’ombre elle-même avait dû être domptée pour leur confection.
L’être divin s’approcha lentement, chacun de ses pas résonnant dans l’éternité.
— Ces chaînes, Piotr, peuvent préserver ce qu’il reste des âmes de tes filles et de ta femme. Les arracher à leur chair corrompue. Elles resteront près de toi… jusqu’à l’ultime Jugement.
Il désigna un point au loin — une lumière suspendue, battant faiblement comme une étoile blessée.
— Mais ce don a un prix. Tu deviendras mon champion, un justicier, dans un monde de corruption. Ton combat ne connaîtra ni trêve, ni oubli. Par tes jugements tu laveras la souillure sur leurs âmes et lorsque le jour viendra — celui de l’Ascension des Élus vers la Corona Mundi — elles t’accompagneront. Et tu les retrouveras enfin, purifiées.
Un vertige le saisit. L’ampleur du pacte n’était pas seulement mystique, elle était cosmique. Une croix gravée dans le tissu même du monde.
Mais dans cette clarté, ses doutes se taisaient.
Ses blessures semblaient déjà anciennes.
Et au fond de lui, une voix — la sienne peut-être, ou celle de ce qu’il devenait — répondit sans trembler :
— Je jure.
Tsaphkiel inclina très légèrement la tête, puis dégaina son glaive. L’acier vibra, captant une lumière venue d’un ailleurs inaccessible.
La lame se posa sur l’épaule droite de Piotr.
— Par ce glaive, je t’adoube champion de la justice éternelle. Porte-la sans faiblesse et sans colère.
Puis, lentement, la lame se lava et traça un signe dans l’air. La pointe s’enfonça dans la chair nue de Piotr, sur son bras droit. Le métal ne blessa pas. Il grava.
Un chrisme ardent, vivant, se dessina dans sa peau. Il vibra, puis pulsa, jusqu’à s’incruster dans son être tout entier.
La voix de Tsaphkiel résonna une dernière fois :
— In Hoc Signo Vinces.
Piotr s’éveilla dans la chapelle, ses poumons gonflés d’un souffle nouveau.
La torche gisait à ses côtés, consumée.
Les cierges qu’il avait allumés brillaient encore, chacun veillant sur un nom, mais la poussière et la suie n’avaient pas disparu : tout semblait à nouveau figé dans l’abandon.
Il toucha son bras droit.
Sous ses doigts, la peau était intacte… mais le chrisme luisait faiblement, inscrit dans sa chair comme une braise sous la cendre.

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