Chapitre XVIII

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« I hear the roar of a big machine
Two worlds and in between
Hot metal and methedrine »
Sisters of Mercy – Lucretia My Reflection

Strasbourg – EuroStrat, district de Kehl, le 02 octobre 2075

Un cri funeste monta dans la nuit, droit, fluide, sinueux.
Un larsen monstrueux préfigurant une mélodie implacable effleura les murs éventrés du district de Kehl, gravit les cages d’escalier, longea les barres de fer rouillées, dessinant une fresque invisible dans les étages désolés des quartiers résidentiels.

Tout vibra jusqu’aux fondations de la Tour Tussaud du Bloc 17, ancienne HLM où quelques dizaines de survivants s’étaient retranchés. Les premiers niveaux étaient barricadés de bric et de broc : carcasses de voitures hissées dans le hall, poutrelles soudées en travers des escaliers, bouteilles de gaz reliées à des fils tendus comme des pièges.

Ssarnek suivit la résonance de son propre cri, serpentant dans les étages comme une onde.

Au quatrième, un checkpoint avait été érigé à la hâte. Deux hommes armés, portant des masques faits de miroir à facettes, allaient et venaient d’un appartement à l’autre. Ils veillaient sur l’accès au bâtiment ainsi que sur un stock de vivres réquisitionnés. Le bruit de leurs pas lents, synchronisés sur le rythme de vie des habitants, entraîna Ssarnek plus haut dans ses investigations.

Au neuvième, il découvrit un enfant abandonné, recroquevillé dans une baignoire, entouré d’odeurs de savon ranci et de moisissure. Il serrait un ours en plastique ébréché.
Proie inutile…

Le cri monta encore, caressant les murs de son infrabasse.

Au douzième, il trouva une femme. Son salon calfeutré était saturé de chaleur étouffée. Elle avait plaqué des coussins contre sa jambe lacérée, et le sang s’égouttait lentement, régulier, s’imprégnant dans un tapis persan.
À côté d’elle, le même masque que ceux du quatrième, fendu, reflétait les néons tremblants.
Plus bas, une seringue abandonnée reposait sur un cadre photo brisé. Le piston taché vibrait encore faiblement, et sur son avant-bras, une piqûre fraîche suintait d’un mince filet rouge.

Son souffle haletant battait trop vite, comme un tambour mal réglé. Non pas seulement la douleur, mais la drogue qui lui brûlait les veines, accélérant tout, même sa fin.
La matrice est fanée…

Chaque goutte de sang tombait plus vite, chaque soupir résonnait comme une percussion nerveuse.

Au quinzième, le sonar accrocha un vieillard. Sa chambre empestait le tabac froid. Le matelas posé au sol craquait à chaque mouvement tremblant.
Autour, les piles de journaux moisis se froissaient sous le souffle de son Ave Maria marmonné, tandis que ses doigts agrippaient un crucifix brisé.
Le froissement du papier, ténu, se mariait aux craquements secs de ses articulations.
Pathétique. Ils ne fuient plus. Ils s’accrochent au plafond de leur propre tombeau.

Tout se jouait et dansait dans sa tête : une montée de gamme, les arpèges de la peur.
Il émit un léger son, comme un ronronnement malsain, une infrabasse continue.
Il n’avait plus faim.
Il ne chassait pas.
Il jouissait de la désolation.

Un second cri se mêla au premier, venant de l’est et porté par Iyenn, le Rieur.
Un cri obscène, plein d’aspérités et de moqueries, tournoyant en spirale grinçante qui trahissait sa frustration.

Un riff de guitare électrique, haché, saturé, fit éclater l’air.
Il se fracassa contre le tablier du Pont de l’Europe, enjambant le Rhin comme une corde tendue.
La structure métallique vibra tout entière, cordes pincées à vif, résonnant jusque dans les blindés stationnés en travers de la chaussée.

L’APC avait fortifié l’endroit comme une ligne de front :
blindés alignés nez à nez, sacs de sable en rempart, murets de béton soudés deux à deux pour bloquer les voies.
Des scanners balayaient les brumes du fleuve, croisant leurs faisceaux comme les yeux d’un prédateur.
Des drones en vol stationnaire ponctuaient le ciel de points rouges, filant leurs lasers de guidage vers les berges.
Sur les garde-corps, on avait fixé des tourelles semi-autonomes, reliées par câbles à une tente de commandement bardée d’écrans holographiques.

Tout respirait l’ordre et la maîtrise.

Mais le cri du Rieur fit vibrer chaque pièce de cet échafaudage.
Les barbelés électrifiés s’illuminèrent d’étincelles brèves, les VBT se mirent à trembler.
Les antennes des drones sifflèrent de parasites, et les armes vibraient comme des amplis saturés.

Le Rieur capta tout : du froissement d’un gant crispé trop longtemps sur une détente, en passant par les pas cadencés des patrouilles, jusqu’au souffle retenu des sentinelles sous leurs casques.
Il pouvait lire la partition parfaite du blocus du district.

Mais déjà, sous la façade impeccable, les fissures s’élargissaient.

Un soldat fixait en boucle une vidéo holographique projetée dans son casque : un enfant riait, son rire se répétait, écho grotesque au riff saturé.
Un autre, croyant se dissimuler derrière un conteneur, se branlait, sa respiration syncopée ajoutant une note sale au morceau.
Un troisième avait les yeux fermés trop longtemps, murmurant un psaume qu’il n’osait pas dire à voix haute.

La tension vibrait, palpable, dense, comme une corde prête à céder.
Trop tôt pour se jouer d’eux… ou peut-être parfaitement installé pour déclencher le chaos.

Le Rieur étira sa note en un sustain plaintif, la laissa glisser le long des câbles électriques qui pendaient au-dessus de l’eau noire.
Puis il se rétracta sous une conduite rouillée, invisible, attendant la volonté du Maître.

« Ils écouteront nos cris quand il sera temps. »

Un troisième cri vint envelopper les autres.
Soriakh était le plus jeune de la meute, le plus fin. Il n’était né qu’il y a trois lunes.

Son cri descendit comme une pluie lente. Ce n’était pas une attaque, ni une exploration.
C’était une caresse sonore, une nappe organique chaude, curieuse, qui voulait comprendre.

Il glissa sur l’asphalte, caressant les flaques, effleurant les corps abandonnés — civils, militaires, sans distinction.
Il rejouait leurs derniers soupirs comme des notes douces, se délectant de la quiétude de ce charnier.

Puis il s’interrompit.
Un claquement sec de langue, la tête penchée.
Dans les brumes plus à l’est, une perturbation.
Des silhouettes.
Des morts.
Mais ceux-là marchaient.

De sa gorge jaillirent deux plaintes brèves, caisse claire claquée, avertissement à sa meute.
Et lui seul percevait la procession : chaînes qui grinçaient sur la chair, froissement de draps brûlés, prière monocorde, tintement froid de bénitiers de fer.

C’était une marche lente, liturgique, pesante comme un cantique funèbre.
Chaque pas martelait l’asphalte, cadence inexorable.
Chaque chaîne frappait comme une cloche de fer.
Un chœur sans voix avançait, et Kehl résonnait comme une nef obscure.

Soriakh hésita, un instant seulement.
Puis l’ardeur l’emporta.

Il bondit.
Fougueux, naïf, magnifique dans sa trajectoire, il jaillit comme une descente de toms, vrille de chair entre deux ruines, crocs tendus, gorge emplie d’un sifflement guerrier.

Il traversa le brouillard, et vit la colonne des pénitents. Leur masse vibrait de chaînes, leurs yeux morts luisant sous les cagoules.
Soriakh s’élança, vrille fulgurante. Il percuta l’un d’eux, l’épaulard massif vacilla.
Son cri se mua en rire victorieux quand ses griffes arrachèrent un pan de chair noire et de bure cendrée.

Sa victime chancela, mais ne tomba pas. Ses chaînes tintèrent comme des cloches lugubres.
Soriakh jubilait, déjà prêt à frapper encore.

Mais il n’avait pas vu l’autre.
« LE FRACAS DU HOLY HAMMER TIME ! »

Un psaume grotesque fendit la nuit, répercuté par les façades comme un hymne de bataille.
Et soudain, un glas sourd répondit, et un marteau d’acier noir défonça son crâne, déchirant sa mélodie dans un craquement humide et définitif.

Plus de riff, plus de sifflement, plus de rire.

La carcasse de Soriakh se tordit encore, spasmes convulsifs, avant de s’immobiliser.

Au-dessus du corps convulsé, une silhouette massive se dressait.
Drapée d’une bure salie par la cendre, visage enfoui sous une cagoule de jute noircie cerclée de barbelé, tenue debout seulement par les lourdes chaînes et cadenas qui couraient dans et autour de sa chair morte.

Son marteau vibrait encore du coup.
Il était un des Pénitents noirs de l’Ordre de Lazarus, et ses frères le nommaient le Paladin.

Un souffle guttural sortit de sa bouche, précédant une voix creusée.
« …Un frag… de plus, mes frères… pas prêt de respawn… »

Le pénitent blessé s’approcha et, impassible, exhala un râle.
Sa voix n’était qu’un écho souterrain, une plainte répercutée par les murs effondrés.
« Sixième ce soir… » soupira-t-il.
Puis les mots s’allongèrent comme des racines s’enfonçant dans une tombe :
« …Un nouveau-né. »

Un troisième traînait par les chevilles le corps d’un soldat tombé lors des émeutes. La tête battait contre le béton, laissant une traînée sombre et irrégulière sur le sol.

Un souffle d’abord, glacé, comme l’air d’une crypte entrouverte, s’éleva.
Puis les mots se glissèrent dedans, lourds, sinueux, comme s’ils parlaient depuis l’intérieur même de la poitrine de ceux qui écoutaient :
« …Tardons… pas… trop. »
Le souffle se fit plus fort, plus visqueux, et la phrase suivante s’y accrocha :
« …Encore… deux ou trois. Et nous rentrons. Le bruit a voyagé… trop loin. Il pourrait… avoir attiré… leur Maître. »

Comme pour accréditer ces paroles, un nouveau cri s’éleva dans la nuit — long, guttural, saturé de fureur.
Puis d’autres lui répondirent.

Une chorale lugubre secoua Kehl, vibrante comme un orgue de chair et de fer, ébranlant les fondations jusqu’à la structure même du réel.
Les façades tremblèrent, les vitrines éclatèrent en pluie tranchante, les alarmes se mirent à hurler dans toutes les ruines.

Dans les abris, les survivants hurlèrent en silence, car leurs espoirs venaient de se briser.
Le premier sang avait été versé, écrivant la promesse d’une aube écarlate.

Dans les entrailles de Kehl, bien au-delà de la brume et du vacarme, quelqu’un écoutait.
Depuis le premier cri, il avait tendu l’oreille.
Il avait goûté la mélodie, savouré l’infrabasse de Ssarnek, la distorsion d’Iyenn, la nappe caressante de Soriakh.
Chaque note, chaque fracture, chaque spasme nourrissait sa propre perception.

Du fond de sa loge chaude et obscène, le chef d’orchestre patientait.
Les murs suintaient d’humidité et de sang, saturés des souffles qu’il avait pris pour chœur.
Chaque goutte tombée, chaque chaîne, chaque cri à la surface glissait jusqu’à lui comme une offrande.

Ses concubines impies, groupies éxaltées, veillaient à son plaisir.
Leurs ventres gonflés vibraient comme des tambours sourds, marquant la mesure d’une génération à venir.
Leurs gémissements s’effaçaient aussitôt qu’ils naissaient, happés par un silence plus profond que la mort.

Le Maître ne bougeait pas.
Son aile repliée drapait la pierre comme un rideau noir.
Ses yeux clos n’avaient pas besoin de voir : il écoutait, il respirait, il absorbait.

Et quand la nef serait pleine, quand le dernier accord retentirait,
il se lèverait pour entrer sur scène.

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