Chapitre XIX
“R U afraid?”
— HVDES
Strasbourg – EuroStrat, district du Parlement – 02 Octobre 2075
Le VBT s’était immobilisé dans un crissement de freins hydrauliques. Devant eux, les façades éventrées du Sündenblick se dressaient comme une plaie mal refermée. Le club libertin de l’est du district parlementaire portait encore les stigmates de la nuit du 23 septembre : vitres soufflées, néons tordus, rideaux calcinés flottant dans le vide des baies arrachées.
Des rubans de sécurité pendaient mollement, battus par le vent, et les drones enquêteurs continuaient de tourner en silence au-dessus des décombres.
— On est arrivé, Ivan.
La voix de Kirmann tira Boronov de sa somnolence. Le sergent émergea lentement, les yeux encore lourds, ses mains gantées frottant machinalement ses tempes.
— Tout le monde descend, lança Kirmann en ouvrant la porte arrière du blindé. On retourne à Kehl, mais d’abord… inspection.
L’escouade avait fait un détour par l’armurerie, exploitant les accès sécurisés de Boronov; chacun avait pris soin de recomposer son paquetage ; Chargeurs pleins, optiques réglées, munitions en réserve — autant de petites certitudes à opposer au chaos. Boronov, lui, avait refusé de partir sans son bouclier tactique, harnaché dans son dos comme une cuirasse antique: trop lourd pour n’importe qui d’autre, trop familier pour lui, à croire qu’il s’était moulé sur son ossature. Ils ne voulaient pas se jeter nus dans la gueule de Kehl; ce soir, la prudence avait la densité d’une prière.
Les bottes claquèrent une à une sur l’asphalte fissuré. L’escouade se dispersa en éventail devant l’entrée éventrée du club.
Carvo fut le premier à rompre le silence. Il leva les bras au ciel dans une mimique théâtrale, ses lèvres étirées en un sourire trop large :
— Messieurs, mesdames invisibles… voici le temple des vices réduits en poussière !
Il fit une révérence grotesque, ramassa un masque calciné à moitié fondu, le fit tournoyer entre ses doigts comme un trophée.
— Même les démons doivent pleurer, devant une telle perte.
Un grondement sec s’échappa de la gorge de Boronov, mais il garda le silence.
Plus tôt, dans l’appartement trop net de Carvo, le « Cocktail » avait fait plus que réveiller leurs muscles. Les langues s’étaient déliées. Chacun, tour à tour, avait laissé filer un fragment de son passé, comme si la drogue avait ouvert une fissure dans leur blindage. Gondo avait parlé de ses filles et Salomon un peu plus de Dehli. Même Kirmann avait laissé s’échapper un éclat de rancune mal digéré.
Et Steiner, blême, avait fini par évoquer Kehl. Son père, le cartel des Masques de Verre, et les passages que personne n’avait jamais cartographiés. Leur point d’accès pour contourner le blocus du District ordonné par la Générale après les contacts « extraterrestres ».
Kirmann plissa les yeux, se tournant vers lui.
— T’es sûr que c’est bien ici ?
Steiner resta un instant figé, ses yeux rivés sur les ruines noircies. Le vent faisait claquer un ruban de sécurité contre la tôle arrachée, comme un battement de fouet.
Il inspira profondément, la voix rauque, presque étranglée :
— Comment tu veux que j’oublie ?
Il marqua une pause, ses poings serrés le long de ses cuisses.
— J’avais dix piges. Mon père venait ici. Ma mère le savait… et c’est elle qui l’a vendu. Elle a troqué sa chair contre un ticket pour la Classe II, pour éviter la déportation vers Tunis.
Un silence tomba.
— Mais parfois… je me demande, ajouta-t-il d’une voix brisée, si c’était vraiment elle. Si ce n’était pas lui qui l’avait poussée à le faire. Un sacrifice… un dernier marché pour qu’elle survive. Pour que moi je survive.
Ses mâchoires se crispèrent.
— Alors quoi ? Je dois la haïr ? Ou lui pardonner ? Blâmer mon père ? Je… je n’ai jamais su. Et ça me ronge encore.
Son souffle trembla.
— Tout ce que je sais, c’est que derrière cette porte… pour les autres, c’était le paradis. Pour moi, c’était l’enfer.
Il leva les yeux vers les ruines béantes.
— J’ai grandi avec ça. Les murs de Kehl, les trafics, et la certitude que ma famille finirait broyée. Et j’avais raison.
Un silence pesant suivit, seulement troublé par le ronronnement des drones au-dessus de leurs têtes.
Carvo brisa l’instant d’un sifflement bas, presque admiratif.
— Putain, Rudy, j’te voyais pas si poète. Les gamins normaux se rappellent de leurs billes ou de leur premier vélo. Toi, c’est les caisses de schnaps et les putes de luxe.
Il haussa les épaules avec un sourire carnassier.
— Pas étonnant que t’aies toujours l’air d’un chiot mouillé… mais faut avouer, ça a du style.
Il laissa passer une seconde, puis tapota son propre bras du bout des doigts.
— Et dire que t’arrives à sortir ça sans même tes petites pilules miracles. Faut croire que mon Cocktail marche mieux que ton NEUROPLEX™.
Quelques rires étouffés fusèrent. Kirmann esquissa un sourire crispé, Salomon secoua la tête en silence, et même Gondo laissa filer un souffle amusé.
Steiner eut un sourire bref malgré lui, un sourire de gosse qui se cache derrière la honte.
Boronov, resté en retrait, posa lourdement sa main sur son épaule.
— T’es des nôtres, Rudy. Le reste, c’est du passé.
Steiner hocha la tête, serrant les mâchoires.
Carvo, lui, leva encore le masque calciné qu’il avait ramassé, le fit tourner entre ses doigts comme une marionnette grotesque.
— Alors quoi ? On frappe, ou on emprunte l’entrée de service familiale ?
Il éclata d’un rire bref, un éclat métallique qui fit grincer les dents de Boronov.
Kirmann leva la main pour faire taire les éclats.
— On entre.
Ils se glissèrent sous les rubans de sécurité et le caporal poussa la clenche en se dégageant de la vue de Salomon, qui le suivait directement, la Torchlight de son fusil d’assaut F4 prête à éclairer la voie.
La porte éventrée grinça sous la poussée et céda dans un souffle de poussière froide. Une odeur de suie, d’alcool brûlé et de métal rance les enveloppa aussitôt.
— Cette nuit, c’est Oldschool. Système EUROPA désactivé, soldates, ordonna Boronov.
Le couloir d’entrée s’ouvrit devant eux, décharné. Les tentures rouges n’étaient plus que des lambeaux noircis qui pendaient au mur. Le sol collait encore par endroits, vitrifié par la chaleur de l’explosion.
Et les miroirs.
Certains avaient volé en éclats, d’autres tenaient encore, traversés de fissures comme des toiles d’araignée. Les reflets se brisaient et se multipliaient : des fragments de visages, des silhouettes démantelées, une meute de spectres avançant au pas lourd.
Carvo se pencha vers l’un des miroirs fêlés. Sa grimace s’y diffracta en dizaines d’éclats grotesques.
— Eh ben, les gars… regardez-moi ça. On ferait une sacrée affiche de propagande. « La fine fleur de l’APC », version puzzle.
Son rire bref résonna contre le verre éclaté.
Steiner détourna les yeux, crispé. Boronov, derrière lui, posa une main lourde sur son épaule et le poussa doucement en avant.
— Allez. Montre-nous le passage.
L’escouade se déploya sans bruit, enjambant les débris de verre.
Les faisceaux lumineux balayaient le couloir. Celui de Carvo accrocha d’abord les lambeaux calcinés, puis s’attarda sur deux corps effondrés contre un mur.
La première était nue, peau grise sous la suie, cheveux collés par le sang séché. Sa main crispée serrait encore un fragment de verre comme si elle avait tenté de se défendre.
La seconde portait un corset brûlé et un masque de porcelaine fêlé, à moitié arraché de son visage. Ses orbites vides luisaient sous l’éclat de la lampe, comme si le masque seul persistait à la juger.
Gondo grogna, la gorge serrée.
— Putain…
Steiner détourna les yeux, ses lèvres remuant sans qu’aucun mot n’en sorte.
Carvo s’accroupit devant la fille au masque. Il nota trois blessures profondes à l’abdomen et fit mine de replacer le fragment sur son visage, comme pour compléter la marionnette morte.
— Elles savaient recevoir, à l’époque… murmura-t-il. Même mortes, elles ont plus de style que nous.
Le rire qui lui échappa résonna sec dans le couloir. Personne ne répondit.
Un peu plus loin, un troisième corps, presque carbonisé, gisait au sol, jambes écartées dans une posture grotesque. La suie avait figé son sourire en une grimace béante.
Salomon détourna le faisceau, mâchoires crispées.
Kirmann serra sa crosse.
— Assez. On n’est pas là pour compter les cadavres. Rudy, la sortie ?
Steiner inspira par à-coups, puis leva son arme pour éclairer le bout du couloir.
— Là-bas… derrière la scène. Il y avait une porte de service. Mon père l’empruntait toujours.
Ses doigts tremblaient en désignant l’ombre. Boronov posa à nouveau sa main lourde sur son épaule.
— On avance.
La tension venait de monter d’un cran. Carvo, se relevant, fit glisser sur son visage son foulard motif « crâne humain ». Il déverrouilla le cran de sécurité de son fusil à pompe automatique modèle 47.
Le faisceau de Steiner oscillait vers le fond de la salle, derrière l’ombre massive de la scène calcinée. La porte de service se dessinait là, à demi arrachée, son cadre déformé par l’explosion.
Ils s’avancèrent lentement en éventail, les bottes crissant sur les débris, fusils collés contre leurs épaules.
Boronov s’arrêta et, d’un geste sec, décrocha son bouclier tactique de son dos. La plaque composite se déploya dans un cliquetis lourd.
— Attendez… il y a quelque chose…
Alors, ça survint. Un cri inhumain, non pas une voix, mais comme mille à l’unisson.
Une chorale lugubre qui secoua Kehl tout entière, vibrante comme un orgue de chair et de fer, ébranlant les fondations jusqu’à la structure même du réel.
Les lampes vacillèrent d’un coup, leurs faisceaux se tordant comme des serpents de lumière. Les miroirs restants éclatèrent d’eux-mêmes, projetant des éclats tranchants tout autour d’eux.
Les battements cardiaques s’arrêtèrent. Chacun le sentit : une suspension brutale, glaciale, comme si leur sang avait refusé d’avancer. Le silence absolu, une fraction d’éternité sans souffle, sans pulsation.
Puis les cœurs repartirent, dans une douleur sourde.
Gondo haleta, une main pressée contre sa poitrine. Salomon lâcha un juron, le souffle coupé.
— Bordel… c’était quoi, ça ?
Steiner tremblait, son arme pointée vers le sol, incapable de relever la lampe.
Carvo, lui, ne dit rien, son mutisme aggravant la tension.
— Ils sont là…, lança Solmeyer d’un ton neutre.
Son regard croisa celui d’un Boronov figé qui acquiesça, une lueur froide dans les yeux.
Kirmann, blême, serra les dents et pointa son canon vers la porte, bientôt imité par les autres, croisant les raies de lumière. Il leva la main gauche.
— On bouge. Maintenant !
Puis abaissa la main.
— Déploiement.
L’escouade se déploya sans un mot, la porte éventrée en point de mire. Le silence n’était rompu que par le froissement des gilets et le crissement léger des bottes sur les débris.
Salomon se glissa à la droite de la porte, Solmeyer à sa gauche, Gondo et Carvo se tenaient devant, Kirmann et Steiner quand à eux étaient dans leur pas. Boronov scrutait les ténèbres autour, protégeant leurs arrières.
— Noah, quand tu veux, souffla Kirmann.
La poignée grinça.
La porte céda en un soupir métallique, révélant un escalier étroit plongeant dans le noir. L’air qui remonta n’était pas tant celui d’une cave que celui d’un tombeau : c’était une haleine froide, épaisse et pestilentielle, comme si le souterrain était la gueule d’un charognard endormi.
La 6e de NeofficiN porta la main au visage, accompagnée d’un léger mouvement de recul.
— On passe en IR augmenté. EUROPA fermé, ordonna Boronov.
Une à une, les visières se teintèrent d’une lueur verte et la luminosité des Torchlights disparut. Les silhouettes se découpèrent en ombres fantomatiques, chaque goutte d’eau tombant des voûtes éclatait en éclairs minuscules sur leurs lentilles. Le béton suintait, et dans le lointain, un bruit presque inaudible persistait : un frottement, comme de la chair qui glisse contre la pierre.
Ils descendirent lentement, suivant Gondo. Chaque marche résonnait comme un glas étouffé. Les lampes en IR balayaient la descente d’escalier saturé de poussière, des traces griffues sur les murs, des coulées sombres qui s’évanouissaient aussitôt dans la pénombre.
Alors, au bas de l’escalier, l’air se rompit.
Un mouvement fulgurant, une masse qui jaillit du noir.
Le cauchemar reprenait : membres allongés, gueule ouverte, des griffes comme des poignards et une peau laiteuse s’illuminant d’un éclat surnaturel sous l’IR.
— CONTACT ! hurla Gondo, la gorge fendue par la surprise.
Dans un temps record, il ouvrit le feu à bout portant, mouchetant sa visière de points phosphorescents. D’autres silhouettes se détachèrent.
Les rafales claquèrent et chaque détonation emplissait le souterrain d’un vacarme métallique étouffé par la pierre.
Les murs se couvrirent de sang, et à ce moment précis, nul ne pouvait reprocher à Carvo d’avoir tué sa propre escouade à Dehli.

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