Chapitre XX

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Putna, 2 novembre 1691 — Commémoration des défunts
Ce soir-là, les morts passaient plus près que d’ordinaire.
La commémoration des défunts ouvrait un battement invisible entre le Monde des Vivants et le Séjour des Morts : un interstice si mince qu’on eût pu croire sentir, dans l’air glacé du couvent, le frôlement d’une aile d’ombre. C’était l’heure où les prières franchissent la frontière, où les larmes des vivants nourrissent la mémoire des disparus — et parfois, sans que nul ne s’en doute, l’oreille d’un damné répond.

Dans la nef, l’air était saturé d’odeurs : la cire consumée, la myrrhe des vêpres et ce parfum discret de pierre froide qui s’exhale des lieux saints délaissés. Les dernières notes du chœur en slavon se perdaient dans la voûte comme des colombes épuisées, et seules demeuraient quelques sœurs, debout dans la pénombre, tenant entre leurs doigts pâles des chandelles vacillantes. Leurs silhouettes immobiles semblaient attendre un signe que nul n’aurait su décrire — peut-être le passage d’une âme, peut-être la fin d’un monde.

Depuis l’ascension de Piotr, la foi du monastère s’était tournée tout entière vers Tsaphkiel, l’Archange de la Justice. On avait consacré à son nom l’autel, nettoyé les icônes, et dressé dans la nef la grande balance, symbole du discernement céleste. Cette antique relique, que l’on croyait perdue depuis les guerres de Moldavie, trônait désormais au centre du sanctuaire. Elle paraissait vivante : chaque flamme de bougie courait sur son métal comme un souffle d’esprit, chaque oscillation semblait un jugement rendu à voix basse.

La lune s’était levée tôt, avant même la chute complète du soleil. Elle montait, énorme, glaciale, dans un ciel couleur de fer poli. Ses rayons, filtrant à travers les vitraux, inondaient l’autel d’une clarté d’argent pur. Cette année, la commémoration des morts coïncidait avec la pleine lune — hasard ou dessein divin ? Certains murmuraient qu’il s’agissait d’un signe du Ciel, d’autres, plus prudents, détournaient le regard. Car cette lumière n’avait rien d’humain : elle venait de plus loin que les astres, revenue des mers mortes du firmament, chargée des souffles errants du Shéol. Jadis, les anciens la nommaient le Miroir des Abymes — ce miroir où la face des vivants se confondait avec celle des morts.

L’encens, épais comme un brouillard, formait des nappes où dansaient de lentes spirales dorées. Chaque flamme projetait sur la balance des ombres tremblées ; parfois l’une paraissait s’allonger jusqu’au sol, puis se replier sur elle-même, comme une âme réticente à quitter le corps. Le silence avait cette densité des choses pleines : on aurait juré entendre les pas des défunts marcher à côté des vivants.

Marie, drapée d’un voile sombre, se pencha vers Piotr. Sa voix, à peine plus qu’un souffle, portait la douceur inquiète des confidences faites à la lisière du sacré.
— C’est un cantique que ma mère tenait de sa grand-mère Paraschiva, dit-elle. On ne doit le chanter que lorsque la lune se confond dans le Miroir des Abymes. Les autres nuits, les mots se perdent. Mais ce soir… ce soir est une bénédiction.

Elle fit signe au petit chœur. Les sœurs abaissèrent leurs voiles et, d’une seule respiration, unirent leurs voix à la sienne.

Cantique de Paraschiva
Marie :
« Ô lumière venue du reflet des reflets,
qui frôle la glace des mers célestes… »
Les Sœurs :
Ne ferme pas la porte, éclaire nos pas.
Marie :
« Qui caresse les rives du Séjour des Morts où les âmes se perdent… »
Les Sœurs :
Ramène-les vers nous, comme au matin des mondes.
Marie :
« Qui traverse le voile argenté des veilleurs… »
Les Sœurs :
Garde la chaîne, éloigne l’abîme.
Tous ensemble :
« Sois pour nous un miroir, non une tombe.
Révèle, et ne consume pas. »

À mesure que le chant montait, la lumière se fit matière. Les vitraux frémirent, et les saints peints prirent des ombres qui n’étaient pas les leurs : certaines auréoles se fendirent, d’autres s’assombrirent d’un rouge sanglant. Des mains de pierre semblaient s’ouvrir dans la muraille. Un froid venu d’en dessous gagna la nef ; la flamme des chandelles se courba vers le sol, comme sous un vent invisible.

Trois jours plus tôt, Marie avait trouvé dans la sacristie un vieux grimoire rongé par le sel et la poussière. Les marges étaient couvertes de gravures de chaînes et de runes mêlant slavon et symboles païens. Elle avait reconnu la main de ses aïeules, ces femmes-médiums dont l’Église avait effacé le nom.
— Trois têtes pour trois chaînes, avait-elle murmuré. Les lier avant la lune prochaine, ou elles tomberont dans le Néant.

Un jeune moine, tremblant, avait alors apporté une hache au fer émoussé.
— C’était celle du frère Anatole… pour le bois d’hiver, balbutia-t-il.
Marie la prit sans un mot, observa le métal, puis la tendit à Piotr.
— Ce n’est pas belle œuvre, mais elle est fidèle, dit-elle.
Le Moldave soupesa l’arme, caressa le fil du pouce.
— Assez pour ce soir.

Devant l’autel, la grande balance oscillait dans la clarté du Miroir des Abymes.
Grigore se plaça à la droite de Piotr, Marie à sa gauche.
Les trois femmes, assises, attendaient comme si elles connaissaient déjà leur sentence.

Piotr posa la hache sur la pierre.
— Pardonnez-moi, dit-il simplement.

Elena fut la première. Son regard s’ouvrit en prière avant même que le fer ne la touche. Ses yeux, jadis clairs comme les lacs d’été, s’étaient faits deux abîmes où son âme flottait encore. Quand la lame tomba, il n’y eut qu’un souffle, à peine un soupir, et la cloche sonna dans toute la nef. Piotr sentit une paix étrange descendre dans ses os : l’âme s’était détachée sans cri, comme une voile qu’on replie après la tempête.
— Sauve nos filles, mon amour…

Puis vint Lidia.
Elle leva le menton, orgueilleuse, et son sourire enfantin s’accrocha à ses lèvres comme une provocation.
Le coup tomba : nul gémissement, mais un éclat de rire — un rire de fillette traversé de l’éclat du fer.
La cloche vibra plus grave, et dans ce grondement le rire résonna longtemps, note insolente dans un orgue invisible.

Enfin, Iulia.
Ses yeux, vastes et lumineux, se plantèrent dans ceux de Piotr.
Tată… souffla-t-elle.
La hache hésita.
Grigore posa sa main sur l’épaule du père.
— Ce n’est pas un meurtre, Piotr. Tu la gardes du Néant.

Le fer tomba.
Cette fois la cloche ne sonna pas : elle rugit. Le son monta jusqu’à la tête du bourreau, embrasa son œil unique d’une lueur d’or. Il vit la fillette s’élever, flocon de lumière qui se dissout dans l’air. Un voile doré couvrit la réalité : tout devint double, clair, absolu.

Marie recueillit les trois têtes. Ses gestes avaient la lenteur sacrée des prêtresses antiques.
Piotr, dans la vision du voile, la vit nimbée d’une clarté douce, sans la moindre souillure. Lui qui, désormais, distinguait chaque faute comme une brûlure noire dans la chair de l’âme, ne vit autour d’elle qu’une lumière patiente, indéchiffrable.

Il en fut bouleversé.
De sa lignée, il eût dû percevoir l’ombre, la trace du serpent ancien ; mais il n’y avait rien, sinon cette clarté obstinée — lampe cachée sous un manteau, flamme qui éclaire sans consumer.

Quand elle lia les têtes, sa voix résonna avec celles des femmes effacées des chroniques.
— Vois ton trésor, Piotr, dit-elle, et garde-le pur.

Sous le voile d’or, il vit les visages apaisés de ses femmes et de ses filles.
Il noua le trophée à sa ceinture : la boucle claqua comme un serment.
La hache, désormais, semblait animée d’un souffle ; l’acier s’était épaissi, et des runes s’y gravaient d’elles-mêmes, suintant d’une lumière sombre. Ce n’était plus un outil : c’était le Verdict.

Et Piotr sut, dans l’intime de son âme, que le Miroir des Abymes était son ultime portail. Son passé s’éteignait ; sa destinée commençait — celle du bourreau de Tsaphkiel, porteur de la Lame du Treizième Sceau.

Un novice, saisi de peur, recula devant l’éclat qui brûlait l’œil gauche du guerrier.
Instinctivement, il se tourna vers le jeune moine.
Une flamme dorée nimba son œil gauche — claire, parfaite, presque solaire.
Pétrifié, il y vit son propre reflet déformé : une silhouette tremblante, auréolée d’une ombre qu’il ne comprenait pas.
Piotr, lui, distingua sans peine la tâche noire du péché, incrustée dans la chair même de son âme, pareille à une brûlure vivante.

Ses doigts se crispèrent sur le manche de la hache.
Un instant, le silence sembla attendre le verdict.

Le moine recula, terrifié.
Grigore s’interposa, levant la main comme un prêtre devant la bête.
— Même un outil sali peut être nettoyé, Piotr ! Et resservir.

La phrase tomba, simple, mais lourde comme une pierre dans un puits.
Piotr demeura immobile, le regard planté dans celui du père.
Derrière la bure séculaire, il vit une autre ombre — plus vaste, plus ancienne — qui dévorait lentement le cœur de Grigore.
Il inclina la tête, comprenant, sans l’exprimer, que nul ici n’était pur.

La vibration de la cloche se dissipa.
Mais dans ce vide laissé par le son, quelque chose d’autre prit forme — une note sourde, étrangère, plus profonde que tout glas.
Ce n’était pas un écho : c’était un souffle.
Froid comme le premier vent de la Création, lourd de poussières d’âmes.

Le vent s’engouffra dans la nef.
Les flammes des chandelles se couchèrent d’un seul mouvement, comme si une main invisible les avait caressées.
Puis vint le cri.

Grave d’abord, enfoui dans la terre, roulant dans les entrailles du monastère comme un tonnerre de cavernes.
Puis montant, montant encore, jusqu’à devenir strident, insoutenable — un cri qui n’avait rien d’humain, où se mêlaient mille gorges invisibles, mille lamentations d’âmes réveillées.
Il lacéra l’air, traversa la chair, atteignit l’âme même.

Les murs tremblèrent, la pierre sembla respirer.
Les vitraux explosèrent : les saints se fendirent, leurs visages se désunirent en éclats de lumière.
Des fragments volèrent dans la nef comme des comètes argentées, et dans chacun d’eux se reflétait fugitivement un visage inconnu — difforme, animal, ou défiguré par la peur.
Le sol vibrait sous les pieds des moines prosternés.
Les sœurs crièrent, les cierges s’éteignirent un à un, avalés par la nuit.

Piotr resta debout au milieu du tumulte.
Son œil flamboyait comme un soleil de jugement.
Sa hache — la Lame du Treizième Sceau — vibrait, résonnant à l’unisson du cri lointain.
Chaque pulsation semblait répondre à une voix qu’il connaissait sans l’avoir jamais entendue.

— Ils sont là…, dit-il d’un ton calme, presque contemplatif.

Au-dehors, la nuit se tordait.
La lune se voilait derrière des filaments d’ombre qui n’étaient ni nuages ni brume.

Marie chancela.
Son visage perdit toute couleur.
— Il a entendu…, murmura-t-elle, plus pour elle-même que pour quiconque. La meute t’a retrouvé.

Piotr leva lentement la tête vers la voûte.
Une pluie d’éclats dorés tombait des hauteurs — poussière d’âmes, ou cendres d’anges.
Et dans le vent, il crut percevoir un battement d’ailes gigantesques, comme un cœur monstrueux frappant au seuil du monde.

Il serra la hache contre lui.
Son regard se fit fixe, brûlant, traversé d’une flamme qu’aucune prière ne pouvait apaiser.
La Lame du Treizième Sceau vibrait doucement, comme un cœur de fer prêt à battre.
Le vent hurlait encore autour du monastère, chassant les derniers échos humains.

Il inspira, et sa voix, grave, mesurée, tomba dans la nef vide comme un verdict :
— Alors… je suis prêt à la juger.

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