Chapitre XXII
« Celui qui m’opprimait a été mis à mort ;
celui qui m’étreignait n’est plus ;
mon désir alors s’est apaisé,
et je fus délivrée de mon ignorance. »
(Évangile de Marie, apocryphe)
Putna, 2 novembre 1691 — Commémoration des défunts
Le cœur de bronze du monastère battait à tout rompre. Le tocsin hurlait, et à chaque battement, la cloche déployait son onde sacrée dans l’air glacé. Les vibrations fendaient les ténèbres et tenaient à distance les ombres rampantes qui s’agglutinaient déjà contre les murailles.
Elles escaladaient comme des insectes monstrueux, griffes accrochées à la pierre, crânes aveugles, gueules ouvertes sur des hurlements brefs, stridents, qui frappaient les vitraux et révélaient les lignes de défense, les silhouettes des moines derrière les meurtrières.
Plus loin, dans la brume, des hommes — du moins partiellement — dressaient leurs échelles, portaient leurs béliers de fer noir. Une pluie de projectiles incendiaires éclairait la nuit, profanait le Miroir des Âmes avant de s’écraser dans la cour et les travées du monastère de Putna.
Les moines, eux, ne cédèrent pas un pouce. Entraînés depuis leur entrée dans les ordres pour ce jour, ils formaient les lignes : bure serrée par la cuirasse, arquebuses braquées, hallebardes levées, et, au côté, la courbe de la sica — lame d’ancêtres et de paysans insurgés. Ils priaient et combattaient d’un même souffle. Chaque coup de feu, chaque coup de lame était ponctué d’un « În numele Dreptății ! » — Au nom de la Justice !
Dans la nef, les sœurs avaient été conduites vers la crypte. Certaines chantaient à voix basse, et leurs psaumes se mêlaient aux vibrations cristallines de la cloche, révélant une mélopée antique.
La Justice observait et insufflait dans l’âme des combattants la détermination de survivre à cette nuit.
Au-dessus d’eux, dans la clarté blême de la lune, la silhouette tournoyait : un colosse noir qui fendait le ciel, chaque battement d’aile dispersant des nuées de cendres. Ses cris, graves puis stridents, heurtaient la cloche de bronze comme des marteaux invisibles, cherchant à la fissurer, à briser l’Égide déployée.
Piotr Nicolescu, la Lame du Treizième Sceau vibrant dans sa main, observait son ballet incessant et pointa du doigt la tour du clocher.
— Là, dit-il. C’est là qu’il frappera.
Grigore, revenu à ses côtés et armé, hocha la tête. Il brandit avec ferveur la croix d’or du monastère dans la direction de la main du bourreau. S’adressant aux moines qui l’accompagnaient, il psalmodia :
— In Nomine Domini…
Puis il se mit à courir vers le bâtiment ; les moines le suivirent, serrant leurs armes, regard dur. Piotr leur emboîta le pas.
Rapidement, le petit groupe arriva sur les lieux et s’engouffra dans l’escalier de pierre. Les marches étroites montaient en colimaçon, frottées par des siècles de pas et tachées ce soir de sang noir. Le tocsin battait encore au-dessus d’eux, chaque vibration résonnant dans la cage comme l’écho d’une foudre divine.
À peine avaient-ils commencé leur ascension que le premier choc survint.
Un vitrail éclata dans un éclat de verre et de plomb, projetant des fragments colorés dans le couloir. Une créature jaillit par l’ouverture béante, aveugle, hurlante, ses griffes labourant la pierre. Deux moines l’empoignèrent d’un même geste, la plaquant contre le mur.
Piotr leva la Lame : le tranchant vibra comme un glas et s’abattit sans effort, du sommet du crâne jusqu’au coccyx, ouvrant le corps en deux masses égales. Les moignons échappèrent aux mains des hommes, glissant au sol dans un flot de sang noir et de viscères.
Bientôt, la voie pour accéder au sommet se transforma en abattoir.
À chaque marche, l’air devenait plus lourd, saturé de poussière et de cendres. Des ombres escaladaient l’extérieur de la tour, leurs griffes grattant la pierre comme une pluie d’ongles. Par endroits, elles perçaient les meurtrières, tendant des bras décharnés vers les défenseurs et, quand elles le pouvaient, se jetaient sur leurs proies.
Piotr avançait en tête, chaque coup de sa hache sonnant comme une cloche invisible. Il sentait la vibration courir de ses bras jusqu’à son crâne, son œil unique embrasé d’une clarté dorée. Chaque créature abattue nourrissait l’écho, et, avec lui, une certitude : il n’était pas seulement un homme en train de se battre, il était l’instrument d’un jugement.
Grigore et les moines le suivaient, hallebarde au poing, le souffle court. Ils enjambèrent les corps, sans perte, jusqu’au dernier palier.
La porte du clocher se dressait devant eux, massive, bardée de fer, tremblant à chaque impact. Au-delà, le tocsin sonnait encore, mais chaque coup se faisait plus faible, la cloche menaçant de céder face à l’agresseur.
Piotr posa sa main sur la porte.
— Si elle tombe, dit-il, nous tombons tous.
Qu’elle ne tombe pas, répondit simplement Grigore.
Il leva la Lame, prêt à franchir le seuil, et poussa la porte dans un fracas de fer et de poussière.
Ils jaillirent dans le clocher, happés par le vacarme. Le battant de la grande cloche oscillait à pleine force ; ses vibrations assourdissaient, secouant les os, frappant les poitrines comme des poings divins.
L’air vibrait, dense, lorsqu’un hurlement le déchira.
La masse ailée s’était abattue contre la tour comme une vague noire, ses griffes traversant les meurtrières pour saisir les pierres, les arrachant à leur mortier séculaire comme on rompt un simple pain. Des vampires se glissèrent par les brèches, encerclant les hommes de foi.
Piotr leva la Lame, et l’acier vibra en résonance avec le bronze de la cloche. L’écho sacré fit reculer la première vague d’ombres qui s’étaient engouffrées dans l’ouverture béante. Deux furent fauchés d’un seul revers, leurs corps projetés sur les murs comme de simples fétus de paille.
— Tenez ! rugit Grigore, son crucifix doré inondant la scène d’une lumière chaude.
Les moines formèrent une ligne, hallebardes croisées. Chaque assaut brisait leurs armes, mais ils frappaient sans faillir. Le sol devint un marécage de sang noirci, collant sous les sandales.
Un instant, ils tinrent.
Un instant, le clocher resta debout, la cloche sonnant comme un cœur invaincu.
Alors, dans la nuit, haut dans le firmament, il se redressa. Ses ailes se refermèrent autour de lui comme un cocon de ténèbres. La lune l’auréola d’argent un bref instant — silhouette d’ange avant la chute. Puis il se laissa tomber : masse monstrueuse, météore de chair et d’os.
L’impact pulvérisa la tour dans un fracas assourdissant. Les pierres éclatèrent, les poutres se fendirent, la cloche fut arrachée de ses gonds. La déflagration projeta Piotr et les survivants cinq étages plus bas, ensevelis dans un ouragan de gravats et de désespoir.
Le son du tocsin s’éteignit d’un coup, remplacé par un silence écrasant.
Au milieu des ruines, seule subsistait la respiration profonde d’une chose qui n’aurait jamais dû voir le jour.
La poussière étouffait tout. Un voile gris, lourd comme du plomb, tombait en pluie dans les ruines du clocher. Les pierres gisaient par blocs, éclatées comme des os brisés, et des poutres craquaient encore sous leur propre poids.
Piotr bougea le premier. Il se redressa lentement, secouant les gravats qui roulaient sur ses épaules. Son manteau en lambeaux laissait voir la lueur dorée de son œil unique, embrasé par la Lame du Treizième Sceau qu’il serrait encore. Chacun de ses muscles vibrait de l’écho des morts qu’il avait jugés dans la tour. Les âmes des vampires abattus s’étaient tissées à lui comme une armure invisible.
Un râle l’appela.
Grigore gisait sous un pan de mur effondré. Sa bure était maculée de sang, son torse enfoncé sous le poids de la pierre. Il leva une main tremblante, ses doigts cherchant à accrocher Piotr. Ses yeux, pourtant, n’étaient pas apeurés : ils portaient le poids d’un secret trop longtemps scellé.
— Piotr… approche…
La voix de Grigore n’était qu’un souffle, mais elle perça le fracas des pierres encore instables. Nicolescu s’agenouilla près de lui, soulevant un bloc pour libérer son bras. Le vieux moine saisit son poignet avec une force inattendue, presque désespérée.
Ses lèvres bougèrent, mais ce ne fut pas une prière. Ses mots se firent confidences hachées, emportées à moitié par le râle. Piotr seul les entendit. Il n’y eut pas d’aveu clair, pas d’explication, seulement des images qui traversèrent l’œil embrasé du bourreau.
Piotr vit cela comme on voit une cicatrice dans l’âme. La tache noire se répandait, massive, incurable. Grigore, lui, ferma les yeux et murmura, presque suppliant :
— Juge-moi.
Solennellement, Piotr se redressa et leva la Lame du Treizième Sceau. Le tranchant vibra d’une résonance profonde, comme si les cloches mortes du clocher sonnaient une dernière fois à travers elle. L’acier s’abattit d’un geste net.
La pierre se teinta de sang. Le corps de Grigore s’affaissa, mais son visage se détendit, presque apaisé. La vibration parcourut Piotr, de ses bras jusqu’à son crâne, embrasant son œil unique.
— Que ton âme trouve la rédemption…
Au centre de la dévastation, une masse noire se mit à bouger. Les ailes, repliées comme un cocon, vibrèrent, rejetant poussière et débris. Dans un claquement sec, elles s’ouvrirent et dévoilèrent une atrocité de la création, une incarnation des cauchemars narrés au coin de l’âtre.
La chose se redressa. Deux mètres vingt de haut, peau pâle et translucide, jambes terminées par de massifs sabots. Sa gueule évoquait celle d’un loup monstrueux, armée de crocs proéminents. Au-dessus, une plaque osseuse déformée, constellée de petits yeux noirs, brillait d’une lueur humide. Une couronne de cornes achevait de le couronner comme une abomination.
— Vukodlak… murmura Nicolescu.
À ce nom, le corps de la créature se tendit. Sa gueule s’ouvrit, immense, libérant un hurlement titanesque, saturé de rage et de frustration. La vibration fit éclater ce qui restait de vitraux, fendit la grande cloche brisée, et souleva la poussière en tempête circulaire.
— Seuls les paysans me nomment ainsi, dit la voix caverneuse qui occupa tout l’espace sans effort.
Cornes recourbées, torse gonflé comme une fournaise, il déploya sa silhouette entière au-dessus des ruines. Une griffe laboura la pierre jusqu’à Piotr, traçant une frontière invisible.
Nicolescu serra la hache. Debout seul parmi les décombres, minuscule face à l’ombre ailée, son œil flambait et la Lame vibrait comme un glas.
— Comment souhaites-tu que ton bourreau te nomme ?
— Tu m’offres une dernière volonté, animal impudent ? répondit-il en déployant ses ailes angéliques dans toute leur envergure.
— Sache que je suis Volak, prince noir du séjour des morts, Alpha des enfants de la nuit et fléau de ton engeance.
Le vent nocturne se mua en tempête, chaque mouvement d’aile projetait un souffle charnel qui faisait trembler la pierre.
Piotr, seul au milieu des gravats, leva la Lame. Son œil unique flambait d’une lueur dorée. Le poids des âmes absorbées, le péché de Grigore, tout brûlait en lui comme une forge. Il ne vit plus la ruine ni les cendres, mais seulement une balance invisible dressée dans la nuit.
Volak rugit, et son cri fendit l’air comme un orage. Les cloches mortes éclatèrent en fragments. Les vitraux restants volèrent en éclats, dispersés en milliers de couteaux de verre. La tour s’ouvrit à la nuit entière.
Piotr chargea. Son pas résonna sur la pierre éclatée, et la Lame du Treizième Sceau vibra d’un glas profond. L’Alpha abaissa ses griffes, massives comme des faux, labourant le sol à chaque coup. La hache et les serres se rencontrèrent dans une gerbe d’étincelles et de sang noir.
Le combat se fit titanesque. Piotr parait les coups, chaque impact secouant ses os. Il frappait à la hanche, au torse, aux ailes, mais Volak semblait fait d’une chair qui ne se soumettait pas. Leurs silhouettes s’entrelacèrent dans la poussière : bourreau et démon, deux archanges inversés.
Puis la Lame trouva sa cible. Dans un geste arqué, Piotr trancha la base de l’aile gauche. Un cri de foudre lacéra le ciel. L’Alpha chancela, mutilé, son aile noire s’effondrant sur les gravats dans un bruit de cuir déchiré.
— Comment oses-tu ?! siffla Volak, chancelant dans la mare de son propre sang, déséquilibré par cette silhouette incomplète.
— Tu vas le tuer, mon amour ? Une voix s’éleva de son ceinturon.
Piotr marqua un temps d’arrêt, surpris.
— Elena… comment cela se peut-il ?
— Oui, venge-nous…
— Tue-le, tată !
Les voix émanaient des têtes de ses filles et de sa femme ; le rituel ne les avait pas réduites à de simples reliques.
Alors il fondit sur Volak, tel une bête enragée.
Les coups s’enchaînèrent. Piotr frappait encore et encore, chaque impact résonnant comme un tonnerre. La Lame vibrait d’un écho démesuré, nourri des voix qui s’élevaient de sa ceinture.
— Tue-le, Piotr… tue-le ! implorait Elena.
— Venge-nous, tată ! criaient ses filles dans une litanie enragée.
Volak, titubant, les entendit. Ses crocs claquèrent dans un ricanement de fureur :
— Elles sont à moi ! Elles devraient être à moi !
Ivre de rage, Nicolescu abattait la hache encore et encore. Chaque coup ouvrait de nouvelles plaies, chaque revers faisait jaillir un flot de sang noir. L’Alpha reculait, déséquilibré, son aile tranchée l’empêchant de se redresser pleinement. Ses hurlements devinrent rauques, saturés de frustration.
Bientôt, il ne resta plus qu’un corps monstrueux, haletant, plié sous les frappes. Piotr posa un genou sur sa poitrine, leva la Lame pour porter le coup de grâce.
Alors une main se referma sur son poignet.
— Assez, Piotr.
Marie se tenait là, voilée de poussière, sa silhouette éclairée par la lune à travers les décombres. Sa voix n’était ni un cri ni un ordre, mais une évidence : une parole qui suspendit son bras en plein élan.
— Il ne doit pas mourir ainsi. Il doit être lié à ce monde. Sa mort ne ferait que nourrir le Shéol.
Les voix de la ceinture se turent. La vibration de la Lame se fit plus sourde, comme honteuse. Nicolescu, haletant, demeura figé au-dessus du démon brisé, son œil unique encore flamboyant d’or.
Il tourna la tête vers Marie et acquiesça.
— Au fond de mon âme, je le sens…
C’est alors que des moines apparurent, portant un sarcophage ouvragé. Des fils de plomb couraient sur le chêne sombre, convergeant vers deux triangles imbriqués l’un dans l’autre.
Ils le posèrent au côté de Volak et, d’un effort à plusieurs, soulevrèrent son corps haletant pour le mettre en bière. Une griffe traça un sillon désespéré dans le bois avant que le couvercle ne se referme dans un grondement sourd. Les frères scellèrent la chape de plomb.
Marie se tenait au-dessus, son voile arraché, ses mains levées laissant apparaître sa véritable nature. Sa voix monta, claire, portée par le souffle même de la lune :
— Par le Sceau de Salomon, par la Balance de Tsaphkiel, je t’enchaîne, Volak !
Des chaînes de lumière jaillirent un instant du sol, entrelacées de fragments de vitraux et de poussière argentée. Elles s’enroulèrent autour du cercueil, le cerclant de leurs anneaux immatériels avant de s’éteindre comme des braises mourantes.
Piotr baissa la Lame. Dans son œil unique flambait encore l’or du jugement, mais il sut : ce n’était pas une fin, seulement une geôle. Le monde respirait, pour un temps.
Marie s’approcha. Son visage, éclairé par la lune, portait une gravité ancienne. Elle posa une main sur l’épaule du bourreau.
— Ainsi, dit-elle doucement, celui qui oppressait la terre est tombé et Tsaphkiel est revenu. Mais souviens-toi de cela, Piotr : jamais Volak ne doit revenir vaincu auprès de son maître.
Autour d’eux, les survivants voyaient une victoire, brandissant l’aile arrachée au démon.
Piotr, lui, ne percevait qu’un jugement suspendu. Il savait que la créature n’était pas détruite, seulement contenue, et que la guerre ne faisait que commencer.
- « Et maintenant, Marie ? »
- « Le mal a plongé ses racines profondément dans ces terres et la Justice est restée trop longtemps en torpeur. Purifier les royaumes de l'est prendra beaucoup de temps et nous aurons besoins de guerriers justes. Répondit elle simplement.
Puis elle s'adressa aux moines qui chargeaient déjà le sarcophage de Volak sur une charrette.
- Emmenez également les corps de père Grigore et de sa garde proche, nous aurons besoin de toutes les âmes vaillantes avant que l'ombre ne dessert son emprise. »
Shéol — Les plaines cendrées, 2 novembre 1691
Grigore ouvrit les yeux, ou du moins il tenta. Tout était flou, comme si ses paupières étaient des vitres gelées, embuées de givre. Une lumière crue lui vrillait les rétines, un vent glacial lui fouettait la peau, humide, lourde, désagréablement humide. Il se redressa péniblement, chaque mouvement lui arrachant une douleur sourde.
Dans la lumière il distingua une silhouette. Haute, droite, alors que la mise au point se faisait il la distigua plus nettement, drapée d’ombre, des chaines noires pendues à sa ceinture. Ses yeux luisaient d’un éclat fixe, calme, implacable.
— Debout, frère Grigore. Marie m’a envoyé, son frère t'attend, la damnation te sera enlevée.
Grigore baissa la tête. Pour la première fois depuis longtemps, il n’eut plus de prière et suivi cet inconnu, nu comme un ver au travers de ce désert de cendres.

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