Chapitres XXIII
« Sit tight in your corner
Don't tell God your plans
It's all deranged
No control »
— David Bowie, No Control
Strasbourg – EuroStrat, district de Kehl – 02 octobre 2075
La déflagration avait soufflé la cage d’escalier de l’HLM un poil trop tôt, alors que Leonard Gondo et Noah Salomon étaient encore dans l’escalier de service glissant vers les caves résidentielles.
Le souffle les avait arrachés de leurs appuis, les projetant dans l’inconnu. Ils roulèrent chaotiquement : le genou de Gondo heurta violemment le béton froid des marches, la tête de Salomon claqua contre la paroi, lui emplissant la bouche d’un goût de sang. Ils échouèrent deux mètres plus bas, dans un couloir obscur ; le calme revint une fois qu’un morceau de canalisation métallique eut fini de rebondir au sol.
Leurs tympans bourdonnaient, saturés de grésillements, et la poussière retombait en nappes opaques. Une odeur âcre de moisissure, laissée par les infiltrations du Rhin trop proche, emplissait l’air.
Gondo gémit, se redressant d’un mouvement lourd, assis dos contre le mur, ses doigts cherchant à tâter son arme. À quelques mètres, Salomon toussa, cracha un filet noirci de poussière, s’assit ; voulant activer l’IR, il constata que la visière de son casque était fendue par l’impact.
L’intercom crachotait dans un silence mort : liaison coupée ou système HS. Ils étaient seuls, coupés du reste de l’escouade.
— Merde… souffla Salomon en tapotant son oreillette.
— Rien. On est largués. Gondo secoua la tête, vérifiant sa machette encore poisseuse du vampire qu’il avait abattu plus tôt.
Il alluma sa torchlight. Le faisceau se brisa sur les murs décrépits : blocs de béton gorgés d’humidité, percés de graffitis — des pochoirs rageurs, des menaces griffonnées à la bombe. Une superposition épaisse de peinture dressait la chronologie de l’oppression d’un système broyant les classes ouvrières :
MORT AUX APC
UNE IV DEBOUT VAUT QU’UNE III À GENOUX
GÉNÉRALE EN ANAL
Un tag plus ancien, presque effacé, montrait un visage masqué au sourire grotesque.
Salomon éclaira à son tour.
— Putain Leo, on dirait des peintures rupestres.
— Les cavernes d’aujourd’hui, répondit Gondo, un sourire amer au coin des lèvres. L’art des gosses qu’on n’a jamais laissés sortir de leur quartier.
Ils se levèrent, époussetant leurs uniformes, et avancèrent, bottes rasant les flaques d’eau stagnantes.
— J’ai pas grandi là-dedans, moi… reprit Noah plus bas. Mes parents avaient un appart du côté de la Synagogue. Quartier propre, vitres intactes. J’ai jamais vu les caves comme ça avant l’armée.
Il marqua une pause, gêné.
— T’as eu de la chance, Noah, répliqua Gondo. Tu sais, à Kinshasa, les graffitis disparaissaient sur les murs criblés de balles. Et quand je lis des trucs comme ça, des fois j’ai presque l’impression d’avoir trahi mes origines.
Noah eut un petit rire nerveux.
— J’avoue. Mais on fait ce qu’on peut pour survivre… et on essaie, à notre manière, d’apporter le changement.
Leurs torchlights se croisèrent, un instant suspendu.
Puis l’odeur arriva.
Pas l’humidité ordinaire, mais quelque chose de plus gras, de plus lourd, qui collait à la gorge : l’odeur de Kehl, l’odeur de la mort.
Ils échangèrent un regard.
Les faisceaux découpèrent dans le noir des éclats de carapaces brillantes, réveillant instantanément une nuée de mouches qui s’envola désordonnée, les ailes vrombissant à toute vitesse, heurtant le béton dans une pluie sèche.
La conversation s’éteignit d’elle-même.
Il ne restait que ce bruit, lancinant, qui emplissait tout. Les insectes, attirés par la chaleur des corps, cherchaient à se poser sur eux ; leurs mains battaient l’air frénétiquement.
— Putain de bestioles ! jura Gondo.
Et un gémissement lui fit écho, faible, brisé.
Une plainte féminine, quelque part devant eux, derrière une cloison effondrée, s’élevait à peine au-dessus de la vibration des centaines de paires d’ailes.
— Qui est là ? fit Gondo en se tournant vers Salomon, un doigt sur la bouche.
Un autre gémissement s’éleva.
Son cœur cognait déjà, ses jambes bougeant avant qu’il ne réfléchisse.
— Attends ! pesta Salomon, levant la main pour le retenir.
Mais Léonard avait déjà oublié la sécurité, happé par la voix.
L’écho résonnait encore lorsqu’une ombre se détacha du mur :
un corps noueux, griffes en avant, surgit du recoin, gueule béante, prêt à faucher Gondo par le flanc.
— Leonard ! hurla Noah.
Il leva son fusil : réflexe sec.
Le coup partit, claquement net dans le béton.
Le vampire s’effondra à un souffle de son ami, poitrine éclatée, convulsant encore dans une mare noire.
Gondo haletait, figé, son bras levé comme pour se protéger, trop tard.
Il leva les yeux vers Salomon. Celui-ci secoua la tête, rage froide dans le regard.
— Putain. Tu veux crever pour une voix ?
Gondo avala sa salive, encore tremblant.
— … On laisse pas une femme comme ça. Pas ici. Pas avec eux.
Le silence reprit.
Seules restaient les mouches.
Et, quelque part, derrière le mur, la plainte faible d’une survivante.
Strasbourg – EuroStrat, district du Parlement – 12 décembre 2073
Sündenblick
Dans une alcôve privée du Sündenblick, Drac s’adossait à un canapé de cuir rouge, verre à la main, le regard brouillé.
Devant lui, une jeune femme nue, pupilles dilatées, se mouvait sur la table basse au milieu des bouteilles et des lignes de poudre. Ses gestes sensuels obéissaient aux instructions d’Elias, assis non loin.
Il soufflait à son oreille, dirigeait ses mouvements comme un metteur en scène, tout en observant Drac à travers les volutes d’opium artificiel.
Le spectacle n’était pas pour lui : il sondait les failles de l’homme assis, jaugeant son point de rupture.
Strasbourg – EuroStrat, district de Kehl – 02 octobre 2075
— C’est cette porte, Noah ! s’exclama Gondo en se précipitant.
— STOP ! grogna Salomon, refroidissant les ardeurs de son ami.
— Tu as remarqué ? La créature semblait monter la garde…
La lampe de Salomon s’attarda sur le corps inerte de la chose, prenant le temps de détailler son anatomie.
— T’y crois, toi, Leo ?
— De quoi tu parles ?! répondit Gondo, l’impatience dans la voix.
— Des extraterrestres … ?
Gondo n’eut pas le temps de répondre : une nouvelle plainte se fit entendre.
Salomon éclaira la porte métallique ; le numéro de l’appartement avait été gratté et remplacé par le chiffre 69 inscrit au marqueur. Des graffitis grossiers de phallus abondaient.
— Vas-y, ouvre…
Gondo poussa la clenche. Un grincement strident s’éleva tandis que le battant s’ouvrait.
Un air vicié s’échappa : fermentation de sang, ammoniaque, sueur rance et parfum bon marché.
Salomon braqua sa lampe ; la lumière découpa un théâtre de crasse.
Une cave bétonnée, murs suintants, lit de palettes recouvert d’une bâche tachée.
Dans un coin, un trépied renversé, une caméra artisanale fracassée, lampe de chantier clignotant encore sur ses batteries.
Au sol, cinq ou six garçons de la cité — joggings déchirés, ceintures ouvertes, pantalons aux chevilles.
Corps inertes, gorges déchirées : le vampire les avait massacrés net, interrompant leur « séance ».
Des mouches noires tournaient déjà autour de leurs plaies, de leurs yeux, se posant et repartant dans un bourdonnement aigu qui collait aux tempes.
Au centre de cet enfer, la fille, recroquevillée, encore vivante.
Son corps gémissait dans un râle faible, les yeux noirs hagards cherchant la lumière. Ses cuisses couvertes de sang séché disaient ce qui avait précédé.
Son ventre, distendu à se rompre, battait comme une cloche de chair. Sous la peau, des ombres glissaient, frappaient, comme des poings impatients. Ses veines gonflées luisaient d’un noir huileux ; des excroissances semblaient pointer du sommet de son crâne.
Elle se mit à ramper en direction des deux hommes, attirée par leur lumière.
— Putain de merde… lâcha Salomon, pâle, en détournant la tête.
Gondo fit un pas en arrière. La fille s’arrêta, convulsa.
Il se précipita malgré lui pour porter assistance — elle aurait pu être sa fille.
Alors, le cri jaillit. Haut, aigu, insupportable — puis s’étrangla en gargouillis visqueux.
— Aidez-moi… sales bâtards… Sa voix se fit entendre, d’abord suppliante et douce, puis vicieuse, laissant le binôme incrédule.
Dans un hurlement, elle se cambra ; les mains posées sur son ventre, elle poussa, jambes ouvertes.
Son souffle devint rauque.
Une masse blanchâtre, translucide, rampa hors d’elle.
Puis une autre.
Puis une autre encore.
Cinq ou six larves se tordirent dans le sang, petites, aveugles, gémissantes.
Strasbourg – EuroStrat, district du Parlement – 12 décembre 2073
Sündenblick
Dans la moiteur chimique, la fille se cambrait, offerte, mais Drac ne la voyait pas.
Son regard flottait, perdu, happé par des souvenirs invisibles. Ses lèvres tremblaient sur le bord du verre — des mots silencieux, des secrets trop lourds à garder.
Elias le vit, et une ombre traversa son sourire. Ce n’était pas le plaisir qu’il lisait, mais une solitude nue, une faille béante.
Il détourna les yeux une seconde, troublé malgré lui. Pour la première fois, il percevait la fragilité derrière la stature. Un goût amer de culpabilité monta dans sa gorge.
Strasbourg – EuroStrat, district de Kehl – 02 octobre 2075
Des cris résonnaient dans la cave : mélange de vagissements et de grognements.
La mère était étendue dans une flaque noire ; sa poitrine se levait et se baissait plus lentement, sereinement.
Ses enfants se répandaient sur le sol insalubre devant les yeux médusés des agents de NeofficiN.
— Des extraterrestres ?… mon cul ! finit par répondre Gondo.
La larve la plus proche craquela et leva une main vers la lampe : doigts trop longs, gestes hésitants.
Le son qui sortit de sa gorge ressemblait trop à un pleur de nourrisson.
Il pouvait reconnaître les traits de la mère dans son visage — pour ce que cela valait, celle-là avait ses yeux.
Gondo sentit ses jambes fléchir. Ses doigts blanchirent sur la machette, mais il ne bougea pas.
Dans le chaos, il revoyait ses filles — leurs poings serrés, leurs yeux embués, les cris qu’on leur avait volés dans les laboratoires de NeofficiN.
Son cœur cognait à s’en rompre. Ces créatures n’étaient pas seulement des monstres ; elles ressemblaient trop à des enfants. À ses enfants.
— Tire, bordel ! hurla Salomon, fusil en joue, tremblant.
— Attends… écoute… souffla Gondo, gorge sèche.
Les larves changeaient encore. Leur peau muait, une teinte plus chaude que leur père étendu dehors. Des crocs, des griffes poussaient à leurs doigts, mais leurs gestes restaient maladroits, infantiles.
Certaines titubaient, cherchaient leur mère.
L’une d’elles, un petit bruit de succion l’attestant, avait trouvé son sein.
Mouches, drones au-dessus, cris hybrides dans la cave : tout vibrait à la même fréquence, comme si Kehl elle-même chantait sa propre corruption.
Strasbourg – EuroStrat, district du Parlement – 12 décembre 2073
Sündenblick
Elias avait repoussé la fille contre Drac, leurs corps mêlés dans une danse languide.
Mais ses yeux, à lui, restaient fixés sur l’homme.
La posture du magnat s’effondrait : ses gestes n’avaient plus rien du prédateur.
Elias s’en rendit compte : Drac n’était pas un seigneur de fer, mais un homme fissuré, brisé de l’intérieur.
La drogue et la chair ne masquaient plus rien.
Contre son gré, un pincement monta en lui — une empathie indésirable qu’il tenta de chasser d’un sourire.
Strasbourg – EuroStrat, district de Kehl – 02 octobre 2075
Dans ce vacarme, Gondo crut entendre une voix.
Faible, irréelle. Un mot unique, murmurant au milieu des cris :
Papa.
Ses yeux s’embuèrent. Sa machette trembla.
— Noah… je ne peux pas… sanglota-t-il.
Salomon pressa la détente.
La détonation roula dans le béton, brisant le chœur abject.
Un instant, il ne resta plus que l’écho, comme un glas funèbre.
Puis le silence retomba, saturé d’odeurs de poudre, de sang et d’ammoniaque.
Une mouche, isolée, continua de bourdonner au-dessus des cadavres.
Salomon s’approcha de son ami et posa la main sur son épaule.
— Ce ne sont pas elles, Léo. Ça ne sera jamais elles… sortons, vieux frère.
Non loin, ils trouvèrent une issue : sous le battant filtrait la lumière de l’aube.
Ils poussèrent la barre antipanique, pressés de retrouver l’air frais.
Dehors, ils se retrouvèrent nez à nez avec une patrouille APC, uniforme vert kaki, drapeau belge sur le plastron.
DATA VIGILIS mentionnait l’écu. Trois soldats les mirent en joug.
— On ne bouge plus !
Gondo et Salomon, las, levèrent les mains sans résister.
Une voix féminine, familière, s’éleva derrière la première ligne :
— Léo ? Noah ? Qu’est-ce que vous foutez là ?
La première-classe Langlois sortit des rangs, treillis APC tâché de cendre, brassard sombre frappé d’un signe blanc.

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