Chapitre XXV
« And I'm goin' down
All the way, wow
On the highway to hell »
— AC/DC – Highway to Hell
Shéol – Les plaines cendrées, le 02 octobre 2075
Le ciel et le paysage se paraient d'un manteau vermillon à mesure que les odeurs d'industrie et de viande calcinée se faisaient plus fortes.
Marcello avançait toujours, les bottes s’enfonçant dans une cendre devenue tiède, presque brûlante. Lorsqu’il franchit une crête la brume se déchira enfin. En contrebas, la plaine s’ouvrait sur le lit d'un fleuve aux eaux sombres et tumultueuses. Sur ses rives il distinguait des centaines, des milliers d’hommes et de femmes nus, hébétés, entassés comme du bétail dans des nasses de fer roulantes. À l'intérieur ils se pressaient, s’agrippaient, s'accouplaient ou s’écroulaient sous les coups de silhouettes noires qui les guidaient à coups de crochets. Aucun d'eux ne semblait se rebeller : une masse grégaire qui remontait le cours d'eau à sa source. Autour, des molosses griffus tiraient sur leurs chaînes, happant ceux qui tombaient, tandis que leurs maîtres poussaient le convoi vers la source.
Marcello se coucha immédiatement ; il savait de quoi ils étaient capables et ne souhaitait pas attirer l'attention sur lui. Il tendit l'oreille et reconnut des bribes de langues : français, allemand, arabe, roumain… Les accents étaient familiers, l'argot utilisé également. Il releva la tête et reconsidéra le convoi. Se faisant, il accepta enfin la vérité.
Devant lui s'étendait des victimes de l'attentat du 23 septembre. Ce qui signifiait également une chose.
Il chercha son pouls et trouva le silence.
Il était mort et devant lui, l’horizon flamboyait.
Les arches colossales ressemblaient à des côtes démesurées, un thorax d’où s’échappaient des panaches noirs. Les cheminées haletaient comme des poumons, projetant vers le ciel de lourdes expirations. L’air vibrait de hurlements que le vent portait jusqu’à lui, aigus ou gutturaux, mais tous baignés de la même dissonance qui lui tordit les entrailles.
L’Enfer s’étendait sous ses pieds.
Strasbourg – EuroStrat, district de Kehl – 02 octobre 2075
La grenade détonna deux étages plus bas, faisant vibrer tout l’immeuble sous leurs bottes. Les néons du couloir claquèrent une dernière fois avant de s’éteindre, et le béton gémit comme un corps sous les coups.
Boronov, Carvo, Kirmann, Solmeyer et Steiner venaient de quitter l’appartement du gardien de la déchetterie.
— « Gondo… Salomon… au rapport, soldates ! » hurla Boronov.
Le canal radio resta muet. Seulement des grésillements noyés dans le souffle d’un nuage de poussière qui s’élevait par la cage d’escalier éventrée. Au rez-de-chaussée, tout n’était plus que gravats et flammes. Plus haut, la lumière grise de l’aube filtrait à travers une ouverture arrachée six étages au-dessus.
Kirmann plissa les yeux.
— « Là-haut, la trappe du toit ! C’est notre extraction, Ivan ! »
La poussière retombait lentement, couvrant les visières d’une pellicule opaque. Chaque inspiration avait le goût de plâtre et de métal brûlé. Derrière eux, dans les appartements, des bruits se firent entendre : froissements, griffures, comme des bêtes qui s’éveillaient au vacarme.
Boronov resserra son fusil contre lui, une crispation animale dans ses épaules.
— « On traîne pas. Ils sont entrés. »
Ils gravirent les marches en rythme saccadé, bottes claquant contre le béton fissuré. Chaque palier exhalait une odeur différente : moisissure, urine, sang rance.
Soudain, au quatrième étage, une porte claqua. Un fracas métallique, suivi d’un hurlement guttural. La paroi explosa de l’intérieur. Des silhouettes jaillirent, gueules béantes, griffes traînant des lambeaux de chair. Cinq, six vampires, surgissant comme un seul corps, saturant le couloir de leur masse laiteuse.
— « Contact ! » hurla Kirmann, déjà en tir tendu.
Les balles déchirèrent le silence, éclatant contre les crânes et les torses. Les bêtes se vrillèrent, mais d’autres surgissaient déjà derrière elles, bondissant du noir de l’appartement.
Boronov fit barrage, son bouclier claquant contre les griffes.
— « Putain, ils nous coupent en deux ! »
Dans le tumulte, Steiner bascula, happé par une griffe. Carvo le tira d’un geste brutal et l’entraîna vers l’appartement opposé. Boronov rugit, couvrit leur retraite et abattit son épaule dans la porte, qui céda dans un hurlement de gonds.
Kirmann fit volte-face, grenade déjà armée.
— « Courez, Ivan ! »
L’explosion déchira le palier. Tout l’étage s’illumina d’un flash blanc, avant que la fumée et la poussière n’engloutissent tout. Le plafond s’effondra à moitié, avalant escalier et vampires dans un fracas de béton.
Quand la rétine de Solmeyer s’accoutuma de nouveau, il ne restait qu’un chaos indistinct derrière lui. Plus de passage. Plus de camarades.
Kirmann l’empoigna par l’épaule.
— « On grimpe. Maintenant. »
Solmeyer hocha la tête. Ses yeux se levèrent une dernière fois vers la trappe, comme si quelque chose l’y appelait déjà.
Ils bondirent dans l’escalier, deux par deux, bottes raclant le béton humide. Les vampires hurlaient encore derrière eux, se fracassant contre les murs, griffes labourant le plâtre. Le vacarme montait avec eux, grondement de meute, comme si tout l’immeuble respirait à travers leurs cris.
Kirmann tira une rafale en arrière, arrachant un morceau de mâchoire à la première bête.
— « Continue ! » beugla-t-il.
Solmeyer grimpait déjà, le souffle court, chaque marche l’arrachant un peu plus à la poussière et au sang. Devant lui, un rectangle pâle s’élargissait : la trappe, sortie vers le toit.
Elle céda sous l’épaule de Solmeyer et les deux hommes débouchèrent à l’air libre, haletants ; Kirmann s'écroula dessus. Son organisme avait évacué le cocktail de Carvo sur les derniers étages.
— « Putain, où est l'ascenseur, je suis rincé… » lança-t-il en riant nerveusement.
Le silence les cueillit, relatif, seulement troublé par le vent et le crépitement des ruines. Un soleil fatigué se levait à l’est à travers un mur d’enceinte éventré.
— « Je suis mort ! » Solmeyer marqua une pause avant de s’approcher, le souffle court, du bord du toit à la recherche de l’escalier de service. En contrebas il n'y avait plus de poursuivants ; plus loin au nord s’étalait le ground zero du 23 septembre : un cratère noirci, béant, auréolé de carcasses d’immeubles tordus comme des os brisés, des arches colossales ressemblant à des côtes démesurées, un thorax d’où s’échappaient des panaches noirs.
— « Quel enfer… » souffla-t-il.
Shéol – La vallée ardente, le 02 octobre 2075
Marcello se figea. Le tintement d’une chaîne, sec, claqua derrière lui. Un souffle glacé effleura sa nuque.
— « Tu as toujours pris les chemins qui s’ouvraient devant toi… » dit la voix. Grave et mielleuse à la fois, comme si elle résonnait dans l’air et en lui.
Il se retourna. Une silhouette voûtée, drapée d’ombre, traînait ses chaînes sur la cendre. Un capuchon masquait son visage, mais deux yeux invisibles pesaient sur lui comme des phares au milieu de la nuit.
— « Les femmes t’ont guidé, Albertini. Tu croyais que c’était toi qui choisissais… mais c’était elles, toujours elles. »
Marcello serra les mâchoires.
— « Tu crois me connaître ? »
L’ombre inclina la tête.
— « Je connais toutes tes routes. Tes raccourcis, tes impasses, tes carrefours nocturnes. Chaque embranchement où tu as cru trouver une échappée. Tu n’as fait que tourner autour de la même obsession. »
Marcello détourna les yeux, la gorge sèche.
— « J’ai pris ce qui venait. J’ai… j’ai vécu, c’est tout. »
Un rire bas, sans chaleur, fit vibrer les chaînes.
— « Vécu ? Non. Tu as roulé. Comme une carcasse de métal sur une autoroute de nuit. Toujours plus vite, toujours plus loin. Et chaque sortie portait le même nom : désir. »
Marcello voulut répliquer, mais rien ne vint. Les visages de dizaines de femmes traversèrent sa mémoire comme une flamme brève sans qu'il puisse mettre un nom sur toutes.
L’ombre fit un pas. Le froid devint suffocant.
— « Et maintenant… la route s’arrête. L’autoroute descend. Tu sens, n’est-ce pas ? Les phares s’éteignent. La pente s’ouvre sous tes pas. »
Marcello déglutit.
— « Qui… qui es-tu ? »
Les chaînes tintèrent une fois encore.
— « Je suis celui qui attend aux croisements. Je ne juge pas. Je montre. Et parfois j'ouvre de nouvelles voies. »
Un silence. Puis la voix, plus douce, s’infiltra dans sa tête :
— « Curieux, Albertini ? Tu veux voir ce qui naît là-bas ? »
Marcello n’eut pas le temps de répondre. Une main lourde, glacée, se posa sur son front et le monde bascula. Il fut happé, son esprit arraché à son corps, projeté comme un drone vers l’horizon rouge. Les forges s’élargirent, la vision se précisa.
Il vit les corps nus traînés par les maîtres-chiens sur des dalles de pierre. Là, des silhouettes massives opéraient, torturaient et écorchaient. Chaque supplicié était brisé, démembré, castré. Leurs hurlements s'élevaient en chorale devant cet auditoire impassible et leur sang noir se mélangeait dans des collecteurs avant de s’écouler en ruisseau dans le fleuve.
Puis enfin, un homme hurla quand, une fois exsangue — un cri désincarné, le dernier cri — son bourreau sut que son œuvre était achevée. Saisissant une scie courbe, il lui ouvrit la boîte crânienne et en son sein brillait une flamme pâle et fragile : son existence condensée, son âme, la récolte.
La lumière fut extraite, versée dans un vaste creuset de métal fumant. Le corps fut enlevé, réservé sans doute. Et d’autres se succédèrent par dizaines, par centaines… par milliers. Des âmes arrachées une à une, fondues dans la masse bouillonnante. Le métal vibrait, gonflait, parcouru de visages fugitifs qui surgissaient puis disparaissaient aussitôt. Strasbourg brûlait encore dans leurs yeux. Puis, une fois la matière suffisante, le creuset éclata. Un geyser de sang et de cendre jaillit, éclaboussant les silhouettes. Du cœur de la fournaise surgit une forme dressée. Haute, la peau laiteuse calcinée, ses membres griffus se tordaient, son visage aveugle recouvert d’une plaque d’os. Elle hurla. Et dans ce cri, Marcello reconnut des voix humaines, mêlées en chœur abject. Un nouvel être venait de naître : il serait un chasseur implacable, un guerrier ou un nouveau seigneur en devenir.
La vision se brisa net. Marcello tomba à genoux. Sa gorge s’était asséchée, mais ses yeux refusaient de se fermer : ils demeuraient braqués sur la fournaise comme des phares braqués de force, incapables de cligner. Le hurlement du nouveau-né infernal vibrait encore dans sa poitrine.
— « Miranda… » souffla-t-il.
Une silhouette s’agenouilla devant lui, capuche rejetée. Ce n’était plus une ombre. C’était un visage de femme, traits fins, lèvres pleines, des yeux d’un noir liquide qui semblaient contenir toutes ses amantes passées. Elle posa un doigt glacé sur ses lèvres.
— « Oui… elle est perdue. Mais toi, Marcello… toi, il te reste un chemin. »
Strasbourg – EuroStrat, district de Kehl – 02 octobre 2075 (suite)
Un cri strident déchira l'aube. Un grincement, puis un craquement sec : des griffes se plantaient dans la maçonnerie. Des silhouettes blêmes sortaient des fenêtres et des égouts en contrebas, se hissant déjà le long des façades.
— « Putain… ils montent ! » cracha Kirmann, encore essoufflé.
Il arracha de sa ceinture sa dernière grenade, la dégoupilla d’un geste sec et la lança par-dessus l’acrotère. L’explosion souffla deux assaillants, mais d’autres bondirent aussitôt, leurs doigts griffus labourant la brique.
— « Bordel, on dégage ! »
Ils se lancèrent ; une passerelle branlante se dressait entre les deux toits vers l'immeuble voisin. Ils la traversèrent et le métal vibra sous leurs bottes, faillant céder sous leur poids. Ils parvinrent cependant à rouler de l’autre côté. Derrière eux, ils entendirent un hurlement, puis le fracas d’une masse inhumaine qui s’élançait à son tour.
Solmeyer, à genoux, ajusta son tir. Le vampire fut fauché par une rafale au niveau des sabots ; il s'effondra entraînant la passerelle dans sa chute.
— « Go, traîne pas Stefan ! »
Rapidement la masse des poursuivants jaugea la distance de saut avant de prendre son élan. Plus loin, un toit avait été transformé en potager sous serre. Ils se jetèrent au travers ; la structure fragile céda et le verre brisé s’enfonça dans leurs gants et leurs genouillères quand ils glissèrent sur le plancher poussiéreux. Solmeyer se redressa d’un bond, sa respiration rauque battant contre son casque ; il effectua un tir de suppression vers les ombres qui les suivaient.
Au bout du toit, une poutrelle rouillée avait été placée là, tendue au-dessus du vide. Kirmann passa le premier, jurant, bras en moulinets. Solmeyer le suivit, mais son pied glissa sur la fin. Il chuta ; ses doigts se rattrapèrent au rebord de justesse.
— « Jonas ! » hurla-t-il.
Kirmann le saisit par le harnais et le tira d’un coup sec. Ils se remirent à courir. Leurs bottes écrasaient tuiles et gravats, chaque pas un choc sec dans leur poitrine déjà au bord de l’explosion. Le souffle des vampires montait avec eux, bestial, implacable, trop proche.
Un dernier escalier de service, tordu, grinçant sous leur poids. Ils l’escaladèrent deux à deux, sans regarder en bas. Solmeyer avait la gorge en feu, chaque inspiration cisaillait ses poumons.
Devant, le ciel se dégageait. Ils débouchèrent enfin sur un toit large, presque intact. Un carré de bitume, balayé par le vent. Ils s’arrêtèrent net. Au centre, une silhouette se tenait droite, immobile, à contre-jour. Un tablier de cuir sombre battait sous la brise, une hache noire brillait dans sa main. À sa ceinture on devinait un chapelet de têtes, des trophées en apparence. Son visage était couvert par une cagoule de cuir découvrant un seul œil. L’œil les scruta en silence.
Derrière eux, les vampires hurlaient, escaladant encore.
— « Enfoiré ! Où sont elles ! » Kirmann avait reconnu celui qui avait enlevé Kowalik et Langlois sur la vidéo de surveillance.
Il le braqua mais avant même que son fusil fût en joue, Nicolescu était déjà sur lui et lui asséna un coup de coude au plexus. La puissance du choc traversa la protection en kevlar et projeta le caporal sur une bouche d'aération en zinc. Sans attendre, il bondit vers la cage d’escalier. Les premiers vampires jaillirent dans un vacarme de griffes et de cris. Mais leur hurlement fut aussitôt couvert par un autre son : le sifflement clair de l’acier fendant l’air, suivi du bruit mat de la chair tranchée. Solmeyer resta figé une seconde et observa. Nicolescu se mouvait comme s’il était seul contre eux tous, comme s'ils n'étaient rien de plus que de la vermine, comme si une puissance supérieure était à l’œuvre et s'exprimait au travers de son vecteur implacable.
Solmeyer en profita pour porter assistance à Kirmann et l’aider à se relever.
— « Allez, on se tire, tu peux marcher ? » souffla-t-il à son camarade gémissant.
— « Et où comptez-vous aller ? » trancha nette une voix grave aux accents slaves.
Alors ils firent face. Le bourreau avançait vers eux, une flamme nimbait son œil devenu éclat d’or, et sa hache pulsait d’une énergie sourde. À sa ceinture, les crânes alignés grésillaient comme des parasites, et leurs voix s’élevèrent, multiples, malsaines :
— « Tu vas les tuer aussi, mon amour ? »
— « Oh oui papa… prends leurs âmes… »
Kirmann recula d’un pas, suffoquant, la main serrée sur sa poitrine. Nicolescu, lui, continuait d’avancer, implacable.
Alors Solmeyer cria :
— « Ne les écoutez pas ! Je vous jure… nous voulons la même chose ! »
Le temps sembla se suspendre. Même les hurlements des vampires, au loin, s’éteignirent une fraction de seconde, comme happés par cette déclaration. Kirmann tourna vers lui un visage stupéfait :
— « De quoi tu parles, Stefan ? »
Nicolescu s’immobilisa. Son œil unique, incandescent, fixait désormais Solmeyer. Un silence lourd s’abattit, seulement troublé par le claquement du vent sur le tablier noir. Puis sa voix tomba, rocailleuse, presque calme :
— « … Suivez-moi. Je vous conduis à vos amies. »

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