Chapitre XXVII
“Your memory and life
I watch it all go up in flames
Left to die again
Fear is mine
Morning comes as light
Burning out my eyes
This is the place we’re suffering
As we come in from the night
Alive”
— The Nefilim, Xodus
Talia ouvrit les yeux. Ou crut les ouvrir.
Tout était flou, ses paupières givrées comme des vitres embuées. Une lumière crue lui vrillait les rétines, un vent humide et glacé collait à sa peau nue.
Elle gisait nue au milieu de nulle part sur un lit de cendres.
Elle voulut se redresser et chaque mouvement lui arracha une douleur sourde, mais ses jambes la portèrent.
Elle avança. Ses pieds martelaient un sol instable, fuyant sous ses pas. Elle avançait par instinct, haletante, sans direction et sans but.
Mais le sol céda.
Ce n’était pas de la pierre. Pas de la terre. Mais une chair molle, grouillante. Des milliers de corps entassés, visages tordus, yeux blanchâtres, bouches ouvertes dans un hurlement silencieux. Parmi eux le parrain de sa promotion, sacrifié pour son eucharistie. Les autres, elle le sentait, victimes anonymes de ses offrandes.
Fuir !
Alors elle courut et chaque pas s’enfonçait dans cette pâte grise, dans cette marée de damnés.
Les doigts surgirent les premiers.
Glaciaux, crispés, ils s’accrochèrent à ses chevilles. Puis vinrent les ongles, qui crevèrent sa peau, et les mains, qui l’agrippèrent comme des crochets de boucher.
Elle tomba et rampa, son visage contre les leurs, leur haleine soufflant l’odeur de la chair fraîchement entaillée horriblement appétissante.
Elle approcha sa bouche fébrilement, mordant délicatement les lèvres suppliciées… enivrée par le goût du sang, le goût de la chair.
Un vertige obscène l’envahit, et son corps se cambra d’un frisson qui n’était pas que de douleur.
Alors, les langues surgirent.
D'abord elle fouillerent sa bouche puis certaines s’enroulèrent autour de ses chevilles, d’autres encore glissèrent sur ses cuisses, effleurèrent son ventre, palpèrent ses seins. Elles n’étaient plus vraiment des langues, mais des tuyaux charnels, des asticots translucides, grouillant d’une luisance visqueuse. Certaines suçaient son sang, d’autres injectaient un fluide brûlant dans ses muscles.
Talia haleta.
Chaque contact était double : caresse et morsure, pénétration et arrachement. Talia sentait ses nerfs se tendre comme des câbles, ses veines gonfler sous une pression étrangère. Elle n’était plus un corps séparé : la masse voulait l’absorber, l’emplir, la transformer en matrice vivante.
Alors vinrent les dents.
Elles plongèrent dans ses mollets, ses flancs, ses bras. Elles arrachèrent des lambeaux, transpercèrent ses muscles, vibrèrent jusque dans ses os. La douleur était insoutenable, mais Talia percevait aussi autre chose — une ivresse obscène, un vertige de fusion.
Et soudain, ce n’était plus seulement son corps.
C’était son âme.
Elle sentit l’arrachement dans ses entrailles, mais aussi dans sa mémoire, dans son être profond. Comme si chaque morsure aspirait non pas du sang, mais des fragments de son histoire, des éclats de sa pensée, de sa voix.
Au-delà des damnés, au-delà des langues et des dents, quelque chose s’ouvrit : un abysse écœurant, noir et froid, une gueule immense où s’effaçaient les âmes. Ce n’était pas la mort. C’était l’oubli. L’annulation. L’effacement total de la création.
Elle vit les silhouettes innombrables aspirées dans ce vide, leurs cris étouffés aussitôt, leur lumière réduite en poussière. Chaque être cessait d’être, comme si jamais il n’avait existé, oblitéré à jamais dans le néant.
Elle s’arracha du cauchemar dans un sursaut.
Ses draps trempés collaient à sa peau glacée, ses poumons brûlaient à chaque inspiration. Le goût métallique emplissait toujours sa bouche. Ses viscères se tordirent.
D’un bond maladroit, elle se leva, mais ses jambes cédèrent aussitôt. Elle heurta la table de nuit, fit tomber la lampe, dont l’ampoule éclata dans un crépitement sec.
Elle avança en titubant, heurtant les murs comme une bête paniquée, renversant une chaise dans sa course désordonnée. Chaque pas la déséquilibrait, ses mains tremblaient, son ventre se contractait.
Un gémissement lui échappa lorsqu’elle atteignit enfin la cuisine. Ses doigts s’agrippèrent à l’évier, ses bras plièrent sous son propre poids. Elle se pencha, secouée de spasmes, et vomit.
Un flot acide, âcre, jaillit de sa gorge. Mais dans sa nausée, elle eut la sensation d’expulser autre chose que du liquide : des filaments visqueux, des morceaux informes, comme si la masse charnelle du cauchemar avait traversé le seuil du réel.
Elle resta accrochée au rebord, les bras secoués de spasmes. La bile lui brûlait encore la gorge.
Puis elle se laissa glisser et s’effondra sur le carrelage glacé.
Assise contre l’évier, elle haletait, incapable de reprendre un rythme. Ses doigts glissèrent sur son ventre, ses cuisses, ses bras.
Dans l écho blafard des lumières de la ville qui s'insinuait dans la pièce, les marques étaient là.
Empreintes violacées, rondes, nettes, comme si des dents s’étaient réellement plantées dans sa chair.
Un sanglot jaillit, étranglé.
Elle pressa ses plaies, sentit leur chaleur, la douleur encore vive. Et ce goût, toujours. Métallique. Rance. La chair humaine, malgré la bile.
Les larmes coulèrent. Elle se balança d’avant en arrière, étreinte par une panique sourde. Son souffle lui paraissait étranger, comme si quelqu’un d’autre respirait à travers elle.
Quand elle cligna des yeux, les marques avaient disparu.
Sa peau était lisse. Intacte. Trop lisse. Comme si rien n’avait jamais existé.
Un silence épais s’abattit dans la cuisine. Pire que les cris des damnés.
Elle le savait : c’était ainsi que cela commençait, pour tous les membres du Temple. Le doute, puis la folie.
Alors, une clarté bleutée palpita accompagnée d'un gresillement neutre.
Talia releva la tête, les yeux encore noyés de larmes.
La porte du frigo était entrouverte. Une lumière pulsait à l’intérieur, douce, régulière, comme le battement d’un cœur.
Elle s’approcha, titubante. Ses doigts agrippèrent la poignée, l’ouvrirent d’un geste mécanique. Sans réfléchir, elle saisit une bouteille d’eau. Elle but à grandes gorgées.
Chaque jet glacé lui brûlait la gorge autant qu’il l’apaisait. Comme si l’eau effaçait le goût rance de chair humaine qui la hantait depuis l’Eucharistie. Comme si elle se lavait de l’intérieur. Une libation solitaire, presque un sacrement.
Quand elle referma la bouteille, son souffle se calma légèrement. C’est alors qu’elle le vit.
Un dossier.
Posé sur le frigo. Banal, poussiéreux. Mais impossible.
Un dossier manuscrit. Relique d’un autre âge.
Talia tendit la main. La couverture était vierge, lisse.
Puis la lumière bleutée pulsa à nouveau.
Des flammes silencieuses coururent sur le papier, traçant des lettres à vif. Pas de chaleur. Pas d’odeur. Seulement une écriture de feu qui s’inscrivait d’elle-même.
N O V A.
Elle retint son souffle, le cœur cognant contre ses côtes. Quand la flamme s’éteignit, le mot demeura, net, noir, comme s’il avait toujours été là. Elle effleura le papier : il était froid. Glacial.
Alors la voix retentit, douce, ironique.
Pas une pensée. Pas une hallucination.
Une injonction amusée, simple, nue :
« Retire tes sandales, car l’endroit où tu te tiens est sacré. »
La lumière palpita une dernière fois, puis le frigo s’éteignit.

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