Chapitre XXVIII

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Strasbourg – EuroStrat, district de Kehl
02 Octobre 2075

Le hangar n’avait rien d’un QG officiel : câbles mal fixés, préfabriqués vissés à la hâte, caisses d’armement encore ouvertes. Ils étaient là depuis trois jours tout au plus.
Les hommes en uniforme vert circulaient en silence. Sur le col, un drapeau belge brodé en filigrane. À la poitrine, un écu doré frappé d’un œil rayonnant. Et sur l’épaule gauche, ce petit drone dormant, fixé comme une excroissance.

La 6ᵉ escouade, ou ce qu’il en restait, avait été installée dans une aile secondaire, derrière une cloison vitrée aux stores fermés. On leur avait servi des rations dans des barquettes scellées, posées sur une table métallique. L’endroit ressemblait à une salle de briefing impersonnelle… mais leur isolement avait tout d’une mise en quarantaine.

Kirmann relâcha le store qu’il tenait écarté.
— Et ça, c’était pas dans le briefing de la Générale.

Gondo affûtait sa machette, le regard perdu dans son reflet.
— Tu paries combien que c’est plutôt une opé noire ? Une section fantôme ? Ce quartier pue la mort… maintenant qu’on a retrouvé Lucie et Vera, on s’arrache et on laisse le district et ses monstres à qui voudra bien s’en charger… que ce soit la Générale ou eux.

Solmeyer haussa les épaules, bravache.
— Franchement, moi je les trouve stylés. On a retrouvé les filles, mais on a perdu le contact avec les autres. On va avoir besoin d’eux pour les retrouver… Noah, Jonas ? Pas vrai ?

— T’es con, lâcha Kirmann. Ces types-là, tu sais jamais de quel côté ils tirent.

Le silence retomba, lourd. L’œil doré peint sur la cloison semblait les observer.

Alors Salomon parla.
— Je connais ce sigle.

Trois paires d’yeux se braquèrent sur lui.
Il écrasa sa cigarette, la voix grave.

— DATA Vigilis. Archivage et catalogage des objets liés aux cultes. Leur credo, c’est étudier pour mieux lutter.

Un blanc, puis Kirmann éclata d’un rire sec.
— Une ONG ? Sérieusement ? Ces types avec leurs drones sur l’épaule ? Tu vas me dire quoi après, que ce sont des scouts catholiques en colonie de vacances ?

Gondo renchérit, hilare. L’intervention de leur caporal l’arracha à ses démons.
— Des bibliothécaires belges avec des fusils d’assaut ! J’imagine déjà le slogan : “Silence ou on tire !”

Même Solmeyer ricana, mais Salomon ne broncha pas. Son regard restait fixé sur l’écu.

— J’ai livré pour eux, en soixante ou soixante-et-un. Une cargaison de crucifix, d’icônes, de calices confisqués. On devait les déposer à leur siège, au sud de Bastogne.

Il se passa la main sur le visage.
— Un vieux manoir en briques rouges, planté dans la forêt ardennaise. Tout autour… plus un bruit, plus un souffle. Bruxelles était déjà vitrifiée depuis des années. Là-bas, c’était comme si le monde avait cessé de respirer. Froid comme un cimetière.

Il releva enfin la tête.
— Riez si vous voulez. Mais je sais ce que je dis. Ces types n’ont jamais été de simples archivistes.

Un silence. Puis Solmeyer lâcha, incrédule :
— Sérieux ?

Kirmann haussa les épaules.
— Alors quoi ? On fait comme si de rien n’était ? On a quand même affronté… je sais même pas quoi.

— Des extraterrestres ? tenta Gondo, amer.

Kirmann secoua la tête.
— Non. Pire. On dirait des créatures de l’Enfer.

Salomon grogna.
— L’Enfer, ça se tue pas avec des balles.

Alors Solmeyer esquissa un sourire bravache, son fusil posé contre son genou.
— Tu sais ce qu’on dit… si ça peut saigner, on peut le tuer.

Un rire bref secoua la table, nerveux, pas vraiment joyeux. Le genre de rire qu’on arrache à la mort pour rester debout.

Le rire s’éteignit vite. Chacun reprit son souffle, les yeux fuyant vers la cloison vitrée.

Solmeyer rompit le silence.
— Vous rigolez, mais quand même… vous avez vu ce type qui nous a ramenés ?

— Le gonze torse nu avec la cagoule de cuir ? tenta Gondo.

— Ouais, vous allez pas me dire qu’il n’est pas louche. Vous auriez dû le voir sur les toits ! Putain, dites-leur, Caporal !

Kirmann hocha la tête.
— Je sais pas trop ce qu’on a vu là-haut… le stress, le cocktail dans nos veines.

— Arrête, Jonas. Il faisait danser sa fucking hache, ses yeux brûlaient et j’ai entendu les têtes qu’il portait à la ceinture. Elles parlaient. Je vous jure qu’elles parlaient, elles lui demandaient de nous tuer.

Kirmann le dévisagea, stupéfait, puis secoua la tête avec un rictus.
— Putain, Stefan… T’étais encore chargé aux saloperies de Carvo. Tu crois vraiment que ça cause, des crânes ?

— Je les ai entendues, insista Solmeyer. Elles murmuraient… elles l’appelaient.

Kirmann claqua du plat de la main sur la table.
— C’est un putain de psychopathe de Classe IV, voilà ce que c’est. Un taré qui se balade dans Kehl avec ses trophées. Et toi, t’as pris ses hallucinations pour argent comptant parce que ton sang baignait encore dans leurs cocktails chimiques.

Le silence se fit plus lourd. Solmeyer ne comprenait pas les réticences de Kirmann à corroborer ses dires.
Gondo détourna les yeux, mal à l’aise. Salomon fixait toujours l’écu doré, sans intervenir.

Solmeyer murmura, se refermant, presque pour lui-même :
— Peut-être que vous voulez pas comprendre. Mais moi, je sais ce que j’ai entendu.

Un raclement sec sur la cloison, puis la porte s’ouvrit sans frapper.

Langlois déboula, casque sous le bras, treillis encore couvert de poussière.
— Allez les gars, finit la branlette. Le capitaine vous attend. Suivez-moi.

Son ton claqua comme une gifle. Les regards se croisèrent autour de la table, entre gêne et soulagement. Même Gondo rangea sa machette sans un mot.

Langlois lança un dernier coup d’œil, tranchant :
— Kowalik est à l’infirmerie, elle se remet. Alors bougez vos culs. On n’a pas la nuit.

Elle fit volte-face et repartit dans le couloir.

Ils traversèrent un passage étroit, bordé de câbles pendants. Au bout, une porte blindée s’ouvrit sur une salle étonnamment sobre : une grande table, quelques chaises, un écran éteint, et surtout un frigo portatif bourdonnant dans un coin.

Un homme les attendait, debout, mains jointes derrière le dos. Uniforme impeccable, col marqué du drapeau belge, écu doré sur la poitrine. Son visage portait les traits d’un homme mûr, rasé de près, yeux clairs, accent flamand à peine voilé.

Il esquissa un sourire en ouvrant le frigo.
— Messieurs. D’abord, bienvenue. Je suis le Capitaine Joris De Wilde de l'APC DATA Vigilis.
Et ici, nous savons recevoir, surtout au regard des épreuves que vous avez endurées.

Il sortit une série de bouteilles trapues, étiquettes brunies par le temps. Orval. Chimay. Rochefort. Des noms presque mythiques.

— Une trappiste d’époque. Conservée comme il faut. Je vous rassure : garantie sans radiation, dit-il avec une pointe d’humour. Elle a un peu perdu de ses bulles, mais le goût est resté authentique.

Il déboucha une bouteille d’Orval et la fit glisser vers Salomon, qui resta figé un instant, incrédule.

Le capitaine ajouta, toujours avec ce sourire calme :
— Après tout, soigner les réceptions, ça reste dans nos protocoles.

Il fit une pause, ses yeux clairs balayant la table.
— Et vous êtes… officiellement en opération dans Kehl ?

Un silence tomba. Les regards de la 6ᵉ s’évitèrent. Solmeyer entrouvrit la bouche, mais Kirmann coupa net, son ton ferme :

— 6ᵉ escouade de maintien de l’ordre NeofficiN, en mission de récupération. Aux ordres de la Générale, tout comme vous, mon capitaine !

De Wilde inclina légèrement la tête, sans insister. Un sourire discret, presque courtois, passa sur ses lèvres.
— Très bien. Alors nous parlons entre confrères.

Il finit de servir tout le monde et remplit un verre estampillé, une relique du passé, qu’il leva.
— À la discipline, et à la mémoire.

Salomon porta le goulot à ses lèvres, hésitant, le souffle court. Le goût rond et amer de l’Orval lui revint comme une gifle de nostalgie. Il déglutit, incapable de cacher l’émotion qui lui crispait la mâchoire, avant de se laisser tomber sur une chaise pliable.

Autour de la table, les regards convergèrent vers lui. Pas un mot, pas une objection : seulement ce silence lourd qui, pour une fois, acquiesçait. Oui, les trappistes existaient vraiment. Oui, Salomon disait vrai depuis le début.

Gondo finit par briser la tension d’une voix basse :
— Alors… c’est mieux qu’une IPA de synthèse ?

Un rictus, presque un sourire, passa fugitivement sur le visage de Salomon.

Mais Solmeyer, emporté par l’instant, lâcha sans réfléchir :
— En tout cas, on a bien fait de venir. Même si c’était contre les ordres…

Le silence tomba aussitôt. Gondo leva brusquement les yeux, prêt à l’étrangler du regard. Kirmann crispa la mâchoire, ses doigts blanchissant sur son verre.

Langlois resta muette une seconde de trop. Ses traits durs se fissurèrent, son regard vacilla. Elle comprit. Ils avaient pris ce risque insensé pour elle. Pour elle et Kowalik. Son souffle se brisa légèrement quand elle reprit la parole :

— … Ils sont juste venus nous chercher.

Sa voix tremblait à peine, mais c’était suffisant. Son masque venait de tomber.

De Wilde observa la scène sans intervenir. Puis, lentement, il reposa son verre. Son sourire poli s’effaça, remplacé par une gravité simple.

— Alors nous sommes tous clandestins, dit-il enfin.

Il se pencha légèrement en avant, son accent flamand plus marqué.
— Puisque nous savons désormais à qui nous parlons… faisons fi du protocole. Ce district n’est plus sous contrôle. Pas du vôtre, pas du mien. Il n’appartient qu’aux ombres. Et comme vous l’avez expérimenté—

Un hurlement viscéral fendit l’air, venu du hangar. Brut, terriblement humain, il traversa les cloisons et leur coupa le souffle. Les bouteilles se figèrent à mi-course, les verres tremblèrent dans les mains.

Tous les yeux se braquèrent vers la porte, les bières reléguées au second plan.

De Wilde ne bougea pas. Son regard resta fixé sur eux, comme s’il jaugeait leur réaction. Puis, dans un murmure plus sombre encore, il acheva sa phrase :

— … elles ne nous feront pas de cadeaux.

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