Chapitre XXIX
Strasbourg – EuroStrat, district de Kehl
01 Octobre 2075
L’hôpital de campagne avait été dressé sur les quais logistiques de la dalle industrielle réquisitionnée par Data Vigilis.
Sous la charpente de métal, une vingtaine de lits sous bulle stérile s’alignaient en rangs réguliers, reliés à des respirateurs portatifs et à des perfusions improvisées.
Nicolescu s’était tenu à l’écart, dans l’ombre, et avait veillé toute la nuit, protecteur et guetteur. Les va-et-vient des pénitents de Lazare dans les salles froides, trop proches, représentaient un danger potentiel pour ses protégées. Ces silhouettes encapuchonnées, chargées de chaînes noires, obéissaient à des vœux terribles, mais il n’était pas rare que les plus jeunes succombent à leurs pulsions. Si d’aventure Kowalik ou Langlois, vulnérables dans leur sommeil, étaient devenues une tentation trop grande, il aurait été présent pour leur rappeler leurs serments et, si besoin, leur arracher à coups de hache toute pensée impie.
Mais le jour perçait désormais les travées du hangar et Vera et Lucie, seules patientes, attendaient, assises sur des chaises pliantes, les bras marqués d’ecchymoses et de pansements. Un médecin de Data Vigilis, blouse tachée d’iode, préparait les seringues et les électrodes. À ses côtés, une archiviste en robe sombre disposait lentement ses instruments : pendule de fer, encensoir froid, tablettes couvertes de glyphes.
Leurs visages étaient tirés, creusés de fatigue. Kowalik serrait nerveusement ses doigts, ses yeux fuyant ceux de l’archiviste. Langlois, plus droite, feignait une assurance qu’elle n’éprouvait pas.
Nicolescu, dans l’ombre, ne les quittait pas de son œil unique. Il ne voyait pas deux recrues en convalescence, mais l’écho lointain de ses filles : la chair marquée, les regards rougis, les murmures brisés. Les têtes à sa ceinture vibrèrent doucement, et les voix revinrent.
« Regarde-les, Tată… » soupira la cadette. « Elles tremblent comme moi, la première fois… »
« Non, elles mentent, » grinça l’aînée. « Elles tomberont comme nous. »
Et sa femme, voix basse, presque intacte : « Laisse-les vivre, Piotr. Tu n’as pas sauvé les nôtres. Sauve au moins celles-ci. »
Il serra la mâchoire.
— Elles ne sont pas vous, murmura-t-il. Pas encore.
Un grincement de bottes sur le béton interrompit son aparté. De Wilde se présenta, chemise roulée sur les avant-bras, carnet en main. Il fixa Nicolescu, l’œil dur.
— Ainsi, ce qui se dit est vrai ?
L’œil unique de Nicolescu brilla comme un charbon. Il ne démentit pas.
Le médecin appela :
— Kowalik.
Nicolescu rompit son mutisme. Sa voix rauque fit vibrer les tôles du plafond.
— Je ne vois pas d’ombre dans leur aura.
De Wilde se tourna, intrigué.
— Alors pourquoi nous les avoir amenées ici, Piotr ? Pourquoi rester planté comme un chien de garde ? Tu aurais pu livrer leurs âmes au cycle. Laisser le sort décider.
Vera s’avança, bras tendu. L’aiguille perça sa peau, le pendule d’acier oscilla au-dessus de son front ; rien ne se produisit.
— Pas plus que dans la vôtre, capitaine, murmura Nicolescu en relevant la tête ; son œil inquisiteur glissa sur De Wilde.
Un frisson parcourut l’échine du capitaine.
« Lui… papa… tu vas le punir ? »
Puis ce fut Lucie Langlois. Même protocole. Même silence. Les deux furent déclarées saines.
— Tsaphkiel m’a fait juge et bourreau, dit-il, mais en aucun cas meurtrier.
Il marqua une pause, puis cita, comme une prière oubliée :
— Nombreux sont les vivants qui mériteraient la mort, et les morts qui mériteraient la vie, pouvez-vous la leur rendre, capitaine ?
De Wilde ne répondit pas : il laissa la rhétorique flotter, lourde et vraie, pendant dix secondes. Puis, sur un ton qui prit tout le hangar par surprise, il lâcha, mi-sérieux, mi-complice :
— 2001, Gandalf à Frodon dans la Communauté de l'Anneau. Je suis un grand fan du cinéma du début du siècle.
Un sourire bref, qui n’effaçait rien. Il leva la main vers l’équipe médicale :
— Major, pas de sédatifs pour ces dames. J’ai deux ou trois questions.
Puis, en se tournant vers le justicier moldave, il ajouta, lentement :
— Peut-être que ces soldats ont encore un rôle important à jouer avant la fin de l’histoire ?
Strasbourg – EuroStrat, district de Kehl
01 au 02 Octobre 2075
La nuit était tombée depuis plusieurs heures sur l’hôpital de fortune où seuls demeuraient les bruits de bottes des agents de garde.
Le reste de l'unité était déployé dans Kehl. Tous sauf Vera Kowalik, toujours sous perfusion de NEUROPLEX.
Elle fixait le plafond translucide de sa bulle stérile. Son corps semblait flotter, mi-lourd, mi-vide. Elle repensait aux questions de De Wilde et aux réponses qu'il avait apportées et que son cerveau refusait toujours.
Des vampires étaient à l’œuvre à Kehl et ils étaient à la recherche de matrices pour se propager.
Elle revit Nicolescu, son œil unique posé sur elle, et la sensation d’être jugée comme une proie.
Elle revit Langlois, droite, décidée, volontaire.
L’une choisie pour agir.
L’autre — elle — laissée pour survivre.
Vera toucha machinalement son ventre.
Un sanglot lui échappa, étouffé dans sa gorge.
La honte la traversa, mêlée à une peur sourde.
Et son esprit, malgré elle, revint à la même image : Lucie Langlois franchissant la travée quelques heures plus tôt, la tête haute, repartant vers l’enfer.
Elle, la volontaire, avait refusé d'attendre ici.
Elle, la forte, lui avait promis de les sortir vivantes de cet enfer.
Et Vera, trop faible, trop tremblante, restée ici grâce à l’ombre protectrice de Data Vigilis.
Si elle avait été retrouvée par les siens, elle aurait déjà été déclassée en Classe III et livrée aux marges pour son refus de regagner les rangs. Ici, on lui laissait le droit de se cacher.
Un droit qui goûtait comme une honte.
Elle ferma les yeux. Les souvenirs de Kehl remontèrent : les hurlements, le sang, la fuite. Elle les chassa d’un souffle court.
Alors, dans la travée, un bruit se fit entendre. Le crissement d’un chariot.
Elle tourna la tête. À travers le plastique translucide, une silhouette encapuchonnée poussait une civière vers les salles froides. Ses pas résonnaient sourdement, doublés du cliquetis de lourdes chaînes qui traînaient sur le béton.
Sous le drap tiré trop court, elle reconnut l’uniforme vert de NeofficiN.
Et, posé à côté comme une offrande, une tête.
La mâchoire disloquée. Le teint cireux. Les yeux restés ouverts, figés dans une surprise incrédule — l’éclair exact d’une vie happée.
C’était Albertini. Son ami.
Vera se redressa dans un sursaut, haletante. Mais déjà la travée était vide.
Aucune trace du chariot. Aucune chaîne. Aucune tête.
Une hallucination ?
Sans doute le Neuroplex. Rien d’autre, se rassura-t-elle.
Rien d’autre…
Elle s’enfonça dans le matelas, les paupières lourdes.
Le sommeil la saisit d’un coup, comme une eau glacée.
Elle ouvrit les yeux sur un autre monde.
La travée était la même, mais déserte. Le métal des poutrelles brillait d’une lueur lunaire. L’air sentait la cendre froide.
Et dans le silence, un battement d’ailes résonna. Lent. Solennel.
Une ombre se déploya, immense. Une aile noire, orpheline, majestueuse, emplissait malgré tout l’espace.
La silhouette s’approcha, mi-homme, mi-bête, cuir calciné et muscles noueux. Un visage envoûtant constellé d’une myriade d’yeux noirs se pencha vers elle.
La voix ne vint pas de sa bouche, mais de ses os.
« Tu t’es cachée derrière eux. Ta sœur d’armes combat. Toi, tu restes. Faible. Inutile. Mais je peux t’offrir plus. Je peux t’offrir la force. »
Vera voulut crier, mais son corps resta figé.
Seule sa gorge vibra d’un souffle étranglé.
— Qui… qui es-tu ?
Le silence pesa comme un gouffre.
Puis ce ne fut pas une voix, mais un souffle suave qui s'approcha de son cou, de son oreille. D'abord envoûtant et chaud puis une morsure de feu dans son esprit.
Un rugissement brut, primal, éclata dans sa tête.
Non un mot, mais un nom. Son nom.
Le sol vibra. Son sternum s’embrasa d’un trait invisible.
Quelque chose s’était penché en elle, glissant entre ses côtes, jusqu’à effleurer son cœur.
Ses veines hurlèrent, gonflées d’un sang étranger qui n’était pas le sien.
Une griffe de ténèbres caressa son sternum, brûlante et glacée à la fois, traçant un sillon qui pulsa jusqu’à son ventre.
Elle eut la sensation qu’on ouvrait sa poitrine sans l’entailler, que l’ombre goûtait déjà le sel de sa peur.
« Donne-moi ton effroi, et je le boirai.
En retour, je t’offrirai la puissance de l’ombre. »
Un souffle bestial lécha son oreille. Ses jambes tremblèrent.
Ses lèvres s’entrouvrirent malgré elle, comme si un baiser invisible s’y imprimait.
Au moment où l’ombre s’avançait plus près encore, une porte claqua dans le monde réel.
Vera se réveilla en sursaut, haletante, couverte de sueur.
Elle se tenait debout, nue, au milieu du dépôt, les perfusions arrachées.
Sur sa peau, une trace rougeâtre marquait son sternum, en forme de griffe.
Son cœur battait si fort qu’elle crut le sentir cogner contre la cicatrice invisible laissée par l’Alpha.
Devant elle, Piotr Nicolescu l’observait dans l’ombre, son œil unique incandescent.
— Qui est-il ? chuchota-t-il.
Elle savait qu’elle n’avait pas rêvé.
Elle connaissait son nom.
— Son nom est VOLAK.
La parole résonna dans l’entrepôt vide comme un coup de marteau.
Puis les jambes de Vera cédèrent...
Strasbourg – EuroStrat, district de Kehl
02 Octobre 2075
Un crissement strident la tira de sa torpeur.
Le rideau métallique du quai s’ouvrit dans un grincement, et un souffle d’air froid s’engouffra, générant instantanément une pellicule de buée sur la paroi de sa bulle.
Vera voulut se redresser, mais ses poignets la retenaient.
Des sangles, fixées discrètement pendant son sommeil, la clouaient au matelas.
On l’avait entravée, pour sa sécurité, disait sans doute la logique clinique de Data Vigilis.
Pour l’empêcher de se lever nue et délirante au milieu du hangar.
Elle tira une fois, deux fois, ses doigts tremblant contre le cuir froid, en vain.
Ses propres bras semblaient étrangers, comme si son corps n’était plus à elle.
À travers la buée, deux silhouettes surgirent.
Des brancardiers, le visage fermé, poussaient une civière tachée de sang.
Un bras mutilé pendait sur le côté, laissant une traînée sombre sur le métal.
Vera se figea : elle reconnut l'uniforme de son unité.
Le premier brancardier aboya les constantes, voix martiale, rythmée par les pas :
— Homme ! Un mètre soixante-dix, soixante-quinze kilos.
— Hémorragie massive, membre supérieur gauche sectionné ! Garrot posé, mais saignement persistant.
— Voies aériennes partiellement obstruées, respiration stertoreuse.
— Fréquence respiratoire douze, saturation quatre-vingt-deux pour cent.
— Pouls filant à quarante, tension soixante sur trente, extrémités cyanosées.
— Hypothermie probable, état de choc avancé !
Ils franchirent la travée au pas de course, la civière bringuebalant sur ses roues.
Le second brancardier lança d’une voix rauque, comme pour redonner un nom à ce corps broyé :
— Bande Patro : Steiner ! APC : NeofficiN !
Le medic Major de garde accourut, se pencha sur le corps exsangue, ses mains déjà gantées d’iode.
Un seul regard suffit.
Il serra la mâchoire, puis aboya :
— Préparez un champ ! Il va falloir amputer. Proprement, et tout de suite !
Un des brancardiers lança aussitôt, la voix tendue :
— Anesthésie impossible, Major !
Vera, entravée dans sa bulle, sentit ses poignets se crisper contre le cuir des sangles.
Le vrombissement de la scie éclata, strident, aussitôt suivi d’un hurlement qui n’avait rien d’humain. La voix de Steiner, déchirée, se répercuta contre les tôles du hangar, s’infiltra dans la bulle comme une lame invisible.
Elle tira sur ses liens, en vain. Le plastique translucide devint un écran cruel : elle voyait les silhouettes s’agiter, entendait la chair se fendre, mais ne pouvait rien.
Sa prison de verre ressemblait à un cercueil transparent.
Alors les larmes jaillirent, ses sanglots étouffés se mêlèrent au vacarme des machines et aux cris de son camarade.
Clouée sur son lit, impuissante, Vera ne fut plus qu’un souffle brisé, enfermé dans une cage qu’elle ne pouvait ni quitter, ni oublier.

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