Chapitre XXX

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Strasbourg – EuroStrat, district du Parlement
Mars 2074

La ceinture orbitale vibrait comme une artère en tension. Le chantier de Novayang se déployait en dessous, monstre métallique en gestation autour du noyau de l’ISS : armatures hérissées, modules nus, câbles tendus comme des veines, tourelles automatiques braquées sur le vide.

Henri Drac de St Genest n’avait que vingt-quatre ans, mais ses résultats obtenus à Salon-de-Provence et ses premiers faits d’armes l’avaient conduit à rejoindre l’élite de l’escadre orbitale. Plus tôt, alors qu’il gravitait en patrouille dans un autre segment de l’orbite, il avait reçu l’ordre de porter assistance à une navette de cadets de l’armée japonaise.

Sa combinaison grinçait dans le silence spatial, chaque micro-propulsion le poussant d’un soubresaut sec.

Devant lui, les débris de l’engin nippon formaient une traînée étincelante. Une fleur blanche figée dans le néant, aussitôt dispersée par l’inertie.

Un corps flottait dans ce chaos, se débattant, luttant dans une rotation lente contre la force invincible qui l’éloignait inexorablement de la Terre, vers l’infini.

C’était Oshiro Otomo, dix-sept ans, à peine sorti des écoles orbitales de son pays. Son visage déformé par la visière, yeux exorbités, bouche ouverte en un cri que le vide avait étouffé. Autour de lui, le reste de sa promotion, inerte, hachée ou broyée par l’impact des canons magnétiques et l’implosion de la navette.

Le jeune homme avait eu de la chance et Henri interpréta sa propre présence comme un signe du destin. Le sortir de ce mauvais pas devenait une fatalité cosmique dans la rhétorique obscure de l’univers.

— Contrôle VIRGO, ici le Capitaine Drac de St Genest. Contrôle visuel OK, navette japonaise anéantie, un survivant. Je tente une sortie extravéhiculaire…

Les lumières bleues couraient sur les façades des immeubles et sur les visages d’inconnus masqués qui s’affairaient autour de lui. Autant d’images qui cognaient dans sa tête et lui brûlaient la rétine. Il n’avait pas la force de soutenir cette réalité, il n’en avait plus la force, plus maintenant… alors il ferma les yeux.

Henri Drac flottait. Il ajusta sa trajectoire, ses propulseurs couinant dans le silence absolu. Chaque mouvement le rapprochait de la silhouette fragile qui dérivait vers l’obscurité, happée par la lente spirale orbitale.

Il allongea le bras, crocheta le harnais, verrouilla d’un geste sûr. Le corps d’Oshiro se cabra au moment de l’impact.

Emporté dans le même mouvement, un éclat de blindage vint heurter son bras gauche. L’articulation céda dans un craquement étouffé, aussitôt suivi d’une gerbe de globules écarlates figés par le froid. Le membre se détacha, emporté dans la rotation.

Oshiro hurlait, mais aucun son ne passait. Seuls des gémissements déformés par le micro grésillèrent dans l’oreille d’Henri. Des mots japonais, entre prières et ordres militaires, que son traducteur embarqué ne parvint pas à reconstituer.

— Je ne te laisserai pas tomber !

Sa voix se mêla à celle d’Oshiro. Il était là, proche…

— Injection… préparez injection…

La voix métallique fendit la vision comme une lame. Ordres médicaux, échos démultipliés. Une odeur d’ozone et de caoutchouc brûlé lui traversa la gorge.

Il ferma les yeux. Quand il les rouvrit, la Terre roulait sous lui comme une bille d’azur. C’est alors qu’il l’entendit.

Ce n’était pas Oshiro, pas les médecins… peut-être même pas une voix.

Elle vibrait dans ses os plus que dans ses tympans. Une résonance sourde, comme si l’univers même s’adressait à lui.

Elle ne parlait pas en mots, mais en images : un liquide sombre, plus lourd que l’huile, coulant dans des veines translucides. Des flottes entières muant en un seul organisme, reliées par un pilote central. Et le secret du mouvement : ce fluide, injecté, brûlé, avalé par les étoiles.

C’était sa vision, sa doctrine, c’est ce qu’il avait toujours cru.

Ses doigts tremblaient, même dans le gant pressurisé. Le corps d’Oshiro s’alourdissait dans ses bras, son souffle irrégulier emplissait le canal vocal, saccadé. Mais Henri n’entendait déjà plus vraiment ce bruit. Dans sa tête, les images persistaient, gravées comme au fer rouge :

Un pilote unique, centre d’une nuée de vaisseaux obéissants, liés par un fil invisible. Chaque manœuvre répercutée à l’unisson, chaque tir résonnant comme un seul organe.

Il vit des batailles qui n’avaient pas encore eu lieu, des escadres qui n’existaient pas encore, tournoyer dans une danse parfaite. Et toujours, au centre, le fluide sombre, carburant de la cohésion, essence injectée.

— Tension en chute, rechargez !

La voix médicale jaillit encore, stridente, comme un ordre impossible à ignorer. Des flashs bleus traversèrent sa rétine. Les façades revinrent, les visages masqués. Henri voulut parler, mais sa gorge se serra et le monde se brouilla de nouveau.

Il pleuvait. La voiture l’avait conduit de la base aérienne au cimetière.

Un homme en costume noir se tenait à ses côtés. Lui était si petit, il avait oublié depuis longtemps ce jour, cloisonné dans ses souvenirs.

Devant lui, une stèle et une inscription :
Édouard Drac de St Genest 1980-2018
Au-dessous : Sylvie Drac de St Genest 1982-2018
La nation reconnaissant les siens.

Autour de lui, des inconnus ou presque…

Au milieu, Naram Iskhal, vêtu de noir. Le décor s’effaça : ils étaient désormais dans son appartement militaire. Il tenait une fiole contenant un liquide huileux.

— Je peux vous apporter toutes les réponses dont vous avez besoin.

Henri ne bougea pas. La fiole oscillait entre les doigts d’Iskhal, lourde d’un noir translucide qui semblait absorber la lumière de la pièce.

— Vous avez eu l’intuition, mon ami, dit-il doucement, chaque mot tombant comme une note grave. Laissez-moi vous apporter la matière et la place qui vous revient.

Henri baissa les yeux. Les schémas griffonnés sur sa table flottaient autour de lui, des flottes entières réduites à des traits de crayon brisés. Au centre, toujours la même faille : substance inconnue.

Iskhal s’avança. Sa silhouette immuable se fondit avec d’autres images, d’autres temps. Dans une crypte, sous la Rome sainte éventrée, des torches s’agitaient. Des masques de verre, de porcelaine et de fer cernaient une dalle brisée. Un sarcophage s’ouvrait, révélant une créature desséchée, une aile repliée comme un fœtus mutilé.

Henri s’avança malgré lui, happé par cette présence.

Iskhal était là aussi, son ombre collée à son épaule.

— Un ange, murmura-t-il. À Berlin il doit aller, pour le bien de tous.

Le souffle des masques se fit plus fort, presque une injonction. Leurs yeux dissimulés brillaient de convoitise.

Henri serra les poings. Quelque chose en lui refusa. Il vit dans l’insistance d’Iskhal non pas la prudence d’un conseiller, mais la hâte d’un prêtre pressé de voiler un autel interdit.

— Non, répondit-il.

Le monde se déchira en deux. Un silence plus lourd que la pierre, puis un craquement dans sa cage thoracique, comme si quelque chose s’était arraché à l’intérieur. Henri sentit la gravité changer de sens ; sa vision se compressa en tunnel, un halo rouge autour des bords. Ses genoux fléchirent. Il eut un geste pour s’appuyer, et ses doigts heurtèrent le marbre humide : il dut se rendre au constat que ses jambes ne le portaient plus.

Quelqu’un cria — étouffé, lointain — et tout devint cadence : pas précipités, cuirasses qui froissent, claquement de lampes torches. Des mains se précipitèrent, l’air se satura d’odeur de poudre et de sang ancien. On le coucha sans douceur, le dos contre la pierre froide ; ses respirations se firent rares, laborieuses, puis une pause, puis plus rien.

Un masque fut plaqué sur sa bouche, des compressions démarrèrent, sourdes et méthodiques, poing après poing sur le sternum.

— Poussez ! hurla une voix.
— Défibrillateur chargé. Clear ! répondit une autre.

La décharge clepta l’air ; le corps de Drac se tendit, puis retomba. Quelqu’un recula, étouffant un juron. Les bips des appareils devinrent réguliers, impitoyables : 140… 120… la courbe descendante sur l’écran comme une falaise.

— Rythme asystolique.

Les mots tombèrent, clairs, chirurgicaux. Le temps se contractualisa ; les compressions devinrent plus précises, plus sauvages. Une seringue traversa une main gantée — adrénaline — injectée, puis une autre. Les visages au-dessus de lui n’avaient plus de traits, seulement une volonté mécanique. Le souffle de ceux qui tentaient de le ramener emplissait sa tête comme un souffle d’abîme.

Alors Drac ouvrit les yeux — ou du moins crut le faire. Tout était flou, comme si ses paupières étaient des vitres givrées. Une lumière crue lui vrillait les rétines, un vent glacé lui fouettait la peau. Humide, lourd, désagréablement humide.

Il décida cependant qu’il pouvait cesser de lutter. Son âme voulait rester.

C’est alors qu’une voix monta du sol, sourde, caverneuse, plus ancienne que les pierres elles-mêmes :

— Ton heure n’est pas venue, Henri.

Une pause, comme le grondement d’un fleuve souterrain.

— La dette n’a pas encore été payée. Un million…

Drac voulut répondre, hurler qu’il n’avait rien promis, mais sa bouche ne forma qu’un souffle stérile.

Et le Shéol ne le retint pas. Pire : il le repoussa. Comme on relâche un débiteur certain de le voir revenir, lesté d’une échéance.

Alors il cria, non pour survivre, mais pour refuser :

— Non !

Ce cri ne porta nulle part. Une bulle dans la cendre, aussitôt effacée.

Son corps convulsait ailleurs — décharges électriques, mains gantées, tubes de plastique — il remontait malgré lui.

Alors le monde s’effondra et la lumière changea.

La neige tombait en flocons rares sur les pierres du jardin sec. Entre les pins noirs, un sapin décoré d’ornements occidentaux trônait maladroitement, clin d’œil voulu par Zenji pour honorer son invité français. Les lanternes diffusaient une clarté douce, se mêlant aux guirlandes électriques et au parfum du thé vert.

Dans le grand pavillon, tatamis et boiseries anciennes accueillaient des parfums mêlés : résine, encens discret, saké chaud. La table basse croulait sous les mets de fête, mariage d’arts culinaires : sushis raffinés, foie gras importé, nouilles soba fumantes, et une bouteille de champagne à l’attente.

Henri Drac levait une coupe.

Son uniforme encore sombre portait la poussière des opérations récentes, mais ce soir il n’était pas soldat : il était frère. La nomination au Bureau décisionnaire de la Générale venait d’être annoncée. Mais plus encore, il avait ramené vivant Oshiro plus tôt dans l’année.

Le cadet, encore pâle, portait un yukata trop large. Ses yeux brillaient d’admiration quand il revivait la scène. La navette broyée, les alarmes, le souffle coupé par la peur… et cette main tendue, dans le vide, qui avait brisé le noir pour le ramener à la lumière.

Il osa enfin l’avouer, sa voix tremblant un peu :

— « Henri… ce jour-là, tu ne m’as pas seulement sauvé la vie. Tu es devenu mon frère. »

Un silence se fit, seulement troublé par le crépitement du brasero et la neige qui frappait les vitres. Zenji souriait, ses yeux plissés d’émotion. Henri resta interdit, puis posa une main ferme sur l’épaule du garçon :

— « Alors promets-moi une chose, Oshiro. Ne laisse jamais personne t’enlever tes rêves. Pas même moi. »

Zenji leva son verre, solennel et joyeux :

— « 今夜、アンリ、私たちはあなたに感謝し、家族として迎え入れます。今夜、あなたたちは兄弟になるのです. À l’orbite. »

Les coupes s’entrechoquèrent.

Dans le pavillon résonnaient les rires de Zenji et d’Oshiro. Henri leva son verre, porté par la chaleur d’une famille retrouvée, comme si rien ne pouvait entamer cette harmonie fragile.

Puis l’image se dissout.

Quand il rouvrit les yeux, la lumière n’était plus celle des lanternes ni des guirlandes, mais celle d’une chambre cosy de la clinique POLARIS.

Un bip discret marquait chaque seconde, apaisant, presque rassurant. L’air sentait l’aseptisé et… le thé vert.

Oshiro était là, assis à son chevet. La tasse fumait encore entre ses mains, ses paupières lourdes d’insomnie. Il avait veillé longtemps, trop longtemps.

Henri inspira profondément, sentit la ceinture thoracique se soulever. Le poids des draps, le rythme calme de la machine : il était vivant.

Il tourna la tête vers son frère, esquissa un sourire fatigué mais sincère. Oshiro posa sa main organique sur les draps, geste d’ancrage plus que de tendresse.

Au-dessus du lit, une lampe oscillait légèrement, comme suspendue entre deux souffles contraires. Le halo lumineux se stabilisa, dessinant un cercle parfait au plafond : fragile équilibre retrouvé.

— Plus jamais ça, kyōdai ? souffla-t-il, la voix encore brisée par l’insomnie.

Henri ferma les yeux un instant, puis les rouvrit, laissant passer une ombre de sourire gêné sur ses lèvres.

— Je me suis perdu, je crois…

— Ce qui est sûr, c’est que le Sündenblick va devoir recruter après ton passage. Même après toutes ces années coincé derrière un bureau, tu n’as pas perdu la main, hein ? lança Oshiro, dans un effort maladroit pour alléger l’air pesant.

Un rire rauque secoua la poitrine de Drac.

— J’avoue… Mais il s’en est fallu de peu pour qu’ils me mettent hors circuit. Ça aurait été un bien pitoyable point final à mon histoire.

— Ne te juge pas trop sévèrement. Iskhal a appelé et…

— Laisse ce démon où il est, coupa Drac sèchement. Il n’a pas sa place ici. Ce qui compte… c’est que le Japon me manque, Oshiro.

— À moi aussi, répondit Otomo après un silence. Mais l’ennemi nous l’a pris, et avec lui nos foyers, nos biens, nos morts.

Une étincelle passa dans les yeux de Drac. Ce n’était plus un souvenir, ni un rêve : c’était une promesse.

— Alors allons les reprendre. Reprenons notre pays… avant que notre temps ne s’achève. Pour la famille.

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