Chapitre XXXI
Strasbourg – EuroStrat, district de Kehl
06 octobre 2075
La veille pesait sur ses paupières, mais Solmeyer n’avait pas dormi.
Au-dessus du Rhin, un vent chargé de cendres balayait les ruines du district de Kehl. Les brumes s’étaient épaissies depuis la veille, avalant jusqu’aux silhouettes des façades éventrées.
Autour de lui, les pénitents de Lazare se mouvaient en silence, silhouettes encapuchonnées dont les chaînes s’entrechoquaient à chaque pas. Certaines traversaient leur chair, ressortant à l’épaule pour replonger à la hanche, comme si la matière même du corps n’opposait plus aucune résistance. Les cadenas scellés pulsaient d’une lueur sourde, incrustés dans la rouille. L’air empestait la suie, la ferraille et la chair morte — une odeur plus forte que celle du Rhin et de ses brumes.
Solmeyer les observa longuement, partagé entre fascination et effroi.
Leurs gestes, lents et mécaniques, rappelaient ceux de marionnettes tenues par un fil invisible. Ils n’avaient plus d’âme propre, du moins en apparence, seulement cette marche obstinée, répétée jusqu’à la folie, comme une prière sans dieu.
Il frissonna malgré lui.
Il tourna légèrement la tête vers Nicolescu.
Le vieux Moldave paraissait taillé dans la même matière que les pénitents : cuir, fer et cicatrices.
Son visage était à moitié dissimulé sous un voile de toile grossière, cousu par endroits, comme si la chair qu’il couvrait n’avait plus droit à la lumière.
Autour de sa poitrine, des chaînes fines serpentaient entre les plaques de métal de son harnais, cliquetant au rythme lent de sa respiration.
Chaque fois qu’il bougeait, on devinait sous la peau l’éclat ancien de blessures jamais refermées.
Ses mains, gantées de cuir, semblaient trop larges pour les armes qu’elles maniaient — des mains de forgeron, d’exécuteur, de prêtre.
Et dans son unique œil brûlait une patience terrible, celle d’un homme qui avait déjà vu l’enfer, et qui continuait pourtant de marcher.
— D’où viennent-ils… ces pénitents ? demanda-t-il enfin, la voix basse, sans quitter des yeux l’un de ces corps ambulants.
Nicolescu tourna vers lui son unique œil, éclat terne mais dur, braise sous la cendre.
— Du Shéol.
Le mot resta suspendu, lourd, étranger.
— Pardon ?
Le vieux guerrier esquissa un sourire sec.
— Jadis, on disait le séjour des morts. Hadès. Certains parlaient du Tartare. Aujourd’hui, le mot “enfer” parle mieux à tes semblables.
Les chaînes tintèrent comme pour ponctuer la phrase.
Solmeyer déglutit. Ces corps qui marchaient sans but apparent semblaient mus par une volonté étrangère.
— … Mais… ils sont morts ?
Le bruit des chaînes lui répondit d’abord, ironique. Puis Nicolescu confirma, d’un ton bas :
— Oui.
Un froid monta le long de la nuque du soldat.
— Alors pourquoi marchent-ils encore ?
Le Moldave tourna lentement la tête vers les silhouettes titubantes.
— Parce qu’ils espèrent expier. Pour que leur âme ne disparaisse pas tout à fait.
Solmeyer serra les dents. Leurs pas, leurs chaînes, leurs regards vides… tout respirait l’absurde.
— Mais ils ne sont déjà plus eux-mêmes. Ils ont déjà disparu.
La voix de Nicolescu devint un murmure de tombe :
— Ce qui les attend au-delà du voile, ils l’ont vu. Et c’est pire que tout ce que tu pourrais imaginer. Ils préfèrent marcher dans la servitude expiatoire que brûler dans l’oubli.
Le mot oubli s’étira en lui comme une lame froide.
Il détourna le regard, mais le cliquetis des chaînes semblait résonner désormais pour lui seul, cherchant à s’accorder à ses battements de cœur.
Alors, un souvenir perça le brouillard : la nuit où Vera avait cru voir le corps d’Albertini, traîné par un pénitent près des frigos du campement.
L’image revint, se superposa aux silhouettes vacillantes.
Un instant, il crut reconnaître une démarche, un port d’épaules, le contour d’un visage effacé sous la capuche.
La brume du Rhin se fit cendre. Son souffle se bloqua.
Il cligna des yeux : le pénitent n’était plus qu’un cadavre anonyme.
Pourtant, la vision persistait — Albertini marchant dans une plaine grise, l’air saturé de poussière, les chaînes enfoncées dans sa chair morte.
Ses lèvres bougeaient, mais aucun son ne franchissait le voile.
— Albertini… murmura-t-il.
Nicolescu inclina la tête, silencieux d’abord, puis dit d’une voix détachée :
— S’il doit revenir, il ne sera pas seul. Mon vieil ami Grigore veille sur ceux-là. Maître des pénitents, guide des âmes liées… Il saura le conduire sur le chemin de l’expiation.
Les chaînes tintèrent de nouveau. Solmeyer eut la certitude qu’elles se moquaient de lui.
Un raclement de gorge coupa leur murmure.
Kirmann venait d’apparaître entre deux pénitents, la silhouette raide, fusil en bandoulière.
Son visage trahissait la fatigue, mais ses mots restaient nets :
— Nicolescu. La Sixième est en place.
Le Moldave hocha la tête, comme si cette nouvelle n’était qu’une confirmation attendue.
Son œil unique retourna un instant vers Solmeyer avant de se détourner, déjà happé par la mission.
Cinq jours durant, les patrouilles de Data Vigilis, épaulées par la 6ᵉ escouade, avaient fouillé Kehl mètre par mètre.
Quatre foyers avaient été identifiés, quatre nids où l’infection vampirique avait germé.
Le premier, tapi dans les frigos désaffectés des quais Est — un dédale de chambres froides saturées de sang coagulé.
Le second, dans une station de tramway noyée de ténèbres, refuge d’une meute carnassière.
Le troisième, juché dans une tour éventrée où des silhouettes faméliques se tenaient sur les balcons brisés comme des corbeaux.
Le dernier, enraciné dans les ruines d’une usine chimique — labyrinthe de cuves renversées et de fumées corrosives où les hurlements nocturnes sonnaient comme des sirènes.
Data Vigilis avait prévu trois assauts simultanés pour isoler et purger les foyers.
Nicolescu avait choisi autrement.
Il avait pointé la tour.
— Un prédateur digne de ce nom cherche la hauteur, la vue, la domination. Si Volak est ici, c’est là qu’il règne.
La décision fut prise sans débat.
La tour, vestige d’un ancien bloc résidentiel, dressait sa carcasse dans la brume du Rhin comme une vertèbre d’acier arrachée à un titan.
Autour d’elle, les ruines formaient un amphithéâtre de gravats, de carcasses rouillées et de lampadaires tordus qui clignotaient encore par intermittence — lucioles d’un monde qui refusait de mourir.
Le sol suintait d’humidité. Des nappes de brouillard rampaient entre les décombres, s’accrochant aux bottes, aux genoux.
Les faisceaux des lampes traversaient à peine cette vapeur grise où se mêlaient les relents de métal chaud, de chair brûlée et d’ozone.
Chaque pas résonnait comme dans une cathédrale effondrée.
Nicolescu ouvrait la marche, silhouette massive dans la brume, sa hache suspendue à l’épaule.
La 6ᵉ escouade suivait, le souffle court, leurs combinaisons couvertes de poussière.
Derrière eux, trois pénitents de Lazare fermaient la marche.
Ils n’avaient reçu aucun ordre — ils étaient simplement venus.
Leurs chaînes glissaient sur le sol, traçant dans la poussière des cercles humides, comme s’ils tissaient un lien invisible entre la terre et les hauteurs.
Chaque tintement semblait répondre à quelque chose, un appel venu d’en haut.
Le silence n’était troublé que par ce cliquetis de métal, le craquement humide du béton et le souffle lourd des respirateurs.
La base de la tour s’ouvrait sur un ancien hall d’accueil, éventré, jonché de gravats et de câbles pendants.
Des ascenseurs béants exposaient leurs entrailles de fer ; les câbles tremblaient, agités par un souffle venu d’en haut.
Sur le sol, des empreintes fines, irrégulières, s’effaçaient déjà dans la poussière.
Salomon donna une tape amicale sur l’épaule de Gondo — autant pour soutenir son frère d’armes que pour se rassurer lui-même.
Un air chaud monta du cœur du bâtiment, chargé d’une odeur âcre, animale.
— Ils sont là, souffla Nicolescu.
— EUROPA activé, canal Data Vigilis sécurisé, murmura Kirmann dans les communicateurs.
Ils levèrent les yeux : un gouffre vertical se perdait dans les ténèbres, les étages effondrés formant une spirale de poutres torsadées, un entonnoir d’ombre.
— Je hais ces tours plus que tout, lâcha-t-il enfin.
Ils commencèrent l’ascension.
Les pénitents les suivirent sans un mot, leurs chaînes traînant dans les escaliers brisés.
Chaque palier semblait répéter le précédent : couloirs effondrés, portes ouvertes sur le vide, appartements vidés jusqu’à l’âme.
Des traces de vie subsistaient — empreintes de mains ensanglantées, prières griffonnées à la hâte, symboles de protection tracés au suif.
Par endroits, des jouets d’enfants pendaient encore aux poignées de porte, amulettes dérisoires contre ce qui rôdait ici.
Plus haut, l’air devint plus chaud, saturé d’une moiteur organique.
Les murs suintaient d’un liquide visqueux, épais comme une sève noire.
Le souffle des soldats se faisait court, amplifié par les masques respiratoires.
Nicolescu leva la main : silence.
Leur progression s’immobilisa.
Un grondement à peine perceptible montait du plafond — non pas un bruit, mais une pulsation.
Les pénitents, derrière eux, s’arrêtèrent aussi.
Leurs têtes se relevèrent d’un même mouvement, et leurs chaînes tintèrent doucement.
Quelque chose les écoutait.
Alors seulement, elles apparurent, descendant les marches, émergeant des recoins obscurs des logements.
Ce furent d’abord des ombres, puis des formes ; des femmes.
Leurs silhouettes banales, presque fragiles ; les ventres gonflés sous des tissus déchirés, les visages pâles comme la cire.
Gondo se tendit, le traumatisme de la cave encore frais dans son esprit.
Des murmures s’échappaient de leurs lèvres, caressants, plus berceuses que cris.
Leurs voix flottaient dans l’air chaud, effleurant les murs comme un doux parfum ancien.
Leur chant s’insinua comme une vapeur tiède.
Ce n’était ni cri ni prière, mais une plainte voluptueuse, basse, presque inaudible.
Chaque syllabe roulait dans l’air comme une caresse.
On aurait dit que la tour elle-même chantait, que ses murs s’ouvraient pour laisser passer le souffle des damnées.
Les soldats s’immobilisèrent.
Un à un, leurs visages se relevèrent vers les silhouettes qui avançaient, pieds nus sur le béton, glissant plus qu’elles ne marchaient.
Les pénitents bousculèrent les rangs, s’avançant, insensibles au charme qui faisait plier les autres.
Leurs vêtements, faits de lambeaux, collaient à la peau.
La lumière tremblante des lampes dessinait sur leurs ventres gonflés des reflets mouvants, comme si la chair y remuait de l’intérieur.
Langlois porta la main à son casque, incapable de parler.
Le murmure des femmes emplissait tout, enflant en une polyphonie trouble — tendresse, douleur, promesse.
Gondo retira son casque, fit un pas, puis un autre, les yeux vides, les lèvres ouvertes dans un sourire d’enfant.
— Ne les écoutez pas !
La voix de Salomon claqua comme un fouet, sèche et rageuse, en retenant par le bras son ami.
Nicolescu leva sa hache.
— Elles sont déjà perdues, gronda-t-il à son tour.
Autour de lui, le chant se mua aussitôt : la douceur s’éteignit, laissant place à une dissonance gutturale.
Les femmes étaient maintenant proches, trop proches.
Leurs bouches s’ouvrirent plus larges que ne le permettait la chair.
Sous la peau, quelque chose se débattait — non des enfants, mais des bêtes impatientes de naître.
Alors les pénitents chargèrent, bientôt suivis par Nicolescu.
Salomon ouvrit le feu.
Solmeyer sentit la vibration monter dans sa tête, jusque dans ses dents.
Chaque note du chaos s’enroulait autour de ses nerfs.
Dans la structure de la tour, les chaînes des pénitents tintaient faiblement, régulières, pareilles à un métronome funèbre.
Il vit, dans la chair des femmes, une lumière sale, pulsante, semblable à celle des cadenas de Lazare.
La même essence.
Le même feu sans flamme.

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