11. Célestine et Bernardin
Puis vint le soir, à 21h30. Célestine, comme convenu, devait arriver seule. Et Renaud Keller ne la suivit pas. Comme convenu, elle n’avait pas non plus appelé la police. Elle prit son scooter. Les coordonnées GPS qu’elle avait reçues la veille indiquaient un entrepôt du côté de Malakoff. Et comme convenu, Dino la suivait.
L’endroit était sinistre. Célestine eut l’impression d’une mauvaise plaisanterie : des malfrats l’entraînaient dans un entrepôt désaffecté, comme dans un mauvais film de gangsters. Elle stationna son scooter à l’extérieur. L’éclairage, insuffisant, lui laissait juste entrevoir des silhouettes se déplaçant. La lumière d’un des réverbères se réfléchissait sur la main de l’un d’eux. Cet homme avait un revolver.
Célestine soupira. Elle devait apporter un maximum de gages de bonne volonté : ni armes, ni magie. C’était dangereux, mais c’était un risque nécessaire si elle voulait récupérer sa fille.
Célestine était entourée de trois malfrats, dont une femme, qui la fouilla au corps, tandis que les autres la tenaient en joue.
– Attention, ne faites pas de bêtises ! Vous avez peut-être des pouvoirs magiques, mais nous, on a des balles en argent.
– Je suis une fée, pas un vampire, railla Célestine.
– C’est bon. Elle n’a rien sur elle.
– Prends-lui son sac, dit l’autre homme.
Et la jeune femme s’exécuta.
– Je le fouille aussi ?
– Non… Le patron s’en occupera.
Ils l’emmenèrent à l’intérieur. L’entrepôt était vide. Çà et là, on trouvait encore quelques lumières. Célestine reconnut la jeune fille qui se levait.
– Maman !
– Reste tranquille, ma mignonne ! dit un des hommes de main.
– Allons, Marco ! dit une voix grave d’un ton doucereux, un peu de délicatesse, quand même. Notre amie pourrait croire qu’on a maltraité sa fille.
Célestine reconnut la voix, grave, cajolante, de ce qui était pourtant un des enchanteurs les plus dangereux de France. Il tourna la tête vers les trois qui tenaient la fée en joue.
– Personne ne l’a suivie ?
– Non, dit la femme qui l’avait fouillée
– Elle n’a pas de micro, ou de mouchard ?
– Non…
– Tu l’as bien fouillée.
– Oui… à part son sac.
– Hum… donne, je vais vérifier.
La garde-du-corps lui présenta le sac. Et Bernardin commença à fouiller. Célestine avait oublié à quel point il était beau. Il ne semblait avoir guère plus de trente ans. Mais comme Célestine, il était beaucoup, beaucoup plus vieux. Bien qu’il fût vieux de plusieurs siècles, il paraissait toujours aussi jeune et fringant, comme elle. Il avait des cheveux châtains mi-longs et des yeux noisettes. Sa peau délicate et sa silhouette filiforme n’eussent pas détonné dans le monde de la mode. Et il avait un sourire presque angélique. Si elle n’avait su tout ce qu’elle savait sur lui, si elle n’avait vu de quoi il était capable au gré du tumulte de l’histoire, elle lui eût donné le Bon Dieu sans confession. Il portait avec élégance un costume gris clair et une cravate bleu marine à motifs floraux.
Trop parfait pour être honnête, se disait Célestine, comme pour s’en convaincre. Malgré le contexte, elle ne pouvait s’empêcher de le trouver beau comme un dieu.
Bernardin chercha dans le sac à main de Célestine, en s’excusant presque. Puis il y plongea tout le bras, jusqu’à l’épaule. Il releva l’élément suspect : un téléphone portable. Après l’avoir observé, il hocha la tête. Le téléphone était en mode avion.
– Je vois que tu n’as pas oublié à qui tu avais affaire, Célestine. C’est bien… Bon, maintenant, est-ce que tu as les informations que je t’avais demandées ?
– Oui… Mais je tiens à te prévenir. Tes hommes de main ne pourront pas entrer. J’ai mis un sortilège d’absence sur les logements où les informateurs se sont réfugiés.
– Bah… tu parles d’un problème ! Dit Bernardin. Il y a bien quelques fées sur qui je pourrai compter sur place.
– Et c’est toi qui as forcé celui de chez moi ?
Bernardin réprima un rire.
– Non ! Ta fille nous a laissé entrer.
Célestine blêmit.
– Églantine ? Tu n’as pas fait ça !
La jeune fée fondit en larmes.
– Ils m’ont prise par surprise, Maman ! Ils se sont servis de Marie comme appât. Et moi, bonne conne, j’ai voulu la laisser entrer.
– Je t’avais dit de n’ouvrir à personne !
– Je sais, je sais ! Je suis désolée…
Un silence gêné s’installa. Églantine était toujours en train de pleurer. Finalement, ce fut Bernardin qui brisa le silence.
– Bon, mes petites chéries… Vous aurez tout le temps de vous expliquer après. Je t’ai demandé des renseignements, Célestine. Alors j’attends !
La voix de Bernardin se fit plus tranchante, une flamme brilla dans ses yeux, la même qu’avait Célestine de temps en temps. Célestine soupira :
– Hôtel de la Grande Cascade, à Épinal. Chambres 203, 112, 008, 015.
– Bien ! Te voilà devenue raisonnable ! Maintenant, tu m’excuseras, mais je dois vérifier tes dires.
Bernardin prit son téléphone, et communiqua l’information à son interlocuteur. Au ton léger sur lequel il parlait, Célestine comprit rapidement qu’il parlait à une fée, un égal, et non un simple humain.
Ils allaient pouvoir forcer la protection qu’elle avait mise en place. Il s’écoula une heure, puis deux heures. Enfin, le téléphone sonna, de nouveau.
– Bernardin ? C’est bon… on les a.
– Parfait ! Merci pour ta coopération. Maintenant, tu les renvoies au point de rendez-vous, du côté de Vittel, et tu attends qu’on arrive avec la môme Keller. On commence leur vendetta.
Églantine soupira. Et Célestine fut indignée.
– Tu vas vraiment la faire tuer ? C’est juste une gamine !
– C’est une gamine, oui, mais ce n’est pas juste une gamine. C’est l’héritière d’un des plus grands groupes financiers de France. À sa majorité, elle sera à la tête d’une immense fortune. Et cette fortune, mon client a des vues dessus.
– Ma cliente à moi s’en fiche pas mal, elle.
– Qu’importe… Si on la laisse vivre, elle lui reviendra, de toute façon.
Soudain, des bruits retentirent. On entendait des sirènes de police, des voitures qui arrivaient. Célestine arrivait, impassible. Derrière elle, Dino était imperturbable.
– Dino, je croyais qu’elle n’avait pas prévenu la police.
– Je vous assure, M’sieur. Elle n’a rien fait.
– Elle a échappé à votre surveillance, voilà tout. Vous me faites de la peine, mon ami. Je vous aimais bien.
Et Bernardin pointa son arme sur l’homme de main. Mais quand la balle partit, quelque chose l’arrêta, comme un mur psychique qui s’était érigé. Une silhouette passa, et se saisit de la balle.
– Tatatata ! Dit l’homme. Tu oublies que Célestine n’est pas la seule fée de Paris.
– Augustin… dit Bernardin non sans ironie. C’est toi qui a appelé ces messieurs de la police ?
– Oui… Et avant que tu accuses Célestine, elle a parfaitement respecté tes consignes.
– Ah oui ? Alors qui vous a prévenus ?
– Moi, fit une voix spectrale.
C’était Renaud. En tant qu’enchanteur, Bernardin pouvait le voir, lui aussi. Il blêmit.
– Alors c’est vous, demanda le spectre… c’est vous qui m’avez fait assassiner il y a quatre ans ?
– C’est possible, dit l’enchanteur d’un ton cynique. Je suis à la tête d’une société importante, je n’ai pas le détail de tous ceux que je fais tuer.
– Ah oui… Et pour vous, des gens comme ma fille sont quantité négligeable, donc.
– Honnêtement, oui, poursuivit-il avec la même désinvolture.
– Je vois… Et si on s’y met à deux pour vous hanter, on verra si vous allez continuer à faire le malin. Je vous connais, je connais votre visage. Si vous tuez ma fille, nous serons deux à vous hanter. Et on compte bien le faire pour le restant de vos jours. Vu votre espérance de vie, je vous conseille d’y réfléchir…
Et pour une fois, Bernardin devint vaguement inquiet. Il doutait. Finalement, il déposa son arme.
– OK. Vous avez gagné, Renaud. Passez au 3e étage, bureau 316. Vous la trouverez.
Pendant ce temps, une patrouille de police était arrivée. L’enchanteur leva les mains.
– Tu crois vraiment que je vais te faire confiance, Bernardin ? Dit Célestine.
– Non… Mais j’ai déjà été grassement payé. J’aimerais bien en profiter sans qu’un fantôme me pourrisse le reste de mon existence.
– Pas sûr que tu en profites beaucoup en prison…
– En prison ?… Bah… Tu me connais… Je n’y reste jamais bien longtemps.
– Oui… dit Célestine. Je sais.
– À la prochaine, Célestine.
La fée eut du mal à réprimer un sourire. Bernardin avait beau être un redoutable criminel, il restait séduisant en diable.
– J’attends la prochaine valse avec impatience, dit-il avec un sourire ravageur, alors qu’un policier lui passait les menottes aux poignets.
La lumière revenue trahit Célestine. Elle était rouge comme une pivoine. Un talkie-walkie transmettait un message. Marie était bien dans le bureau 313. Elle était saine et sauve. Elle croisa, grâce au concours de la fée, le fantôme de son père. Ce dernier lui souriait.
– Tu m’as sauvé la vie, Papa…
– J’ai fait du mieux que je pouvais, cette fois.
– Oui, je crois… Enfin… presque…
– Presque ? J’ai arraché ma fille aux griffes d’un odieux malfrat. Qu’est-ce que je pourrais faire de mieux ?
– Faire sortir un innocent de prison ?
Renaud sourit à sa fille. Malgré son air vaporeux, Marie devina un sourire malicieux.
Une fois tout le monde sorti de l’entrepôt, Églantine risqua la question :
– Maman ?
– Hmmm ?
– C’est qui, ce type ?
– Bernardin ? C’est un enchanteur, et un des plus redoutables criminels de France.
– Mais… S’il est si terrible, pourquoi tu lui as souri comme ça ?
– Moi, je lui ai souri ?
– Ouais ! Il t’a parlé d’une valse, et tu es devenue toute rouge !
– Moi ?
Célestine sentit de nouveau le rouge lui monter aux joues. Églantine prit un air triomphal, alors qu’elle prenait le casque passager du scooter de sa mère.
– T’es toute rouge, t’es toute rouge ! chantonna Églantine comme une petite fille.
– Quelle gamine, je vous jure ! répondit Célestine. Pour ton information, c’est le vent qui me brûle les joues.
– Bien sûr, dit Églantine, pas vraiment convaincue, tout en s’asseyant sur le porte-bagages.
– Tu as mangé ? Demanda sa mère.
– Non… Le service n’était pas terrible ici.
– Oh ! Tu dois avoir faim.
– Grave !
– Pizza ?
– Pizza.
Puis le scooter partit.
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