12. Justice terrestre
Dans les semaines qui suivirent, de nombreuses têtes tombèrent. Pierre Perez, pour commencer, finit sur le banc des accusés. Mais bien décidé à alléger sa peine, il dénonça plusieurs membres du conseil d’administration du groupe Keller.
Perez et tous ses complices au sein du groupe écopèrent de lourdes peines de prison, pour abus de bien sociaux, faux et usages de faux, trafic d’influence, écocide, mise en danger de la vie d’autrui et complicité de meurtre.
Au cours du procès, un témoin inattendu fut entendu : Renaud Keller lui-même. Avec le concours de Célestine et d’une bonne partie de l’ordre des fées, entendues comme témoins, il fut visible par tout le monde.
Il fallut contenir un mouvement de panique : voir un fantôme dans un tribunal n’était pas vraiment banal. Le code de procédure pénale n’ayant rien prévu concernant le témoignage d’un fantôme, la cour créa une jurisprudence qui le rendit possible. Ce témoignage était, pour ainsi dire la cerise sur le gâteau : les pièces à conviction retenues contre Perez, les actionnaires complices et la société Verdandi étaient déjà accablants.
En fouillant les archives de Verdandi, la police trouva des éléments prouvant que le sabotage de la Jaguar de Keller venait bien d’eux, et non de Mathieu Nordet. Ce dernier fut donc reconnu innocent et immédiatement remis en liberté. Le groupe Keller fut condamné à lui verser 5 millions d’euros de dommages et intérêts. Sophie Keller, désormais P.-D.G. du groupe Keller après l’arrestation et la condamnation de Pierre Perez, ne fit pas appel de cette décision. Vu ce qu’avait subi Nordet, c’était pour elle la moindre des choses.
Pour la société Verdandi, les choses se compliquèrent un peu. Quand ses agissements apparurent au grand jour, la société fut mise en liquidation judiciaire, et ses associés tombèrent pour association de malfaiteurs, meurtre, corruption, harcèlement, et trois ou quatre autres chefs d’accusation.
Parmi ces associés, on trouvait un certain Murat, Bernardin Murat. C’était celui-là même avec qui Perez discutait quand le fantôme de Renaud surprit leur discussion téléphonique.
Ledit Bernardin ne mentait pas : il ne restait jamais bien longtemps en prison. En effet, il fut bien vite dehors. Mais il ne devait pas cette capacité à retrouver la liberté à un bon avocat ou une bonne capacité à se défendre devant un juge.
En tant qu’enchanteur en revanche, il était plutôt difficile à garder captif. Les quartiers de haute sécurité ne suffirent pas à le retenir. Quand elle apprit son évasion, Célestine éprouva une certaine inquiétude, mais aussi un léger soulagement, sans trop se l’avouer.
Le groupe Keller connut de grandes difficultés. Le procès Perez déclencha un immense scandale qui fit chuter la valeur du groupe en bourse. Elle se réduisit à peau de chagrin. Et petit à petit, Sophie Keller racheta tout, et sortit l’entreprise du CAC 40.
Malgré la descente aux enfers du groupe, la famille Keller restait immensément riche, ce qui allait permettre au groupe Keller, soustrait à la rapacité de certains actionnaires, de se réinventer. Mais nous y reviendrons.
Car pour l’heure, deux choses avait retenu Renaud Keller parmi les vivants, sa famille éplorée, qui avait besoin de la vérité sur toute cette affaire, et son ancien employé, emprisonné alors qu’il était innocent.
Conscientes que les 5 millions d’euros de dommages et intérêts ne compenseraient jamais la blessure d’avoir été condamné à tort, Sophie Keller et sa fille Marie souhaitaient recevoir Mathieu Nordet, ainsi que sa famille.
Celle-ci fut donc invitée par les Keller à passer quelques jours dans leur luxueuse demeure. Arrivés dans la maison de son ancien patron, Nordet et sa famille ne se sentirent pas tout à fait à l’aise. Dans la cour de cet hôtel particulier, ils ne se sentaient pas vraiment à leur place.
Mais la glace se brisa quand Lisa Nordet, la fille aînée de l’ancien délégué syndical, commença à sympathiser avec Marie. Les deux adolescentes avaient à peu près le même âge, et bien qu’elles eussent grandi dans des milieux différents, elles avaient beaucoup de centres d’intérêt en commun.
Mathieu Nordet suivit les deux filles, au milieu d’une discussion débordante d’enthousiasme sur le Marvel Cinematic Universe, le dernier album de Korpiklanni, ou les derniers jeux vidéo sortis sur Steam. Il eut un sourire aux lèvres.
– Si elles arrivent à s’entendre, il n’y a pas de raison qu’on n’y arrive pas. Vous ne croyez pas, M. Nordet ?
C’était Sophie Keller. Elle se tourna vers lui. Mme Nordet se tenait juste à côté d’eux, un peu soupçonneuse.
– En toute amitié, j’entends, ajouta-t-elle précipitamment.
– Je n’ai rien contre vous personnellement, Mme Keller, dit Nordet. Mais je ne pourrai pas tourner aussi facilement la page. Vous savez, quatre ans en prison, on n’en ressort pas indemne, surtout quand on est innocent.
– Je sais… je suis vraiment désolée.
Un majordome vint à la rencontre de Sophie Keller.
– Madame, dit-il, Mesdames Célestine et Églantine sont ici.
– Ah ! Parfait ! Suivez-moi, s’il vous plaît, Monsieur Nordet. Il y a quelqu’un qui aimerait vous parler.
– Ce sont les fées qui vous ont aidées, n’est-ce pas ? Mais je ne les connais pas, moi.
– Il ne s’agit pas d’elles. Suivez-moi, vous allez comprendre.
Et Mathieu Nordet comprit. Les fées n’étaient pas là pour elles-mêmes, mais pour leur pouvoir : rendre les fantômes visibles aux vivants. Le fantôme de Renaud Keller était venu pour s’excuser personnellement pour tout ce qui était arrivé.
Nordet soupira :
– J’ai été condamné à tort pour votre meurtre, Monsieur. Mais après tout, vous n’avez pas voulu ça plus que moi…
– Non… confirma Renaud. Et d’une manière différente, la paix de l’esprit qu’on vous a refusée, on me l’a refusée à moi aussi. Pendant tout ce temps, j’ai vu mon meilleur ami, qui m’avait trahi, mentir et tricher auprès des deux femmes qui comptaient le plus pour moi.
– On n’est jamais trahis que par les siens… Kowalsky…
– Ne soyez pas trop sévère avec ce pauvre Kowalsky. Il a cédé au chantage et aux pressions de Verdandi. Mais soyez en sûr, il n’en est pas fier, aujourd’hui. En tant que délégué syndical, vous faisiez plutôt bien votre travail.
Nordet sourit, même s’il sentait venir la petite pique.
– Vous étiez un bel emmerdeur. Et même si ça n’était pas simple pour moi, j’avoue que vous me plaisiez bien pour ça. Vous êtes un homme droit, et j’ai du respect pour ça.
– J’en suis flatté, railla Nordet. De mon côté, quand Perez a pris votre suite, j’ai vite commencé à vous regretter. Et d’après mes anciens collègues, je ne suis pas le seul.
– Perez, c’est de l’histoire ancienne. Sophie et moi avons réfléchi à la meilleure façon de vous dédommager, après ce que vous avez subi. Et nous nous sommes dit que le groupe Keller avait besoin de plus de gens comme vous. Des gens droits avec des principes forts.
– Vous voulez me réintégrer à mon poste ? Vu les dommages et intérêts que vous m’avez versés, je pense avoir le temps de me retourner.
– Pas exactement. Sophie, dis-lui.
Mme Keller prit le relais.
– J’aurais effectivement du travail à vous proposer. Avec nos avocats, je suis en pleine refonte des statuts du groupe. Et à terme, j’aimerais pouvoir donner plus de pouvoir aux salariés. Si on vous avait écoutés dès le départ, tout ça ne serait pas arrivé.
– Non, effectivement.
– J’aimerais que vous me conseilliez, pour qu’on installe une gestion plus paritaire au sein du groupe. Ce serait une mission d’un ou deux ans. Après, vous serez libre de partir, ou de reprendre votre travail dans le groupe, dans le poste de votre choix.
– Humm ! Vous commencez à m’intéresser, là, dit Nordet.
– Vous devrez vivre à Paris, j’aurai besoin de vous ici, mais je pourrai m’arranger pour l’emploi de votre femme. Elle pourrait reprendre le travail ici.
Nordet regarda sa femme. Mme Nordet lui dit :
– Ces dernières années n’ont pas été faciles pour nous. Alors une nouvelle vie, dans un nouvel endroit… pourquoi pas… Et puis bon… j’étais ouvrière dans l’usine… Ça ne me manquera pas.
– Oui… Mais chérie… Paris… tu as une idée du prix du logement ici ?
– Les dommages et intérêts que vous avez reçue devraient largement y suffire, malgré tout. Et puis, je ne vous ai pas parlé de vos salaires, rétorqua Mme Keller. Approchez.
Mme Keller griffonna quelque chose sur un bout de papier.
– Voilà ce que je pensais vous verser à chacun… pour commencer.
En regardant le post-it, les Nordet blêmirent.
– Tant que ça ? Demanda Mme Nordet, incrédule.
– Ça vous paraît trop ?
– Oui… Non… Ah… dit Mathieu Nordet. C’est juste… C’est beaucoup d’argent… Je ne suis pas sûr de savoir quoi répondre.
– Et si vous répondiez simplement « oui » ? suggéra Célestine.
Les Nordet se retournèrent vers la fée. Sophie Keller souriait. Les Nordet lui rendirent son sourire. Leur futur employeur leur dit simplement :
– Je vous attends le 12 décembre pour la signature de vos contrats. On sera proches de Noël. Si vous en profitiez pour faire les magasins avec vos enfants ?
Renaud, toujours présent sur les lieux, souriait aussi. De même que les fées.
– Monsieur Keller ? Demanda Nordet.
– Oui ? Répondit le fantôme.
– Je dois vous faire un aveu.
– Oui ?
– Moi aussi, au fond, je vous aime bien.
– Remerciez ma femme. C’est sa décision à elle, je n’ai fait que la lui suggérer.
Puis Renaud se leva de son fauteuil. Les fées le suivirent.
– Vous partez ?
– Oui… J’ai fait ce que j’avais à faire.
Il croisa le regard de sa femme, elle avait les larmes aux yeux.
– Tu me manqueras, Renaud.
– Je sais, ma chérie… Mais tu y arriveras. Tu as plein de projets, des gens de confiance pour t’y aider, une fille qui viendra t’assister dans quelques années. Et bientôt, ton cœur sera de nouveau libre pour un autre homme. Il est plus que temps que je laisse la place.
Sur ces mots, Sophie réprima un sanglot.
– Je t’aime, Renaud.
– Je t’aime aussi, Sophie. Je continuerai de te regarder, d’en haut. Et j’espère bien voir une femme et une mère heureuse.
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