1
Anitya. L’impermanence.
Tu es là où tu dois être, dit le murmure.
L’alarme vociférera soudain. Pradip Singh sursauta, arraché à son sommeil. L’horloge affichait 2 h 36.
Juliette grogna quelques mots incompréhensibles.
Il écouta plus attentivement. Il ne s’agissait pas de l’alarme de sécurité, mais de l’urgence tour de contrôle.
La porte d’entrée de sa villa s’ouvrit en grinçant, son cœur bondit. Des éclairs rouges et bleus illuminaient les fenêtres entrouvertes donnant sur le lac.
La sonnerie se tut soudainement, laissant derrière elle des fantômes sonores.
Deux militaires pénétrèrent dans sa chambre, sans le moindre égard pour sa femme, qui se couvrit précipitamment avec les draps, en poussant une exclamation outrée.
— Professeur Singh, nous devons vous escorter à Contrôle. Vous pourrez vous changer dans l’hovercraft, dit le plus gradé des deux.
— Que se passe-t-il ?, demanda-t-il par réflexe.
— Professeur, nous ne pouvons en dire plus, vous le savez bien.
Il se tourna vers sa femme, qui le foudroya du regard et lui fit signe de partir d’un geste coléreux, avant de se retourner.
Il hésita quelques secondes. Les militaires s’impatientaient.
Il enfila une chemise et les suivit de mauvaise grâce vers l’appareil qui flottait au-dessus de la pelouse parfaitement tondue.
#
La salle grouillait d’activité. L’horloge géante affichait 4 h 32. Les visages étaient soucieux et fatigués.
— Douze millions de sunsats, cinq ans de fonctionnement, vingt ans de travail. Comment a-t-on manqué quelque chose ?, tempêta Singh en arrivant.
— Les diagnostics sont en cours, dit Miako Kurosawa, une sucette fichée dans la bouche. Je préfère tout de même le découvrir maintenant. Imaginez que l’on s’en aperçoive quand les deux millions de sunsats supplémentaires vont entrer dans le système. Sans compter les cinq cent mille appareils de rechange et les drones de service…
— La prochaine mise à jour est prévue dans combien de temps ? Trois jours ?
— Quatre. Et nous avons cinq milles appareils en orbite haute, prêts à l’extraction.
Singh grimaça.
— Annulez tout jusqu’à nouvel ordre. Réduisez la capacité des buffers. Je préfère être prudent.
Miako opina et se retourna vers son poste pour transcrire les ordres en lignes de code. Elle paraissait s’amuser de la situation.
Pradip ouvrit sa session, affichant les écrans diagnostics du système. Récolte énergétique. Statut des batteries IPAx. Gestion des orbites. Charge de travail de l’IA. Modélisation et surveillance des éjections coronales. Intégrité des boucliers thermiques. Alertes buffers. Tout y était.
— Tout semble nominal, maugréa-t-il. Nous sommes largement dans les tolérances. La récolte moyenne est légèrement inférieure à la normale, de l’ordre de dix mille pétawatts heure, mais c’est dans la marge d’erreur. J'ignore si je peux réveiller Stanislas pour ça.
— Il est certainement déjà au courant, ironisa Miako. Vous devriez regarder les données de l’événement avant de laisser tomber.
Singh leva les yeux et observa son assistante. “L’événement”. Elle ne savait pas à quoi ils étaient confrontés.
— Vous êtes trop joyeuses Miako…, ironisa-t-il.
— Et vous êtes un vieux ronchon aigri, Professeur.
Il sourit. La jeune femme avait le don de faire voler en éclat sa morosité perpétuelle.
Miako Kurosawa était l’ingénieure hélio spatiale la plus douée qu’il ait connu. Sa compréhension de l’essaim de Dyson dépassait largement celle de nombre de scientifiques et de spécialistes plus diplômés qu’elle. Elle avait créé un modèle prédictif dédié aux éjections coronales qui menaçaient de détruire les sunsats. Grâce à ses travaux, le taux d’évitement approchait la perfection.
Cependant, nombre de leurs collègues ne la prenaient pas au sérieux, à cause de son corps couvert de tatouages colorés et de ses tenues excentriques.
Pradip n’en avait cure. Il avait décidé de l’embaucher pour son refus de la norme et pour sa capacité à penser “hors de la boîte”. Il en avait besoin pour le projet.
#
Il saisit son casque neural en grommelant et s’équipa. Le système afficha l’analyse de l’incident. Les données défilèrent sur l’écran. Il ferma les yeux. Une projection en trois dimensions de l’essaim se matérialisa derrière ses paupières clauses.
Douze millions de satellites orbitaient autour du soleil pour en récolter l’énergie. Ils étaient représentés par autant de points.
Un sunsats décrochait de son orbite à l’issue d’une rotation complète pour retourner à l’une des quinze stations de tri. Là, sa batterie IPAx pleine était remplacée et acheminée vers la Terre. L’appareil réintégrait alors la queue et partait pour un nouveau tour du soleil. Une intelligence artificielle synchronisait la navigation et les orbites, tout en anticipant les événements liés à l’activité de l’étoile. L’ensemble du projet nécessitait la puissance de calcul de quatre superordinateurs quantiques.
Grâce à cette prouesse technologique, l’humanité disposait d’une quantité d’énergie illimitée. Quelques rares applications utilisaient encore des réacteurs à fusion, comme les vaisseaux navigants dans le système solaire profond, ou les bases d’explorations situés à des milliards de kilomètres. Pour le reste, l’essaim de Dyson assurait un flux constant d’énergie pour une sécurité maximale.
#
Pradip ne comprit pas immédiatement ce qu’il voyait. Des pics de récolte avaient été enregistrés sur l’ensemble des douze millions de sunsats. Ces sursauts avaient pour origine un point centrale chaque fois identique.
L’anomalie se propageait ensuite en vagues concentriques parfaites tout autour de l’astre, à une vitesse proche de celle de la lumière. L’événement avait eu lieu cinq fois, avec un intervalle de treize secondes.
— Curieux, dit Singh.
— Il n’y a pas que ça, dit Miako. Le premier sursaut a généré une récolte de treize gigawatts supplémentaires. Treize gigawatts au milliwatt près. Le suivant était de douze gigawatts. Suivi de onze… C’est tout simplement impossible. Une telle régularité, sur douze millions de sunsats, avec des intervalles d’occurrence aussi précis et une récolte au milliwatt près. C’est une aberration.
— Tout à fait, réagit Pradip en enlevant son casque neural. C’est impossible et grotesque.
— Ça vient donc des instruments, répondit immédiatement Miako en frappant dans ses mains.
Elle sifflota un air joyeux que Pradip ne reconnut pas.
— Si douze millions de sunsats affichent la même mesure, nous pouvons en conclure que le problème ne vient pas d’eux : il est impossible que plusieurs millions de satellites soient victimes simultanément de la même défaillance. Un environnement aussi complexe que le soleil ne peut présenter une telle uniformité.
— Le problème est donc en amont dans le système, compléta Miako en continuant à taper des lignes de codes incompréhensibles sur son clavier. À moins qu’il ne s’agisse d’un virus qui a infecté tous les appareils…
— Rentrez vous coucher Kurosawa. Laissons les diagnostics tourner. Demain, nous aurons la solution à notre problème et nous ferons réparer le système défaillant.
Miako s’interrompit et se retourna pour le dévisager d’un air boudeur.
Il se leva, arrangea sa cravate et salua la jeune femme avec raideur avant de se frayer un chemin parmi les membres de l’équipe et de sortir de la pièce d’un pas pressé.
Elle haussa les épaules. Il était cinq heures du matin.
C’était déjà demain.
Annotations
Versions