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Les données affluaient depuis vingt-quatre heures. Des quantités gigantesques d’informations, que l’Icare peinait à transférer.

Après treize jours de vol solitaire, Pradip avait volontairement réduit la consommation énergétique aux seuls systèmes de survie, de navigation et de soin. Il avait neutralisé le superflu pour concentrer la puissance sur les systèmes de transmission.

L’habitacle était sombre et froid, des éclairages de survie diffusaient une pâleur bleutée. Des plaques de givre se formaient sur toutes les surfaces. Des cristaux de glace dérivaient dans l’air.

Il revêtit le casque de sa combinaison thermique et pénétra dans la chambre de confinement. Il voulait la voir, graver un souvenir d’elle dans sa mémoire.

Miako était immobile, les yeux fermés. Elle avait perdu une partie de ses magnifiques cheveux noirs. Des rides s’étaient creusées partout sur son corps, que même ses tatouages ne parvenaient plus à cacher. Ses muscles avaient fondu, révélant un corps hâve, pathétique. Inhumain.

— Nous serons bientôt à destination, dit-elle soudain, faisant sursauter le professeur.

Ses chaussures magnétiques le retinrent d’être propulsé contre le plafond de la salle de confinement.

— Qu’est-ce que ça fait… d’être avec lui… De l’entendre ?

Une alerte retentit. Pradip regarda l’écran de son communicateur : les enregistreurs de bord venaient soudainement de s’arrêter ainsi que toute une flopée de systèmes secondaires.

— C’est vivre dans le plus mélodieux des vacarmes, dit-elle. C’est être subjugué par la puissance de la pensée, par sa simplicité. C’est découvrir l’impermanence.

Des larmes coulèrent le long des joues du professeur.

— Qui parle en ce moment ? Est-ce Miako ou Helios ?

— Je suis Miako et Helios.

— Miako… Je… Je dois te dire. Si tu ne m’avais pas connu, tu ne serais peut-être pas là.

— Pas important, dit-elle.

Pradip eut envie de hurler.

— C’est quoi la suite ?, demanda-t-il.

— Les hommes doivent revenir en arrière. La simplicité est la réponse que vous cherchez et que vous refusez d’entendre. Vos plus grands sages l’ont compris, mais vous les ignorez.

Il grimaça. Pourquoi était-ce si compliqué de communiquer avec cette entité ?

— Faire marche arrière ? La simplicité ? De quoi parles-tu ?

— L’essaim de Dyson n’est pas le progrès.

— L’essaim est la réponse à tous nos problèmes d’énergie ! Tu le sais Miako. C’est pourquoi nous devons le redémarrer.

Une alarme hurla soudain : la température de Miako croissait de nouveau. Cinquante pour cent des ressources de refroidissement étaient mobilisées, en constante augmentation.

— Vos corps ont l’énergie. Vous devez apprendre à la contrôler par l’esprit, à la cultiver, à vivre en harmonie avec votre Terre.

— Les formules mathématiques ? C’est la solution n’est-ce-pas ?

— Non. Les bombes à antimatière non plus.

La colère et la peur croissaient en lui.

— Nous avons besoin de cette énergie, Helios. Nous en avons besoin pour survivre sur Terre. Pour explorer. Pour nous chauffer, nous nourrir, nous soigner…

— Vous en avez besoin pour vous détruire. Vous l’utilisez pour nous détruire.

Une nouvelle alarme sonna. La température s’accentuait encore.

— L’essaim est inutile, ajouta le corps de la jeune femme.

— Nous ne faisons pas de mal…, supplia Pradip. Nous récoltons l’énergie dont nous avons besoin. Je ne vous veux pas de mal.

— Le mal est un concept primitif. L’essaim est une idée sans futur. L’homme esclave de l’homme. La technologie qui répond aux problèmes qu’elle engendre. La quantité d’énergie utilisée par votre espèce est corrélée à ses capacités de dévastation.

L’alarme retentit de nouveau.

— Miako, que se passe-t-il ?

— Changement. Mutation. Je parle les mots d’Helios.

La navette tout entière se mit à vibrer, comme secouée par une tempête.

Pradip sortit de la salle de confinement et couru en direction du poste de pilotage. Il sentait une pression, comme si l’accélération de l’appareil grandissait. Les diagnostics lui confirmèrent que la navette plongeait vers le point chaud plus rapidement que prévu.

La température dans la chambre de confinement progressait encore. Les échangeurs thermiques fonctionnaient à présent à quatre-vingt-quinze pour cent de leurs possibilités.

De nombreux systèmes tombèrent soudain en panne. Les programmes d’analyse de trajectoires renvoyèrent des données fantaisistes. Les senseurs du bouclier thermiques lâchèrent. Le système de guidage des missiles fut victime d’une erreur critique.

Pradip passa en protocole d’urgence. L’équipement extra véhiculaire contenu dans son siège se referma sur lui. Son casque bascula en respiration sur réserves.

— Icare ! Puis-je éjecter la chambre de confinement de Miako ?

— Négatif. Système défaillant. Opération manuelle obligatoire.

Le professeur subissait douloureusement l’accélération de l’engin. Il se leva et fut déséquilibré par la poussée. Il bascula en arrière et heurta brutalement le sol, ce qui lui coupa la respiration. Il paniqua et se redressa péniblement pour vérifier l’intégrité de sa tenue. Un diagnostic médical apparut sur sa visière, lui indiquant un rythme cardiaque trop élevé.

Il grogna de terreur, de douleur et d’effort. Il activa d’une pression du menton la fonction exosquelette de sa combinaison. Il progressa lentement, mais sans efforts. Les lumières épileptiques hachaient l’habitacle.

Il parcourut les dix mètres qui le séparaient du sas de la salle de confinement et y parvint à bout de souffle.

— Éjection préventive du cœur du réacteur à fusion, hurla une voix désincarnée.

Elle fut immédiatement suivie d’une déflagration.

L’intérieur de l’habitacle bascula brutalement, projetant Pradip contre la porte. L’appareil vrillait en tous sens et les avaries systèmes empêchaient l’IA de navigation de rétablir sa trajectoire.

Il ouvrit les yeux, ignorant les douleurs qui saccageaient son corps. Il voyait Miako, là de l’autre côté du hublot. Elle le dévisageait avec une sérénité presque surnaturelle au milieu d’un maelstrom d’étincelles, de gaz et de débris. Son corps semblait sur le point de se disloquer, mais elle souriait.

Il tendit le bras en direction de la poignée de libération, beuglant de douleur sous l’assaut des poussées anarchiques. L’exosquelette lutta. Les servomoteurs rugirent.

Il abaissa la manette dans un hurlement de rage et de chagrin. Un grondement mécanique déchira l’atmosphère raréfiée. Ses yeux croisèrent ceux de Miako. Il eut l’impression qu’elle disait adieu.

La chambre de confinement fut emportée avec une brutalité prodigieuse. La porte sur laquelle reposait Pradip fut aspirée à sa suite alors que sa main tenait encore la poignée d’éjection.

L’Icare se disloqua en une neige de polymères et de poutres.

Le soleil tournait autour de lui. Le professeur vrillait en tous sens, malade de nausée. Son casque affichait des alertes insistantes. Sa vision s’obscurcit. Sa main droite avait été arrachée, du sang bombardait le vide. Il avait froid et mal. Il vomit.

Le colmatage intégré referma la manche du professeur.

Puis l’obscurité s’engouffra en lui.

#

Le soleil l’observait au loin, orbe jaune dont la luminosité était filtrée par la visière.

Il se réveilla au son d’une alarme.

Sa combinaison lui avait donné les premiers soins et stabilisé sa trajectoire dans le vide. Son diagnostic médical était sombre : une main manquante dont le moignon avait été cautérisé, déshydratation, arythmie, probable commotion cérébrale. Seul un miracle lui permettrait de s’en sortir vivant.

Une fenêtre contextuelle lui indiqua qu’il approchait du point de transfert à la vitesse de quarante mille kilomètres heure. Ses propulseurs étaient inutiles contre la force gravitationnelle de l’anomalie.

Les drones de secours étaient en route, mais ils n’arriveraient pas sur zone à temps pour le sauver.

Il scanna les fréquences disponibles. Il n’y avait rien. Aucun relais, aucun satellite, aucun vaisseau qui puisse retransmettre un message. Il allait devoir se contenter d’émettre.

Il étouffa un sanglot. Sa combinaison lui administra une nouvelle dose d’anti-douleurs.

L’épuisement rapide de ses batteries l’inquiétait. Bientôt, sa tenue ne serait plus en mesure de le soigner, de maintenir actifs les transpondeurs ou même de gérer le système de recyclage d’air et de chauffage. Il mourrait de froid ou de chaud, de douleur ou d’asphyxie.

Pourquoi être venu ici ? Il avait été idiot, aveuglé par sa fascination pour cette… chose. Cette abomination.

Non. Il était venu pour Miako. Pour lui dire “au revoir”.

Il gémit. Ses pensées étaient une tumeur compacte faite de confusion et de colère.

— Enregistrement, dit-il.

Il fit une pause.

— Je suis Pradip Singh, Professeur d’astrophysique, lead scientifique de l’Essaim de Dyson. L’Icare a été détruit. Je plonge en direction du point chaud trop vite pour que les secours puissent m’atteindre. Je ne sais pas si quelqu’un aura un jour ce message. Je voudrais dire que… Pardonne-moi Juliette pour ce que j’ai fait. Je… J’ai été en dessous de tout. Je vous ai fait du mal, à toi et aux enfants. Je vous souhaite le meilleur pour la suite. Je vous souhaite d’être heureux. Je… Je vous aime…

Il se tut alors que des larmes flottaient dans l’espace confiné de son casque. La température de sa combinaison augmentait dangereusement.

— Je ne sais pas quelles sont les raisons de l’avarie catastrophique de l’Icare. Peut-être le point chaud émet-il une forme de champ d’énergie qui perturbe nos systèmes. Je pense qu’une analyse…

Une alarme s’afficha sur sa visière. L’enregistrement venait de s’interrompre.

— Ok, ok… Bien. Ça fera l’affaire. Emission sur toutes les fréquences, ordonna-t-il.

Le système refusa. La douleur dans son bras bondit de manière fulgurante. Le professeur hurla si fort dans le casque qu’il crut un moment devenir sourd.

Il pleura, s’agitant tel un pantin grotesque dans le vide.

— Envoi !

Refus.

— Envoi, envoi, envoi, ENVOI ! MERDE !

Le transmetteur indiqua une erreur critique. La couche logicielle de sa combinaison s’arrêta.

Il n’avait pas imaginé que la fin viendrait à lui aussi vite.

Il pleura comme un gosse. Il se sentait abandonné, détruit.

Soudain, l’univers changea. Une lumière intense l’illumina. Elle était douce, comme une caresse. Elle évoquait la chaleur du printemps, une pluie d’été rafraîchissante.

Un objet progressa vers lui, dont il fut incapable de déterminer les contours. Ses capteurs détectaient bien quelque chose, mais ils ne parvenaient pas à l’analyser.

Cela ressemblait à une ligne ondulante de lumière, comme une fissure irrégulière et mouvante dans l’univers. Elle irradiait une puissance terrible et rassurante.

Puis, elle changea en un cube impossible. Le prisme translucide aux arêtes brillantes projeta des vecteurs irisés qui subjuguèrent l’esprit du naufragé par leur rapidité, leurs couleurs et leur beauté. La forme se multiplia, se propagea à l’infini en fractales colorées, dévorant l’obscurité de l’espace jusqu’à l’englober. Des images naquirent dans son esprit, des souvenirs inconnus, des idées nouvelles, des savoir prodigieux. L’anomalie était une clé qui libérait des territoires nouveaux et palpitants.

Adieux…, ressentit-il Miako, quelque part dans le vide.

Il tenta de la retenir. Il ne rencontra que le néant.

Les fractales fanèrent et disparurent. Tout redevint sombre.

Mais, il ne s’en souciait plus : il était plongé dans un état de béatitude mystique.

Il se laissa dériver, inconscient du temps et des douleurs, ignorant la possibilité de sa mort prochaine.

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