1.1
Hilare, la Fouine les regarda disparaitre, l'un après l'autre.
Le soleil est encore haut dans le ciel. L’heure du Triton touche pourtant à sa fin. S’en suivra l’heure du Serpent. Durant celle-ci, il est de coutume que tout le monde fasse la sieste. Les souriceaux en ont autant besoin que les adultes. Rien de tel qu’une bonne sieste pour requinquer les Trappeurs qui ont passé la matinée à dénicher de quoi nous sustenter.
Pour moi, c’est différent. Je ne suis plus une souricette ! Mais ma formation pour rejoindre les Trappeurs vient à peine de commencer. Les adultes ne me convient pas encore à leurs expéditions. Je ne ressens donc aucune fatigue justifiant que je m’endorme. Alors, tandis que je termine mes graines de tournesol, j’adresse un geste du museau à Dain. Il a le même âge que moi, on a l'habitude de toujours faire les quatre-cents coups ensemble. Il comprend de suite ce que je propose et me répond d’un hochement. Dès qu’on en aura l’occasion, on se faufilera discrètement en dehors de notre campement pour rejoindre nos amis grenouilles et nous entraîner en secret à leurs côtés. Ce n’est pas que les adultes nous l’interdisent, mais les plus vieux sont trop attachés aux traditions. Pour Bertelot, notre instructeur, une session journalière à l'heure du Hérisson, avant de se coucher, suffit.
Alors que la plupart des adultes se plongent déjà dans leur couchette, Ioco attire à lui tous les souriceaux et souricettes. Comme à son habitude, il va leur conter une brève histoire dont il a le secret pour qu’ils fassent de beaux rêves. Je crois que je les connais toutes par cœur, alors c’est sans regret que je m’éloigne de notre campement.
Nous sommes arrivés à Denbros il y a cinq jours, après deux bonnes semaines de marche. C’est un village particulier, uniquement peuplé de Grenouilles. Toutes leurs huttes sont montées sur pilotis, au-dessus même de la Mare Cage. Oh, elles sont toutes le long du bord, mais cette proximité leur est nécessaire. D’après nos amis, les bébés vivent uniquement sous l’eau. J’avoue que j’ai beaucoup de mal à me le figurer ! Moi qui rechigne déjà à faire ma toilette... Ceci dit, cela explique sûrement en quoi leur maitrise de la magie est si différente de la nôtre.
Lorsque nous pénétrons dans le village, il y a peu de mouvements. Comme chez nous, la plupart des adultes se reposent. Les rayons du soleil tapent fort, les efforts sont à proscrire, plus encore pour les batraciens qui, d’après nos nouveaux amis, ont besoin de garder la peau humide pour rester en bonne santé. Néanmoins, nous repérons Kelby et Murel qui nous font signe depuis le toit de leur maison. Comme nous approchons, ils en profitent pour faire une petite pirouette avant de nous rejoindre. Quels crâneurs ! Ils nous entrainent ensuite un peu plus loin, près de la réserve de bois. C’est le seul bâtiment de Denbros à ne pas se trouver par-dessus l’eau, afin de conserver le bois au sec.
— Prêts à être épatés ? demande Kelby. Je me suis exercé toute la soirée, hier !
— Ça, c’est quand il était pas occupé à s’empiffrer de pain aux moucherons, le railla sa sœur d’un air moqueur.
Kelby lui répond d’une grimace puis se tourne vers la Mare Cage. Curieux, Dain et moi nous rapprochons. Ses mains bougent de manière chaotique. Il est si concentré que sa langue pendouille de ses lèvres. Mais ses efforts sont récompensés ! Un petit filet d’eau suit les mouvements de ses pattes palmées et s’extirpe de la Mare. Elle prend la forme d’une anguille qui semble nager à l’air libre.
Quelle merveille ! Je ne peux dévier mes mirettes de l'exploit de Kelby ! J’applaudis volontiers, imitée par Dain qui se mord les lèvres avec une certaines envie. Nous ne serons sûrement jamais capables de faire la même chose. Par contre, Murel, plus boudeuse, n’hésite pas à sauter dans la Mare sans prévenir. Non seulement, elle nous éclabousse, mais en plus, elle déstabilise son pauvre frère dont le poisson magique s’effondre en une petite flaque.
— Tu l’as fait exprès ! se fâche ce dernier.
— Oh, c’est bon, Kel’, j’ai juste voulu t’empêcher de gonfler jusqu’à éclater de fierté !
— C’est parce que t’es jalouse !
— Pourquoi je serais jalouse d’un gamin qui ne m’a jamais battu à la nage ?
— Stop ! intervient Dain en se plaçant entre les deux, tout en essayant de ne pas tomber à l’eau. Vous allez réveillez les autres Grenouilles à vous disputer comme ça !
— Puis nous aussi, on veut vous montrer les résultats de nos efforts !
Nous autres, Souris, n’avons aucune affinité avec l’eau. Mais nous ne sommes pas en reste pour autant. Je farfouille un peu le stock de bois jusqu’à dénicher une belle brindille. Pas n’importe laquelle, j’en veux une droite, pas trop grande, un peu comme la Ronce de ma mère ou de Bertelot. Quand je serai devenue Trappeur confirmée, j’en recevrai une, moi aussi. J'en rêve chaque soir ! En attendant, cette baguette fera l’affaire. Je demande aux autres de s’écarter et la plante à mes pieds. Elle se brise aussitôt. Murel et Kelby sont hilares. J’essaie de cacher ma frimousse dans mes oreilles. Puis une patte se pose sur mon épaule. C'est Dain qui me tend une autre branche, plus solide, avant de s’éloigner de quelques pas. Je lui adresse un regard en remerciement.
Cette fois-ci, je place le bout de bois contre moi, de manière à pouvoir le récupérer facilement sans risquer de le casser. Je dois d’abord me concentrer et en appeler à toute l’énergie de mon corps. Pour cela, je ferme les yeux. J'écoute les battements de mon cœur. Les bras proches de mon torse, mes doigts s’alignent sur mon rythme vital et malaxe l’air comme s’il s’y trouvait une boue invisible.
Je répète les gestes pendant un petit instant avant d’entendre les exclamations des Grenouilles. J’ouvre mes mirettes et souris. Pour la seconde fois de ma vie, j’ai réussi ! J’ai créé une flamme que je maintiens entre mes pattes. Heureusement, je ne cuis pas ! Cette chaleur est une extension de moi, une manifestation de mon être, comme dirait le vieux Bertelot.
De son côté, Dain a imité mes mouvements. Il parait si concentré qu’on dirait qu’il fait ses besoins. Mais aucune étincelle à l’horizon. Je ne suis pas là pour le railler, ceci dit. Cela fait deux semaines que nous essayons, sous les instructions de Bertelot. Ce n’est qu’une question de jour avant que mon ami réussisse à son tour.
Néanmoins, je ne veux pas en rester là. Faire apparaitre la flamme n’est que la première étape. Chez nous, les Trappeurs sont capables d’enduire leurs armes de cette flambée sans qu’elle ne la consume. C'est une manière de menacer les prédateurs qui feraient de nous qu'une bouchée. C’est l’occasion d’essayer ! Si c'est un succès, je pourrai peut-être même demander à rejoindre l'équipe avant l'âge ?
Je m'extasie en voyant la brindille s'enflammer. Mais je réalise vite que le feu échappe à mon contrôle. Non seulement il commence à dévorer le bois, mais en plus je ressens sa chaleur lécher mon beau pelage. Sous la surprise, je lâche mon arme de fortune. Catastrophe… Ma flamme trouve d’autres bouts de bois et commence à s’étendre.
— Oh non !
Mon feu dévore sans retenue les fagots de bois qui trainent négligemment par terre. Je regarde autour de moi à la recherche d'une solution, mais je ne sais pas quoi faire ! Hier soir, la flamme s’était éteinte toute seule quand j’avais cessé de me concentrer pour la maintenir. Mais maintenant qu'il a du combustible, le feu n’a plus besoin de moi ! Qu’est-ce que j’ai fait ? Par ma faute, Denbros va s’embraser !
— Ecarte-toi, Eli !
Une anguille d’eau plonge alors sur mes fautes et éteint mes peurs. Le Mulot soit loué, Kelby était là ! Je me rends compte que je me suis vite emballée pour pas grand-chose… Seuls quelques morceaux de brindilles ont fait les frais de ma bêtise. Murel, elle, rigole aux larmes.
— Tu aurais vu ta frimousse ! se moque-t-elle.
— Arrête, j’ai eu peur qu’on finisse tous en grillade !
— C’est pas quelques étincelles qui vont faire cramer la Mare !
Elle a raison, mais je suis quand même un peu vexée. Il m’a fallu plein d’efforts pour parvenir à un tel résultat. Mais je reconnais que ce n’est rien comparé à la maitrise de Kelby. Dain, lui au moins, se contente d'un sourire compatissant.
— C’est déjà pas mal, Elisolth ! clame soudain une voix que je reconnais. Beau boulot !
Je reconnais la voix de Symon. Il a quelques semaines de plus que Dain et moi, et il vient tout juste de rejoindre les Trappeurs. Surtout, il s’agit du fils de notre chef, en témoigne sa belle cape de feuille d'érable. Il prend souvent part aux entrainements de Bertelot avec nous. Il n’a jamais tari d’encouragements à notre encontre. J’essaie de cacher à quel point ses compliments me touchent, alors je me mets à triturer le nœud de tissu pourpre autour de mon cou. Vu les regards de mes amis, ce n'était pas ma meilleure diversion.
Symon se dirige vers nous avec un grand sourire. Lui et son père étaient partis à l’heure de l’Ecureuil pour participer à une chasse à la Fourmi en compagnie des hauts responsables de Denbros. Un autre que lui s’en serait vanté, mais Symon profite plutôt de l’instant pour nous faire une démonstration de la maitrise du feu. Devant nos yeux, il dégaine sa Ronce. L’épée de bois est garnie d’épines. Sans prendre la peine de passer par la sphère de chaleur, une flamme enveloppe soudain son arme, et même sa patte. Mais il n’en éprouve aucune gêne. Il ne fait qu’un avec le feu. Même une pirouette de Murel ne change rien à sa maitrise parfaite du Pyrocoeur. Lui et le feu ne font plus qu'un.
Nous passons le reste de l’heure du Serpent à suivre les conseils de Symon. À son terme, je ne suis toujours pas capable d’enflammer mon arme sans dégât. Dain, par contre, est parvenu à m’égaler ! Il est si surexcité par sa prouesse que son feu s’éteint bien vite. Si je n’avais pas peur des remontrances, j’aurais presque envie de dire que Symon est meilleur enseignant que le vieux Bertelot.
Pendant que nous perfectionnons notre art, les deux grenouilles nous encouragent depuis la mare. Quand pointe l’heure du Lièvre, alors que nous allions rejoindre les adultes et les aider aux travaux ménagers, nos amis sortent avec précipitation et observent l'eau avec inquiétude. Quand je leur demande ce qui leur vaut ce changement soudain d’attitude, Kelby me montre des bulles au loin.
— Qu’est-ce que c’est ? s’étonne Dain avec une grimace.
— Le Dytique, souffle Murel. C’est lui qui a mangé nos frères et sœurs.
Je déglutis. C’est la première fois que j’entends le nom de ce monstre. Je le retiendrai. Nous autres, Souris de Tanière, avons déjà de trop nombreuses fois croisé la route de prédateurs. Mantes, Araignées, et surtout, Fourmis... Et dire que je pensais que nous étions en sécurité à Denbros. Peut-être que je me trompais ? Mais nos amis nous rassurent. Le Dytique ne chasse que sous l'eau. Nous, nous ne risquons donc rien.
Enfin, j'espère...
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