1.2
Mensonges et rumeurs étaient ses armes les plus terribles. Mais les dangers étaient encore plus vils lorsque la Fouine usait de la Vérité.
Estevot m’accueille dans son logis après notre partie de chasse. En tant que Chef du village des Grenouilles, il jouit d’une demeure plus vaste, au centre même de Denbros. Il y dispose d’un nombre peu commun de sièges. Je comprends vite pourquoi. C’est ici qu’il a l’habitude de tenir des réunions avec les sages batraciens. Le reste la pièce est étrangement vide. Juste quelques tonnelets et une grande armoire.
— Installez-vous, Goscelin, m’invite-t-il en désignant une chaise. Vous prendrez bien une coupe de vin ? On le fait venir de Picoton.
— J’en serai ravi.
Il ne serait pas poli de ma part de refuser l’hospitalité. Néanmoins, j’appréhende la suite. La partie de chasse s’est passée sans encombre. Alors pourquoi vouloir me parler à part, loin des miens ou des siens ? J’ai noté une certaine gêne dans sa voix en me conviant ici. J’ai remarqué le regard des anciens qui nous accompagnaient.
Estevot est une grenouille plus grande que la moyenne. Sa peau est d’un joli vert émeraude. Mais l’appréhension se lit sur ses traits. Je ne peux qu’attendre que tombe le couperet de l’annonce qui, j’en suis sûr, ne va pas me plaire. Il retarde l’échéance en prenant son temps pour remplir nos coupes. Je ne sais pas si je dois l’en remercier ou non.
— Santé, lance-t-il en tendant sa coupe après avoir servi la mienne. À votre voyage !
— Au roi.
Il écarquille un œil, mais se passe de commentaire. Bien sûr, les Batraciens ne vivent pas sous l'autorité du Roi. Je sais qu'ils n'apprécient que peu leur Baron. Il ne peut comprendre la loyauté qui m'anime. Nous buvons chacun une gorgée et je plonge ensuite mon regard dans le breuvage. Le vin est bon, c’est déjà ça…
Malaise et silence dansent devant nos regards fuyants. Quand il s’éclaircit enfin la voix, je soupire et relève le museau, attendant la sentence.
— Vous ne pouvez plus rester à Denbros.
Bien sûr. Je n’avais pas prévu de passer le reste de ma vie près la Mare Cage. Notre départ était prévu. Mais l’entendre de la bouche de nos hôtes donne un goût amer au vin.
— Nous partirons demain, à l’heure du Phalène. Estebot, puis-je au moins vous demander pourquoi vous requerrez notre départ ?
— Les Grenouilles ont toujours accordé beaucoup d’égard au devoir d’hospitalité, commence-t-il avec un air coupable. Mais des rumeurs sont parvenues jusqu’à nous.
Je sens le feu de mon cœur envelopper mes pattes de rancœur. Naturellement, l’une se pose sur la garde de mon arme.
— Je ne sais quel crédit accorder à ces paroles de Fouine, reprend-t-il. Néanmoins, si les Bêtes divines en ont après vous, vous conviendrez que nous ne pouvons pas vous protéger.
— Cela s’entend.
Malgré ma réponse, ma voix est glaciale. Les douze Bêtes divines sont l'Autorité Suprême de nos terres. Or, partout où nous allons depuis ce jour maudit où Tanière a été décimé, la menace du Serpent et du Rapace pèse sur nous. La peur est une épidémie que nous répandons sans le vouloir autour de nous. J’avais espéré qu’Estebot ne soit pas de ces couards. L’avoir vu à l’œuvre contre les Fourmis, aujourd’hui, m’avait laissé cet espoir fou qu’il ne soit pas comme les autres. J’ai été bien naïf.
— Nous devons aller à Citadelle. Puis-je au moins consulter vos cartes ?
Il approuve d’un hochement de tête. Il fouille dans son armoire avant de revenir avec une peau sur laquelle tous les alentours de la Mare Cage ont été dessinés. Je m’y penche sans croiser son regard et écoute ses instructions.
— Le pont pour rejoindre la route vers Picoton est par là. Vous y parviendrez d’ici trois jours de marche, en suivant cette route…
— Y a-t-il une raison pour que nous fassions pareil détour ? Si nous avancions tout droit, nous y serions en deux seulement, peut-être même dès demain soir.
— Vous passeriez par les Terres du Baron, me met-il en garde, l’air inquiet. Je vous le déconseille fortement.
J’acquiesce, mais je n’en ai cure. Vu l’expression d’Estebot, je ne dois pas être plus doué que lui pour cacher mes pensées.
— Goscelin, le Baron est impitoyable. S’il vous tombe dessus, même les Bêtes divines seront le cadet de vos soucis.
— C’est un vétéran de la Guerre des Rats. Tout comme moi. Il ne nous fera pas de mal.
— Votre rôle de Chef est de protéger vos Souris !
— Mon rôle de Chef n’est pas d’écouter les craintes de quelques lâches sans ambition.
Sur ce, je prends congé. Je ne prends même pas la peine de finir ma coupe de vin. Estebot essaie de me retenir d’une main, mais il a un geste de recul en sentant la chaleur de ma rage. Ma décision est prise. Puisqu’ils veulent qu’on parte, nous le ferons.
Plus vite j’aurai rejoint le Roi, plus vite je recevrai les honneurs que je mérite.
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