1.3

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Deux Bêtes naquirent du même œuf. Silence et Mort étaient nés. 


 Quand nous revenons vers les nôtres, nous les trouvons en pleine effervescence. Père, le chef du village, a rassemblé tous les adultes. Il a la mine grave. Tout le monde l’écoute avec attention. En m’approchant, je comprends de quoi il en retourne et je manque de tomber sur mes fesses. Les Grenouilles nous demandent de partir.

 J’ai passé toute ma journée en leur compagnie et aucun indice ne me laissait penser qu’elles avaient pris une telle décision. Bon, les deux adolescents n’avaient sûrement pas été consultés. Mais lors de la chasse, nos efforts coordonnés étaient une belle preuve de la cohésion entre nos deux peuples. Alors pourquoi nous chasser ?

 Tandis que je rajuste ma cape d'érable, j’entends Elisolth et Dain se poser tout haut la question. Ce ne sont pas les seuls. D’autres restent dignes, peut-être un peu résignés. Pour toute réponse, Père se contente d’hausser les épaules.

Moi, je pense que les Grenouilles ont peur des menaces qui pèsent sur nous.

 Je débutais à peine ma formation quand Tanière a été attaquée par le Serpent et le Rapace. Les Bêtes Divines du Silence et de la Mort, rien que ça... Père et Mère m’ont forcé à fuir. Je reconnais qu'après les avoir vus à l' œuvre, je ne demandais pas mieux. Notre village a été décimé. Mère a disparu entre les serres du Rapace. Mais grâce à une intervention d’Alastair, notre prêtre, le courroux des Bêtes jumelles s’est apaisé.

 Père m’apprit par la suite qu’ils n’avaient pu fournir les sacrifices de nourriture nécessaires pour les satisfaire. Chaque mois, nous payions un tribu, mais j'ignorais que celui-ci était si coûteux. Était-ce une raison suffisante pour détruire Tanière ? Les Bêtes divines sont bien cruelles… Mais leurs forces nous dépassent.

 Alors, depuis ce jour, nous sommes en exil. Notre objectif ? Citadelle, la plus grande ville du peuple des Souris. Père y est né. Il dit que nous serons accueillis et relogés. Que nous y vivrons une nouvelle vie, en paix. Loin du tumulte divin, sous la protection du Roi.

 Mais le trajet est long pour nos petites pattes. Et les dangers sont nombreux. Les Fourmis nous attaquent régulièrement et les Trappeurs affrontent mille dangers pour nourrir Tanière. Depuis ce jour, déjà dix-huit des nôtres ont péri.

 Arriver à Denbros a été un soulagement incommensurable. La proximité du village nous assurait une certaine sécurité, et les ressources primaires ne manquent pas. De plus, la bienveillance des Grenouilles était un véritable plaisir. Jusqu’à aujourd’hui.

 Mes compagnons font grise mine. J’essaie de leur remonter le moral. Chaque jour de voyage nous rapprochera de Citadelle, après tout. Nous allons nous serrer les coudes et ce pénible voyage prendra fin. Les plus jeunes m’écoutent et ne se laissent pas abattre. Pour les adultes, c’est plus compliqué.

 Si certains essaient de garder le sourire, d’autres murmurent entre eux. Je repère même Figment jeter des regards assassins à Père. Depuis notre départ, cet agitateur est le premier détracteur de son autorité. Alors que tout le monde se remet au travail pour se préparer à la nuit, il se dirige vers Alastair. Je ne sais pas ce qu’il lui dit, mais la colère anime ses paroles. Qu'est-ce qu’il attend de notre prêtre ? Pas une réponse en tout cas. Le Serpent lui a réclamé sa langue pour pardonner nos péchés.

 — Symon, on peut te parler un instant ?

 Je me retourne, surpris. C’est Ioco qui vient de m’interpeller. Notre barde soutient du mieux qu’il peut une souris. Je la reconnais. C’est une trappeuse qui, jusqu’à il y a peu, faisait équipe avec son mari. Quelques jours avant que nous arrivions à Denbros, ce dernier avait demandé à ce qu'elle ne participe plus aux expéditions. Vu son ventre bien arrondi, cela avait immédiatement été accepté. Puis il n’était jamais revenu de sa première mission en solitaire.

 — Ferine est censée mettre bas demain, indiqua Ioco, le regard suppliant.

 — J-Je p-pensais… pensais pr-profiter d-du village…

 Je déglutis. Pour cette jeune veuve, notre départ anticipé est la pire des nouvelles.

 — Parle à ton père, me quémande le barde. Il ne m’écoute pas, mais toi, c’est différent.

 Je leur promets d’essayer, ce qui les rassure plus que je ne le suis. Mais je ne me fais pas d’illusions. Alors, pendant que Père m’explique avec lassitude qu’il n’a pas eu le choix, je réfléchis déjà à une autre solution. Je lui demande donc que la permission de pouvoir veiller sur Ferine, afin que l’accouchement se passe pour le mieux.

 Je sais qu’il va rechigner à me laisser en arrière avec elle. Depuis la mort de Mère, il n'aime pas que je me mette en danger. C'est à peine s'il accepte de me laisser participer aux missions des Trappeurs. Alors il accepte que, le moment venu, nous fassions une pause pour laisser les souriceaux voir le jour. Avec tous les disparus, les naissances sont précieuses. Mais cela va nous retarder.

 Fort de ma demi-victoire, je cours prévenir Ferine. Sa crise de larmes se calme, un peu. Elle comprend mes explications. C’est mieux que rien, dit-elle. Je lui assure que je veillerai personnellement à ce que tout se passe bien. Je ne laisserai aucun prédateur s’en prendre à elle ou aux petits. Alors elle sourit et sèche son museau d’un revers de patte.

 À l’heure du Hérisson, juste avant d’aller nous coucher, Ioco raconte une histoire, tout en agrémentant celle-ci de la musique de sa mandoline. Depuis le temps, tout le monde connait son répertoire. Mais nous nous taisons poliment, même les plus jeunes. Ces contes sont un rituel qui donne à notre tribu un peu de cohésion. J’en profite néanmoins pour me faufiler vers Elisolth et Dain.

 — Les amis, je vais avoir besoin de vous, demain. Vous n'êtes pas sans savoir que Ferine va bientôt donner naissance à ses petits ? C'est prévu pour demain.

 — Par ma moustache ! s'exclame Dain. Voilà une bonne nouvelle !

 — Oui et non, car la pauvre sera à la merci des prédateurs. Je compte veiller sur elle. Mais je ne dirai pas non à un coup de pattes. Je peux compter sur vous ?

  Ma requête les remplit de fierté et ils acceptent sans broncher. Ce ne sont pas encore de grands guerriers, mais le soutien moral sera plus que nécessaire pour soutenir la future mère.

 Le lendemain, nous nous réveillons à l’Heure du Phalène. Le soleil commence à peine à se lever, il fait encore un peu sombre. Nous remballons notre matériel rapidement et formons la caravane. Quelques Grenouilles sont venues nous dire aurevoir. La plupart des adultes les ignorent. La rancune est un poison contre lequel ils ne veulent pas lutter. Elisolth et Dain, par contre, vont serrer contre eux Kelby et Murel. Je souris. C’est chouette de voir qu’ils sont encore amis malgré tout. Même si nous ne les reverrons certainement jamais.

 Père nous guide. Je suis confiant. Tout va bien se passer.

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