1.5
Châtaigne ! Des libellules ! C’est la première fois que j’en vois de si près. Elles sont beaucoup plus grosses que ce que je pensais. Et en plus, ces insectes filent à une vitesse hallucinante ! Elles nous survolent et passent au-dessus de nos têtes comme des flèches. Elisolth et moi-même nous serrons contre Ferine pour faire barrage de nos corps. Je ne suis pas rassuré. Pas du tout.
Pourtant, autour de nous, les Trappeurs s’organisent pour assurer nos défenses. Symon en tête, ils brandissent leurs Ronces enflammées pour tenter de les faire fuir. Rien n’y fait. Aussitôt une libellule s’éloigne-t-elle qu’une autre prend le relais.
L’une d’elle, un peu plus grosse, fait du surplace. On dirait qu’elle provoque les Trappeurs. Moi, je remarque surtout ses énormes mandibules. Elle les fait claquer devant Symon qui feinte un coup de Ronce sans parvenir à l’effrayer.
— Dain !
Je sursaute à l’appel d’Elisolth. Mon amie a l’air très inquiète, mais ce n’est pas les libellules qu’elle regarde. Entre nous, Ferine halète. On dirait qu’elle est en train de faire un malaise, elle a du mal à tenir debout. Se pourrait-il que…
— Oh, châtaigne…
Je l’aide à s’allonger. Mon amie va lui tenir la tête pour éviter qu’elle se blesse et… elle me laisse à l’avant !? Si mon pelage n’était pas déjà blanc, je crois que je perdrai toutes mes couleurs sur le coup.
— H-Hey, attends ! Je vais pas…
Ferine ne me laisse pas le temps de me plaindre qu’elle hurle. Elisolth me fait signe de me pencher pour … oh non !
— Qu’est-ce que je dois faire !?
— Je sais pas, encourage-la ! me répond précipitamment mon amie, l’air tout aussi perdue que moi. Et prépare toi à attraper le bébé !
— J-Allez, Ferine, t-tu vas y arriver !
Pendant que la presque mère hurle de douleur, je me tiens prêt à intercepter le nouveau-né pour ne pas qu’il se blesse par terre. J’essaie de ne pas regarder. De un parce que ce serait très impoli de ma part, et de deux parce… parce que j’ai pas envie de voir ça, tout simplement ! Alors, tout en lançant des formules toute faite à Ferine, je regarde aussi ce qu’il se passe autour de nous.
Les adultes qui étaient devant ont rappliqué et prêtent main forte aux autres pour effrayer les libellules. Mais celles-ci sont tenaces. Le feu ne semble pas les effrayer.
La plus grosse fait toujours face à Symon. Ses mandibules claquent avec provocation. Notre ami hésite. Comme je le comprends ! Je suis sûr qu’elles peuvent nous couper une patte, comme ça !
Plus loin, une libellule s’agite plus que les autres. Elle est aux prises avec le vieux Bertelot, notre instructeur. J’ai une vision d’horreur en constatant que sa patte gauche se trouve entre les mâchoires de l’insecte. Pourtant, je l’entends se moquer d’elle d’ici. Il profite de l’avoir coincée et la force à rapprocher sa tête avant de planter sa Ronce dans un de ses énormes yeux. La libellule lâche l’affaire et s’enfuit en zigzaguant maladroitement. Je relève le museau pour voir avec surprise que le bras de Bertelot est toujours là. Il n’y a même pas de sang…
— Ne craignez rien, elles sont impressionnantes, mais pas mortelles ! crie le vétéran.
Ouf… C’est une bonne nouvelle ! Ceci dit, si nous ne sommes pas des proies, je me demande bien pourquoi elles s’en prennent à nous… Traversons-nous leur territoire ? Ou bien…
C’est un cri qui me ramena à la réalité et me fit comprendre la vraie raison de leurs assauts. Ce n’est pas nous que veulent manger ces insectes. C’est le bébé qui s’apprête à naitre !
D’ailleurs, la grosse libellule se rapproche dangereusement. Symon a essayé d’imiter notre ainé, mais elle ne lui porte plus attention. Elle fait des petits aller-retours pour éviter les coups de Ronce et gagne du terrain.
Deux cris retentissent. Plus loin, Goscelin a réussi à décapiter un insecte. A quelques centimètres de moi, je rattrape un souriceau sous les cris de douleur de Ferine. Il est minuscule ! Il est tout rose et s’agite, les yeux fermés, dans mes pattes. Je suis bouche-bée, incapable de dire quoi que ce soit.
Mais Ferine n’a pas fini. Elle continue de crier de douleur. Que se passe-t-il ? Pourquoi a-t-elle encore mal ? Je me décide à regarder pour essayer de comprendre et… Châtaigne ! Il y en a un autre ?
Des battements d’ailes secouent mes moustaches. Je me retourne. La grosse libellule est à quelques pas de moi. Pire, elle a réussi à désarmer Symon. Heureusement, il est toujours là. Son bras est entouré de flammes, c’est notre dernier rempart pour éloigner l’insecte. Mais celui-ci a les yeux rivés sur le petit être que je tiens dans mes pattes…
Je suis prêt à faire mon possible pour défendre le souriceau, quitte à être blessé. Derrière moi, les cris de Ferine sont de plus en plus intenses. J’espère qu’elle ne voit pas la menace de l’insecte, dans son état…
La libellule recule soudain plus que de coutume. Mais ce n’est que pour mieux repartir à l’assaut. Elle prend de l’élan et fonce, renversant Symon et un autre Trappeur qui venait de le rejoindre. L’insecte fond sur nous. Non. Il file vers Ferine. Vers le second bébé !
Je suis paralysé. J’ai déjà un bébé entre les pattes, j’ai peur de le mettre en danger. J’entends Elisolth et Ferine crier, toutes deux pour des raisons différentes. L’insecte ne me veut pas de mal, mais sa vision me terrifie, parce que je sais ce qu’il va se passer.
Mais l’assaut de la libellule est soudain interrompu. Un gigantesque poisson vient de rentrer en collision avec elle. J’ai même l’impression qu’il l’a avalé tout rond, avant de comprendre que cet animal salvateur est entièrement fait d’eau. On dirait la magie de Kelby, mais en beaucoup, beaucoup plus impressionnante. L’insecte est propulsé bien plus loin et retombe piteusement, sonné.
Le brochet n’en a pas fini. Il continue sa nage dans les airs et fait subir le même sort aux autres libellules. Elles prennent aussitôt la fuite, à mon grand soulagement. Je laisse échapper un soupir, soulagé, puis Elisolth me donne un coup de coude. Elle est revenue devant et me tend un second souriceau. Manifestement, Ferine n’a pas encore terminé…
Finalement, elle donne naissance à pas moins de cinq bébés. Cinq ! Je n’en reviens pas ! Dire que, jusqu’à présent, nous sommes tous fils ou fille unique ! Je ne m’attendais pas à pareille portée. Ça n’a pourtant l’air de surprendre que nous… Non, ce n’est pas ça. Malgré l’importance des naissances, l’attention de nos camarades est attirée par autre chose.
Quatre grenouilles se rapprochent tranquillement de nous. Je ne pense pas les avoir vues à Denbros. L’une d’elle, celle qui mène la marche, m’impressionne. Elle est énorme et porte un étrange manteau de cuir. À en juger par sa peau, c’est plutôt un Crapaud. Il se tient droit, fier, presque hautain. Ils ont beau nous avoir sauvés des libellules, son regard ne me dit rien qui vaille.
Tandis que Symon et quelques autres Souris viennent aider et féliciter Ferine pour les naissances, Goscelin nous passe devant sans même un regard. Je remarque qu’il a l’air mal à l’aise. Bertelot et Roese, la maman d’Elisolth, l’accompagnent avec une certaine appréhension dans le regard.
— Goscelin, chef des Souris de Tanière, je présume ? demande le grand crapaud.
— Monsieur le Baron. C’est un honneur de vous rencontrer.
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