Chapitre 1 - Tout va bien se passer, Lolita
"Can I wish on a star for another life ?"
Imagine Dragons - My life ♪
Mardi 21 Octobre
Assise sur un petit siège en velours couleur bordeaux, je sentais le tissu légèrement râpeux crisser sous mes cuisses. Ma jambe droite s’agitait frénétiquement, un mouvement incontrôlable qui trahissait ma panique intérieure. Mes mains moites, aux doigts trop longs et trop maigres à mon goût, s’agrippaient nerveusement à ma jupe noire, la froissant à force de la maltraiter. Je fixais obstinément le bureau verni en face de moi, la surface brillante renvoyant un reflet tremblotant de la lumière du plafonnier. Impossible de soutenir autre chose que ce vernis impeccable, comme si mes yeux refusaient de croiser le réel.
Et puis, une main se posa sur les miennes. Une main chaude, douce, rassurante. Ce simple contact suffit à me tirer de ma transe et m’obligea à tourner la tête. Morgan. Bien sûr que c’était lui. Toujours là, toujours attentif.
Je levai les yeux vers lui, et mon regard s’y accrocha comme on s’agrippe à une corde au-dessus du vide. Ses cheveux, châtains cendrés, tombaient en mèches désordonnées sur son front et ses épaules, certaines éclaircies par la lumière, d’autres assombries par l’ombre qui traversait son visage. Il avait cette allure négligée sans l’être vraiment, comme si chaque détail de son apparence naissait naturellement de lui, sans effort.
Ses lunettes aux montures sombres lui donnaient un air grave, mais derrière les verres se cachaient des yeux d’un éclat singulier. Ils semblaient à la fois durs et fatigués, mais porteurs d’une intensité rassurante. Je n’avais pas besoin de mots pour y lire une promesse muette : il ne partirait pas.
Ses traits étaient marqués par une barbe fine qui soulignait la fermeté de sa mâchoire. C’était ce genre de visage que l’on retient, à la fois lumineux et sévère, un mélange contradictoire qui donnait envie de s’y abandonner et de s’en méfier en même temps.
Ses épaules larges, légèrement voûtées, lui donnaient l’air de porter un poids invisible, un fardeau qu’il taisait, mais que je devinais.
Il essayait de me rassurer mais je voyais clair : moi aussi, j’aurais peur, si j’étais à sa place. Peur d’être lié à quelqu’un comme moi.
— Tout va bien se passer, murmura-t-il, sa voix posée contrastant avec mon cœur qui cognait à tout rompre.
Un doux sourire étira ses lèvres lorsqu’il remarqua la manière dont je le fixais. Ce sourire avait le pouvoir de calmer la tempête, du moins pour quelques secondes.
Puis, le bruit sec d’une porte qui s’ouvre claqua dans la pièce. Je me figeai aussitôt. Le battement de mon cœur devint assourdissant, noyant tout le reste. Mes yeux se baissèrent, fixant désespérément le sol. Ne bouge pas. Ne respire pas. Peut-être qu’ils ne te verront pas.
Une chaise racla sur le sol, grinçant désagréablement dans l’atmosphère silencieuse de la pièce. Puis une voix féminine s’éleva, légèrement essoufflée mais assurée.
— Excusez-moi de vous avoir fait attendre. Je suis Mme Clavel, directrice de l’établissement Lakeside. Vous êtes bien M. Neil, tuteur de Mlle Allister Lolita ?
— C’est bien ça, Mme Clavel, répondit Morgan d’un ton courtois.
Un frisson me parcourut. Je sentais son regard. Sur moi. Lourd, intrusif. Mon ventre se noua douloureusement. Arrête de me regarder… je t’en prie. Lentement, comme forcée, je relevai les yeux.
La directrice me fixait derrière ses petites lunettes rondes, perchées sur un nez en trompette. Son visage rond, encadré par des cheveux gris strictement tirés en chignon, lui donnait une allure sévère. Mais, contre toute attente, sa voix se fit douce :
— Bonjour Lolita, je te souhaite la bienvenue au lycée Lakeside. On m’a informée, moi ainsi que les enseignants, de ton cas, et nous ferons tout notre possible pour que tu te sentes bien durant l’année.
Mon cas. Le mot résonna en moi comme une condamnation. Mon cas, voilà ce que j’étais. Pas une élève, pas une personne, mais un dossier problématique. Ce fichu “cas” qui m’avait valu des renvois successifs. Perturbatrice, qu’ils disaient. Dangereuse pour les autres, affirmaient-ils. Mais moi, je n’avais jamais rien ressenti de tel. Ce n’était pas moi le problème… pas vrai ? Je n'avais jamais voulu être un fardeau pour qui que ce soit. Je n’avais jamais compris ce qui me rendait « différente », mais tous ces regards pleins de jugement m’avaient forgé cette image de moi : l’inadaptée, l'inutile. J'étais la faute de quelqu'un, la conséquence d'une malédiction qu'on m’avait imposée. Je n’avais jamais demandé ça.
Ma gorge serrée ne me laissa passer qu’un souffle :
— Bonjour…
Le mot était à peine audible. Déjà, mes yeux retombaient vers le sol, attirés comme un aimant vers cette position de repli. Morgan posa sa main sur mon épaule. Un simple geste, mais il apaisa un peu la terreur qui me broyait.
La directrice reprit, ne perdant pas de sa contenance.
— Bien, Monsieur, j’aurais quelques formulaires à vous faire signer pour finaliser son inscription, expliqua Mme Clavel, tout en rassemblant une pile de papiers. Le délégué ne devrait plus tarder pour conduire Lolita dans sa classe. Ensuite, j’aimerais m’entretenir seule avec vous. Si vous avez des questions, n’hésitez pas.
Les mots de la directrice tournaient en boucle dans ma tête. Le délégué… conduire Lolita… classe… Je sentais une sueur froide perler sur ma peau, et ma jambe se remit à trembler nerveusement. Je redoutais ce moment. Le moment où je devrais affronter des regards inconnus, des yeux curieux, des voix murmurantes.
Et s’ils me haïssaient ?
Et s’ils me rejetaient ?
Et s’ils découvraient ce “cas” que je suis vraiment ?
Je me sentais piégée, comme un animal acculé. Et bientôt, la porte s’ouvrirait de nouveau.
La voix de Morgan, calme et posée, me sortit de mes pensées.
— Les élèves de sa classe sont-ils au courant de son problème ?
— Non. Nous avons préféré garder cela confidentiel. Nous ferons en sorte que tout se passe bien.
Un problème. Ce problème que j’avais hérité de ma mère. Ce même fardeau qui l’avait emportée il y a trois ans. Elle était partie, laissant mon père brisé. Il m’avait abandonnée à mon sort, incapable de supporter cette héritage funeste. Depuis ce jour-là, Morgan m’avait recueillie, il m’avait pris sous son aile. Il m’avait offert une lueur d’espoir dans cette obscurité sans fin. Mais je savais qu’il ne serait pas là pour toujours.
Puis, un léger tapotement se fit entendre contre la porte, suivi d'une voix masculine agréable.
— Bonjour Madame, je viens chercher la nouvelle élève.
Je tournais la tête, interpellée par ce ton calme et presque amical.
— Elle est ici ! annonça Mme Clavel. Tu peux y aller, Lolita. Nathaniel va te conduire à ton premier cours. Si jamais tu as un souci, tu peux t’adresser à lui.
Je me levai mécaniquement, comme si mes jambes ne m’appartenaient plus. Morgan se leva aussi, se tournant pour poser sa main chaude sur ma joue. Ce geste, si simple, me donnait une étrange sensation de sécurité.
— Tout va bien se passer, Lolita. Sa voix, douce et grave, m'apaisait, mais je sentais que derrière ce calme apparent, il y avait une inquiétude qui ne me quittait jamais. Je viendrai te chercher à la fin de la journée.
Il déposa un baiser sur mon front. C’était étrange, mais réconfortant. Je me tournai enfin vers Nathaniel, l’étonnant délégué, et je croisai son regard. Ses yeux noisette semblaient d'une chaleur réconfortante, et son sourire bienveillant creusait de petites fossettes sur son visage imberbe. Il avait l’air d’un jeune homme sûr de lui, peut-être un peu trop. Il avait des cheveux bruns légèrement plaqués en arrière mais laissant toutefois quelques mèches rebelles retombées le long de ses joues. Son style soigné n’était pas celui d’un étudiant lambda. Une chemise crème, un pantalon marine, des chaussures vernies… Il respirait la confiance, l’assurance, et quelque chose en lui m’intriguait, mais je n’étais pas prête à l’admettre.
— Tu me suis ? demanda-t-il, sa voix chaleureuse, brisant la barrière de mon introspection.
— Oui… murmurai-je à peine, ma voix tremblante.
Il me fit un signe de tête et m’invita à le suivre dans le long couloir. Ses pas résonnaient sur le parquet, et je marchais derrière lui, les yeux rivés sur le sol. Il s'arrêta finalement devant une grande porte en bois, au fond du couloir, et se tourna vers moi, son regard apaisant, comme s'il avait senti mon malaise.
— Ne sois pas si stressée. Tu es prête ? demanda-t-il, un sourire rassurant aux lèvres.
Je n’étais pas prête. Pas du tout. Mais il n'attendait pas ma réponse. Il posa sa main sur la poignée de la porte, et je sentis une nouvelle vague de sueurs froides me submerger. Mon cœur battait si fort que j'avais l’impression qu’il allait sortir de ma poitrine. Il poussa la porte d’un geste assuré. À cet instant, j’aurais voulu disparaître. Fuir. Loin. Mais je ne pouvais pas.
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