Chapitre 2 - Eh bien, on est perdu la nouvelle ?

23 minutes de lecture

"Je recherche un endroit pour me cacher et pour me faner en paix."

Indochine & Brian Molko - Pink Water


  Je fixais le sol avec une intensité telle qu'il m'était impossible de lever les yeux. Les regards des autres me perçaient, des dizaines de paires d'yeux qui scrutaient chaque recoin de mon corps frêle, de ma posture hésitante. C'était comme si j'étais une proie, vulnérable, prête à être engloutie par ces regards acérés, comme une biche prête à être dévorée par des lions affamés. Chaque seconde qui passait m'alourdissait davantage. Je n'avais rien à faire ici. Je n'étais pas à ma place. Ces gens n'étaient pas comme moi. Et moi, je n'étais pas comme eux.

C’est alors qu’une voix, grave et un peu rauque, brisa le silence de ma torpeur, m'arrachant un sursaut incontrôlé. Mon cœur s’emballa.

Tout va bien ? Le professeur m'interrogeait, et il y avait une note d’embarras dans son ton, comme si ma présence le déstabilisait, aussi peu que la mienne ne me perturbait. Je me figeais. Je n’étais pas prête à répondre. Son regard trahissait l'incertitude. Mais il continua avec une voix plus assurée, presque comme s'il se forçait à garder le contrôle de la situation : ▬ Je m'appelle Monsieur Kovinski. Je serai ton professeur d’histoire ainsi que ton principal. Peux-tu te présenter à tes camarades ?

Je levais lentement les yeux vers lui. Un homme banal. Gringalet. Les cheveux châtains en bataille, à moitié dégarnis, des lunettes rondes qui glissaient sur son nez, un visage pâle et imberbe. Il n’avait pas l’air d’être à l’aise non plus, et cette sensation d’angoisse, de malaise palpable entre nous deux ne fit qu’accentuer l’inconfort qui m’étreignait. C’était une brume épaisse, lourde, qui m’enveloppait, moi comme lui.

Puis mon regard glissa sur les élèves en face de moi. Ils étaient là, les yeux fixés, leur curiosité palpable, leurs sourires narquois ou interrogateurs. J'avais l’impression qu'ils me dénudaient, m’analysaient, me jugeaient, et je me sentais rétrécir sous ce poids. Mon corps se tendit. La sueur froide commença à perler sur mon front, chaque regard me frappant comme une gifle, aussi brutale qu'irréelle. La pièce sembla se refermer autour de moi.

Lolita. Ma voix s’échappa d’une manière que je n’avais pas anticipée, forte, presque cruelle dans son éclat. La surprise se lisait sur le visage de tous. Moi la première. Mon cœur fit un bond dans ma poitrine, comme si mon corps avait pris le contrôle de mes paroles sans me demander mon avis.

Je te souhaite la bienvenue, Lolita, dit-il en souriant, un sourire maladroit, gêné. Cela ne fit que rendre l’ambiance encore plus tendue. ▬ Dis-moi, quel âge as-tu ?

Les secondes passaient comme des heures. Les regards s’intensifiaient, fouillant mon âme. Une impatience palpable se dégageait des uns, une curiosité dérangeante des autres. Je voulais disparaître. Je voulais fuir. Mais je n’étais pas capable de bouger. Mon corps était paralysé, figé dans un tourbillon d’angoisse. Pourquoi c'était si difficile de répondre ? Pourquoi la simple question de mon âge semblait être un obstacle insurmontable ? Ma gorge était serrée, comme un étau autour de ma voix, et mes lèvres se faisaient muettes. Une boule se formait dans ma gorge, écrasant mes mots. Pourquoi je n’arrivais pas à parler ?

Dix-sept ans, m'échappa-t-il brusquement. Ces mots, ces chiffres qui sortaient de ma bouche comme un cri étouffé. Je les regrettais déjà. Qu’est-ce qui m’avait poussée à crier ça ? C’était sorti tout seul, comme si une force invisible avait pris possession de ma voix.

L’espace autour de moi se fit plus étouffant. Je pouvais presque entendre les pensées de mes camarades, ces murmures inaudibles qui se mêlaient dans ma tête. Qu'est-ce qu'elle a, elle ? Elle est bizarre. Pourquoi elle crie comme ça ? Ces chuchotements étaient des aiguilles enfoncées dans ma peau. Pourquoi ? Pourquoi ils faisaient ça ? Qu'est-ce que j'avais fait de mal ?

Je sentais mon cœur s’emballer, ma respiration se couper. L’air se faisait plus rare. Mon corps tout entier se tendait. J’avais l’impression que l’air devenait plus dense, plus lourd. Je voulais me cacher sous ma table, me fondre dans le sol, m’échapper de cette scène de théâtre où je n’étais qu’une actrice maladroite et ridicule.

Ça ira, Lolita, m’interrompit la voix de Mr Kovinski, brisant mes pensées tourmentées. Il m'indiqua une place libre près de la fenêtre d’un geste maladroit. ▬ Tu peux aller t’asseoir, là-bas, à la table du fond. Il avait l’air un peu dépassé, gêné, et moi, je n’arrivais plus à bouger, je me contentai de hocher la tête, incapable de prononcer un mot.

Je me précipitai vers ma place, le cœur battant à tout rompre. Mes jambes tremblaient sous l’effort. Je n’osais pas lever la tête, je me concentrais sur le carrelage sous mes pieds, à chaque paire de chaussures que je croisais. J’étais comme un animal qui s’avance sur un sentier semé d’embûches. Chaque pied posé au sol semblait plus incertain que le précédent. Et cette peur, omniprésente, de trébucher. De tomber. De finir encore une fois ridicule devant tout le monde.

Arrivée à ma place, je m’assis rapidement, presque précipitamment, et, d’un geste tremblant, je sortis mon cahier et ma trousse. C’était alors qu’une voix féminine s’éleva, sarcastique, comme un poison lancé dans la pièce.

Génial, voilà qu’on a une tarée dans notre classe.

Mes doigts se crispèrent sur les feuilles de mon cahier, froissant le papier dans un bruit sec qui me sembla résonner dans toute la salle. Et voilà, ça commençait. Je savais que ça allait arriver. Le rôle m’était déjà attribué : celui du bouc émissaire, la proie offerte aux rires étouffés et aux humiliations soigneusement orchestrées. Dans ma tête, les scénarios défilaient déjà : colle liquide sur ma chaise, insultes gribouillées en lettres capitales sur mon bureau, mon sac renversé et mon cahier réduit en miettes. Je les voyais, je les sentais presque, ces idées cruelles qui s’échafaudaient en silence, prêtes à s’abattre sur moi.

Piquée en plein cœur, je relevai les yeux, lentement, avec l’appréhension de celle qui sait qu’elle va souffrir. Et je tombai sur elle.

La fille qui avait osé, avec cette voix sifflante et tranchante, s’exprimer comme une vipère au milieu d’une foule silencieuse mais complice.

C’était une brune magnifique, au visage presque trop parfait pour être réel. Ses longs cheveux, au belles boucles dessinées et brillantes, coulaient sur ses épaules comme une cascade sombre, disciplinée, sans un seul défaut. Ils encadraient un visage aux traits délicats, où chaque détail semblait pensé pour inspirer la jalousie : un nez fin, une bouche pulpeuse délicatement rosée, et surtout ces yeux. Des yeux noisettes, éclatant, comme des pierres précieuses polies à la lumière, mais où ne brillait qu’un mépris cruel. Elle ne se contentait pas de me regarder, elle me jaugeait, me découpait du regard, avec ce rictus narquois qui plantait des lames invisibles dans ma poitrine.

À côté d’elle, deux autres filles gloussèrent, comme ses ombres fidèles. L’une, une Asiatique aux longs cheveux noirs, impeccablement lissés laissait apparaître un sourire moqueur qui en disait long sur sa complicité. L’autre, une blonde tout aussi jolie, portait une queue-de-cheval haute qui mettait en valeur la perfection lisse de sa peau. Elles étaient belles, sûres d’elles, rayonnantes d’une cruauté tranquille.

Moi, à côté… je n’étais rien. Une vermine, une erreur de décor. Mon reflet intérieur me renvoyait une image minable et difforme à côté de ces reines de glace. Inutile. Repoussante. Je le savais, et elles aussi le savaient.

Jill ! Le professeur intervint soudain, brisant l’écho de la moquerie. ▬ Je refuse d’entendre ce genre de choses dans ma classe ! Il se tourna vers nous, sa voix un peu tremblante. ▬ Et je vous prie à tous de réserver un accueil chaleureux à Lolita. C'était un ordre, mais il manquait cruellement de crédibilité. Moi non plus je n’étais pas crédible.

Le cours reprit, mais l’ambiance avait changé. Mon cœur battait toujours aussi fort, mais maintenant il était presque en dehors de ma poitrine, martelant mes côtes avec une force inouïe. Mes doigts se resserraient autour de ma jupe, comme si cela pouvait m’offrir un peu de réconfort. Mais rien ne pouvait me calmer. Je me sentais observée, analysée, et chaque seconde passée dans cette salle semblait s’éterniser.

Les pensées s’entremêlaient dans ma tête. Qu’est-ce qu’ils vont faire ? Ils vont sûrement m'attendre à la sortie pour me... Chaque scénario que j’imaginais me paraissait plus terrifiant que le précédent. Ils allaient me faire passer un sale moment. Ça allait commencer. C'est déjà trop. Ça n'arrêtera jamais.


Derrière toi !


Un instinct me fit tourner brusquement la tête. Et là, face à moi, deux jeunes hommes se tenaient là, comme deux statues, l’un plus calme, l’autre plus menaçant.

Le premier avait ses cheveux blonds, longs et ondulés, encadrant son visage pâle comme une cascade de lumière cendrée. Ils retombaient sur ses épaules avec une grâce presque aristocratique, lui donnant une allure intemporelle, comme s’il avait traversé les époques sans jamais en subir l’usure. Son regard, d’un bleu limpide, avait quelque chose de pénétrant et de doux à la fois : il ne jugeait pas, il observait simplement, avec une bienveillance discrète.

Il portait une chemise noire aux tissus raffinés, brodée et légèrement transparente, qui contrastait avec la délicatesse de ses gestes. Ses mains, fines et élégantes, étaient marquées de tatouages sombres aux motifs mystérieux, accentués par des bagues argentées qui brillaient faiblement à la lumière. Chaque détail de lui respirait l’étrangeté et la singularité. Il était différent, oui, mais dans une différence apaisante, presque protectrice.

Le second attira mon regard malgré moi. Plus sombre, plus imposant que les autres. Ses tatouages, noirs et inquiétants, couraient sur ses bras et ses mains, remontant jusqu’à son cou, comme si sa peau avait été emprisonnée dans une armure dessinée par les ténèbres.

Je restai figée. Son visage, pourtant si fin, presque angélique, jurait avec la dureté de son regard. Ses yeux sombres, d’un noir profond, s’étaient accrochés aux miens sans me laisser d’échappatoire. J’eus l’impression qu’ils fouillaient en moi, qu’ils s’infiltraient dans mes pensées avec une froideur tranchante.

Ses cheveux noirs retombaient en mèches longues et désordonnées autour de son visage, sans rien d’apprêté, et pourtant tout semblait à sa place, comme si le chaos lui-même obéissait à son aura. Il ne semblait pas faire d’effort pour paraître ainsi : il l’était, simplement. Inaccessible.

Un t-shirt noir, orné d’un logo que je ne reconnus pas, moulait sa silhouette. Ses manches retroussées laissaient apparaître des poignets bardés de bagues et une montre lourde, métallique, presque agressive. Une odeur de cuir et encens mêlés flottait autour de lui, signature discrète, mais étrangement menaçante.

Quand son regard s’alourdit sur moi, un frisson me traversa l’échine. J’eus l’impression qu’il pouvait lire chacun de mes gestes, chacune de mes failles intérieures. Il n’y avait pas de sourire, pas la moindre chaleur dans ses traits : seulement cette froideur distante, pesante, qui rendait sa présence presque étouffante.

Un problème ?

La voix du deuxième garçon claqua dans l’air. Dure, métallique. Tout en lui vibrait le danger, de cette menace muette qui ne dit pas son nom mais qu’on ressent jusque dans la chair.

Je balbutiai, me sentant encore plus perdue que jamais. Je n’arrivais plus à répondre. Ils me fixaient, mais je n’étais pas sûre de pouvoir faire face. J’étais perdue.

Je les laissai derrière moi, un poids sur les épaules, et tentai de me concentrer sur le bruit des pages tournées, espérant m'évader dans un sommeil bien mérité. Mais les larmes étaient là, prêtes à déborder. Les bruits de la classe, la voix du professeur, les murmures des autres élèves me tourmentaient. Je n'étais jamais à l'abri.

Quand tout s'arrêta, je n'étais plus qu'une ombre, assise là, épuisée, espérant que la journée se terminerait bientôt.


---------------------------------------------------------


Les légères tapes sur mon épaule me tirèrent brutalement de ma torpeur, me faisant sursauter. L’instant d’après, je me retrouvais face à Mr Kovinski, agenouillé devant mon bureau, les traits marqués par une inquiétude évidente. Je ne l'avais même pas entendu s'approcher, moi qui étais perdue dans mes pensées, noyée dans le silence de ma propre spirale de malaise.

Tout va bien, mademoiselle ? me demanda-t-il, la voix douce mais ferme, son front légèrement froncé comme s’il cherchait à percer l’épaisse brume de mes pensées. Le cours est terminé, et tout le monde est parti. J'ai demandé à Nathaniel de te faire une photocopie des leçons d’aujourd'hui. Écoute, je ne sais pas ce que tu ressens ni ce que tu endures, mais s’il y a quoi que ce soit, ou même si tu as besoin de parler, tu peux venir me voir, d’accord ? ajouta-t-il, son sourire un peu trop compatissant à mon goût, comme une invitation trop polie à m’ouvrir, à me confier.

Je soufflai à peine un « Merci » tout en rangeant mes affaires en vrac dans mon sac, sentant son regard peser sur moi. Je ne voulais pas qu’il me voie comme ça, pas dans cet état. D’un geste mécanique, je refermai mon sac et me précipitai hors de la salle, fuyant sa sollicitude.

Les couloirs étaient bondés et la pression dans ma poitrine ne me lâchait pas. Mes yeux se fixaient obstinément sur le sol, mes mains crispées autour de la poignée de mon sac comme si c'était la seule chose qui pouvait m’ancrer à cette réalité insupportable. J’évitais soigneusement les regards des élèves présents. Je n’avais aucune envie de les croiser, aucune envie de sentir leurs yeux s'attarder sur moi, me scrutant, me jugeant.

Et puis, les voix… Les rires… Les éclats de voix qui s’entremêlaient autour de moi, comme une mer agitée prête à engloutir tout sur son passage. Mon cœur battait la chamade, lourd et irrégulier dans ma poitrine. Je m’étonnais de ne pas le sentir éclater. J’imaginais déjà les scénarios qui se déroulaient dans leur tête, tous prêts à me faire tomber, à me rabaisser encore plus. Des filles, sans doute, me traînant dans les toilettes pour m’y humilier, ou un garçon populaire qui m’envoyait valser contre un casier. Ils étaient tous pareils, n’est-ce pas ? Mon esprit n'arrivait même plus à suivre le flot de ces pensées confuses et paranoïaques.

Je pressai le pas, mes jambes bougeant de plus en plus vite, comme si cela pouvait m’échapper de tout ce bruit, de ce tourbillon. « Arrêtez ! » C’était la seule chose qui me traversait l’esprit. « Arrêtez de me regarder ! Arrêtez de parler ! »

Mais le bruit ne cessait pas. Mon cœur, battant de plus en plus fort, semblait vouloir m’étouffer. C’était une sensation affreuse, comme si chaque rire était une cloche qui me sonnait aux oreilles, me frappant sans relâche.

Finalement, mes pieds me portèrent jusqu'à une porte, que je poussai d'un coup sec. Les toilettes. Une sorte de sanctuaire, un endroit où personne ne me chercherait. Je m'y précipitai, appuyai mes mains tremblantes contre un des lavabos, essayant de reprendre mon souffle, de calmer l’agitation qui bousculait chaque pensée. Je fermai les yeux, tentant de fuir cette effervescence de mon esprit.

Ma respiration était erratique, forte, incontrôlable. Des gouttelettes de sueur perlaient à la base de mon cou mais aussi prêtes à glisser sur mon front. Je rouvris les yeux, scrutant l’espace autour de moi, m'assurant que personne n’était là. Ce n'était pas tant l’idée qu’on me voie qui me dérangeait, mais plus l’idée qu’on m’atteigne, qu'on cherche à m’abîmer davantage.

Je me tournai lentement vers le miroir, la vision d’une personne que je ne reconnaissais même plus. Mes yeux bleus pâles, habituellement vifs, étaient ternes et sans éclat. Il n'y avait rien de vivant derrière ce regard. Ma bouche, habituellement fine mais expressive, était figée dans une moue de lassitude. Et mes cheveux presque magnifiques dans leur mélange de roux et de blond, étaient sauvages et pourtant sans vie. C’était comme si tout ce qui faisait de moi une personne, tout ce qui aurait dû briller, était éteint.

Je les enviais, ces filles, ces jeunes filles pleines de vie. Elles, qui rient, qui se battent, qui profitent des petites choses. Qui font des erreurs et qui s’en remettent, qui ne sont pas prisonnières de leur propre tête. Mais moi, je n’étais rien de tout cela. À peine une ombre. Une caricature de ce qu’on pourrait appeler une adolescente.

Soudain, la sonnerie éclata dans le silence lourd de la pièce, et je me figeai en regardant l’heure. Onze heures cinquante-cinq. Le temps s’était traîné. Il s’était étiré comme un élastique prêt à se rompre. Chaque minute passée en ces murs était un supplice, mais l’idée de devoir encore endurer quelques heures supplémentaires me figea. De toute façon, qu’est-ce que ça changeait ?

Je traînai des pieds en dehors des toilettes, me dirigeant vers la porte qu’avaient franchie les autres élèves, le cœur lourd, les muscles tendus. Ma main tremblante poussa le battant froid et je me retrouvai dans un couloir saturé de bruit, happée presque malgré moi par le flot de ceux qui s’engouffraient dans la salle du self. À droite, une grande ouverture d’où s’échappait un brouhaha assourdissant : rires, voix qui se chevauchaient, chocs métalliques des couverts contre les assiettes. L’odeur grasse de friture et de sauce flottait dans l’air, écœurante, étouffante.

Le stress monta d’un coup, brutal, comme une vague noire. Mon ventre se noua aussitôt. J’ai toujours détesté les foules. Trop de monde, trop de bruits, trop de regards. Chaque œil posé sur moi devenait une arme, chaque sourire étranger un piège. Je sentais leurs pensées me transpercer, leurs jugements se coller à ma peau. Ils allaient me faire tomber, me ridiculiser. J’étais certaine que, d’un instant à l’autre, je finirais le visage écrasé dans une assiette pleine de sauce tomate, ou pire, la tête plongée dans une poubelle.

J’avançai malgré tout, la gorge serrée, franchissant à mon tour la porte du self. La lumière crue des néons m’agressa aussitôt. Je me dirigeai d’un pas pressé vers le comptoir, fixant obstinément le sol. Ne surtout croiser le regard de personne. Ne surtout pas attirer l’attention. C’était devenu un mantra dans ma tête, un ordre vital : disparaître, me rendre invisible.

Je pris un plateau d’une main tremblante, le posai contre moi comme un bouclier. Je récupérai mécaniquement les couverts, comme si ce geste insignifiant allait me protéger du monde. Devant les plats, je jetai à peine un coup d’œil, le visage crispé. Mon estomac était fermé, révolté. Tout me donnait la nausée. J’attrapai quand même une petite assiette de tomates et un yaourt à la fraise, les doigts crispés, comme si je craignais qu’on m’arrache mon plateau.

Je me retournai enfin, le souffle court, et balayai la salle du regard, uniquement pour repérer un coin sûr. Les tables grouillaient de groupes bruyants, de rires qui me vrillaient la tête. Moi, je voulais seulement disparaître. Alors, tête baissée, je filai à pas rapides vers une table vide, tout au fond, isolée. Je m’y installai, retenant presque ma respiration, priant intérieurement pour n’avoir attiré l’attention de personne.

Je posai mon plateau devant moi. L’envie de manger était inexistante. J’aurais préféré me réfugier dans les toilettes, à l’abri, seule dans une cabine froide, mais cette fois-ci, je n’avais pas ce luxe. Alors je restai là, les yeux rivés dans mon assiette, immobile, pétrifiée. Je sentais des regards partout autour, des éclats de rire qui semblaient dirigés contre moi. Chaque mouvement, chaque mot échangé à proximité devenait une preuve de ma différence, de mon isolement.

Les autres avaient l’air heureux, entourés, vivants. Moi, je n’ai jamais eu d’amis. Ou plutôt, j’en ai eu, avant qu’on cesse de me voir comme une personne normale. Avant mes quatorze ans. Cette année maudite où tout s’est effondré. J’y ai perdu mes amis, mon adolescence, ma mère. C’est là que les symptômes ont commencé. Et un mot, un seul mot qui me poursuit depuis : schizophrénie.

« Le risque de développer la maladie est de 13 % quand l’un des parents est atteint. » Voilà ce qu’ils répétaient. Comme une statistique froide, comme si je n’étais qu’un chiffre. J’étais tombée dans ces treize pour cent. À cet âge-là, je n’avais rien compris. Je savais seulement ce que j’avais vu : ma mère qui basculait, ses crises, ses hurlements dans la nuit, ses questions étranges sur des voix que je n’entendais pas. On ne m’avait jamais rien dit. Pas un mot sur la vérité. Juste le silence et la peur.

Aujourd’hui encore, je n’accepte pas ce qu’on me colle comme étiquette. Je ne suis pas malade. Je ne suis pas folle. Je voudrais qu’on me croie.

Les minutes s’étirèrent, longues, poisseuses. Petit à petit, la salle se vida, le brouhaha se réduisit en échos lointains. Mon plateau était resté intact devant moi, et mon corps figé sur ma chaise. Quand la sonnerie retentit, je ne bougeai pas. Je restai assise, seule au milieu des tables désertées, attendant je ne savais quoi. Peut-être que quelqu’un oublie que j’existe. Peut-être que la journée s’achève enfin.

Puis, une voix douce et légère me fit sursauter. « Lolita ? »

Je levai la tête, un peu déstabilisée. C'est la première fois que je la voyais, et pourtant, j'avais l'impression qu'elle m'aimantait déjà. Elle dégageait quelque chose d'étrange, de fascinant... comme une énigme qu'on ne peut s'empêcher de vouloir déchiffrer. Ses cheveux courts coupés au menton, légèrement ondulés étaient teintés d'un rose tendre, une couleur douce et presque irréelle.

Ses yeux... ses yeux étaient d'un vert clair, vif, presque trop lumineux pour être réels. Quand elle les posa sur moi, c'est comme si elle voyait à travers mes murs, mes failles, mes secrets. Il y avait là une étincelle, une curiosité espiègle, mais aussi une profondeur troublante. Et ce sourire... mince, précis, il n'était pas totalement doux, mais pas totalement dur non plus.

Elle était habillée de noir, une tenue sobre, élégante, presque intemporelle. Rien d'extravagant, mais sur elle, chaque pli, chaque ombre devenait signifiant. Autour de son cou, un choker noir finement ajusté. Juste en dessous, un pendentif orné d'une pierre rosée accrochait la lumière. Ce petit détail, discret mais calculé, donnait à son allure quelque chose de captivant : l'impression d'un personnage tout droit sorti d'une autre histoire.

Ce qui me troubla le plus, c'était l'impression qu'elle n'avait pas peur. Elle ne se cachait pas. Elle se tenait là, entière, sereine et audacieuse à la fois, comme quelqu'un qui n'avait aucun besoin de se travestir pour exister. Et moi, je me senti soudain minuscule face à elle, incapable de détourner mon regard, comme si sa seule présence réchauffait l'air glacé qui m'entourait.

Il faut aller en cours. Sa voix me parut elle aussi irréelle, presque trop gentille pour être vraie.

Je clignai des yeux, confuse. Elle attendait une réponse. Quelque part en moi, une alarme se déclencha. Je n’étais pas prête à laisser quiconque s’approcher. Pas maintenant. Pas après tout ce que j'avais vécu. Pas après tout ce que j'avais ressenti.

Hum, tu sais où c’est ? demanda-t-elle avec une pointe de gêne.

Je ne répondis pas tout de suite. Je voulais lui dire non, lui dire que je ne savais rien, que je me fichais de ce cours, mais une partie de moi se sentait... piégée. Elle semblait vraiment sincère. Peut-être trop sincère.

Un instant, je laissai ma bouche fermée. Peut-être avais-je tort, mais je n’étais pas prête à céder. Pas à elle. Pas maintenant.

Non, ça ira, lui répondis-je, mon ton plus froid que je ne l’aurais voulu.

Elle sembla déçue, mais ne protesta pas. « D'accord. » Et elle tourna les talons, s'éloignant d’un pas léger, sa robe noire virevoltant derrière elle. Je la regardai s’éloigner, ressentant une étrange sensation d’isolement.

Je me levai, le cœur encore alourdi par la confusion et l'angoisse et déposai mon plateau à l’entrée avant de m'éloigner du self, mon sac frappant contre ma hanche à chaque pas. J'avais les nerfs à vif. Les derniers étudiants s’engouffraient dans leurs salles de classe, mais une impression de vide me serrait la poitrine. Les couloirs se vidaient dans des bruits de pas et une lourde tension flottait dans l’air. J'étais seule, comme toujours.

Je fouillais dans mon sac à la recherche de mon emploi du temps. Mes mains tremblaient légèrement, mes doigts se crispant autour du papier comme si cela pouvait me donner une certaine sécurité. C’est alors qu’une main se posa brusquement sur mon épaule, me coupant le souffle. Un frisson parcourut mon dos et dans un sursaut, je me retournai vivement, reculant jusqu’à ce que mon dos se heurte contre le mur froid derrière moi.

Une silhouette, familière, inquiétante. Je le reconnus instantanément. Le garçon aux tatouages, celui que j'avais croisé ce matin. Son sourire moqueur était devenu une grimace sadique qui m'horrifia. Ses yeux sombres brillaient d'une lueur malveillante, presque malsaine. Je pouvais sentir son regard glisser sur moi, scrutateur, comme une bête traquant sa proie. Mon cœur battait si fort dans ma poitrine que j’avais l’impression qu’il allait sortir de mon corps. Je voulais crier, fuir, mais mes jambes refusaient de me porter. Ma respiration saccadée n’aidait en rien, au contraire, elle devenait plus erratique, plus forte, comme si elle cherchait à me faire suffoquer.

Eh bien, on est perdu la nouvelle ? Il riait presque, son ton sarcastique résonnant dans mon crâne, amplifiant ma panique.

Je le fixais de mes yeux grands ouverts, comme une petite biche prise au piège. Que voulait-il de moi ? Pourquoi ne me laissait-il pas tranquille ? La peur m’envahissait de plus en plus. Je pensais à tout ce qui pourrait arriver. Et si c’était lui qui allait me faire du mal ? Et s’il m’attaquait maintenant, dans ce couloir déserté, loin des regards des autres ? Sa présence était oppressante, une menace palpable. Une partie de moi criait de me défendre, mais je n'avais aucune idée de comment. Ne t’approche pas… Non, ne me fais pas de mal.

Il se rapprochait encore. Chaque pas qu'il faisait vers moi enfonçait d'avantage la terreur dans ma poitrine. Un sourire fin se dessina sur ses lèvres, un sourire qui n’avait rien d’innocent. Ses yeux brillaient d'une lueur trop noire, trop froide. Je pouvais sentir son parfum de cuir, son souffle chaud qui s’écrasait contre ma peau. Mes lèvres tremblaient. Son visage se rapprochait encore, chaque détail de ses traits devenant plus net dans ma vision trouble. Ses lèvres, minces et presque trop parfaites, se plissaient en un rictus mauvais. Une barbe de trois jours, sombre comme l’abîme, bordait son menton et un anneau argenté traversait son septum, rendant son visage encore plus intimidant.

Je voulais m'enfuir, me cacher, disparaître sous terre. Ma gorge me brûlait. J'étais prête à tout pour éviter ce qui pourrait arriver. Peut-être qu’il allait me faire du mal avec un couteau, ou peut-être que ses grandes mains allaient se refermer autour de mon cou, me laissant sans voix, sans air. Ne t’approche pas, ne t’approche pas de moi…

Ne t’approche pas ! criai-je, la terreur saturant ma voix.

Il s’arrêta net, surpris, un sourcil arqué, avant qu'un sourire vicieux ne se forme sur ses lèvres. Il recommença à s’avancer lentement, mais cette fois avec un air encore plus joueur, plus cruel.

Et pourquoi ça, Lolita ? sa voix était empreinte de sadisme, comme s’il savourait chaque mot.

Non. Non, non, non. Il me faisait peur. Tout en moi me criait de m’enfuir, de m’échapper, de crier pour que quelqu’un m’entende, mais j'étais paralysée, figée dans ma propre terreur. Mes jambes semblaient incapables de bouger. J'avais l’impression que tout allait se terminer ici, que ce garçon allait me briser.


Crie


Alors, sans même m’en rendre compte, un cri s'échappa de mes lèvres, un cri incontrôlable, inhumain, qui brisa le silence autour de moi. Il me regarda, stupéfait, comme si ma réaction le déstabilisait.


Crie encore


La voix intérieure m’ordonna encore plus fort, une pression invisible sur ma poitrine, me forçant à m’abandonner à ma terreur. Je hurlais maintenant, de plus en plus fort, mes mains se serrant autour de mon visage, les doigts enfoncés dans mes cheveux, comme si cela pouvait m’empêcher de m’effondrer complètement. Je me laissais glisser au sol, incapable de me contrôler.


Stop


Le silence. Tout devint silencieux, plat, comme si l’air avait été aspiré de l'espace. Je n’étais plus capable de bouger, mes muscles étaient comme pétrifiés. Les larmes, chaudes et salées, s’échappaient sans fin. Je n’arrivais même plus à respirer normalement. Le sol sous moi devenait flou. Je ne pouvais plus rien entendre, sauf mon propre souffle, brisé, et la sensation lancinante de mon cœur battant la chamade.

Calme-toi, merde, railla le garçon, qui, lui aussi, semblait choqué par ma réaction. Je vais rien te faire ! Ça va pas la tête ?

Sa moquerie m'agressa, mais je n’avais plus la force de réagir. Les professeurs commençaient à sortir de leurs classes, leurs voix se mêlant à celles de la conversation, mais tout semblait lointain, irréel. Une jeune femme brune s'approcha, son regard perçant et déterminé.

Owen Vinson, qu’est-ce que tu lui as fait ? demanda-t-elle en s’avançant d’un pas décidé.

Mais rien du tout, répondit-il, visiblement agacé. J’me suis juste approché d’elle et elle s’est mise à hurler comme une hystérique !

Retourne en classe, maintenant ! ordonna-t-elle d’un ton sec, pointant le bout du couloir de son doigt.

Il tourna les talons et s’éloigna, marmonnant un "tarée" dans un souffle. Je restai là, figée, tremblante, mes larmes coulants à flot. Les sanglots m’étouffaient mais je n’avais plus la force de me défendre contre eux.

La femme s’accroupit lentement à mes côtés, m’observant d’un regard bienveillant, mais aussi rempli d’inquiétude. Elle tendit doucement la main vers moi.

Tu m’entends, Mlle Allister ?

Je la fixai, mes yeux embués de larmes et je ne pouvais que hocher la tête, à peine consciente de ce qui se passait. Chaque tremblement parcourant mon corps semblait plus fort que le précédent.

Je vais appeler ton tuteur, dit-elle doucement, sa voix calme, rassurante. Il va te ramener chez toi et tu vas te reposer, d'accord ? Tu peux te lever ? Elle posa une main sur mon épaule, mais je me reculai instinctivement. D’accord, tout va bien. Je n’insiste pas. Je vais l’appeler tout de suite, ajouta-t-elle avec un sourire doux.

Elle prit son téléphone et commença à appeler, me parlant d’une voix tranquille pour essayer de me rassurer, même si ses mots me paraissaient lointains. Morgan… Le seul nom capable d’alléger un peu la lourdeur de la situation. Il allait venir.

Est-ce qu'Owen t’a touchée ? Il t’a fait du mal ?

Je reniflai, incapable de répondre et secouai la tête, mes lèvres tremblant sous l’effet des sanglots. Les souvenirs de ce qui venait de se passer étaient trop intenses, trop réels. Je venais d’avoir peur pour ma vie. Mais je secouai la tête, essuyant brièvement mes larmes avec ma main.

Quelques minutes plus tard, la silhouette familière de Morgan apparut dans le couloir. Il courait vers moi, son visage marqué par une inquiétude profonde. Il s'accroupit immédiatement devant moi.

Mon dieu, j’ai eu si peur ! Tu vas bien ? s’exclama-t-il, sa voix pleine de terreur.

L’institutrice expliqua rapidement la situation et il se tourna vers moi.

On rentre à la maison, d’accord ?

Ses mains se posèrent doucement sur mes épaules mais je me laissai tomber dans ses bras, me réfugiant dans son étreinte. Les larmes redoublèrent, incontrôlables, tandis qu’il caressait mes cheveux avec douceur, comme il savait si bien le faire quand je perdais pied.

Ca va aller, chuchota-t-il doucement dans mon oreille. C’est fini.

Fais-les partir… sanglotai-je, ma voix déchirée par l’angoisse.

Il me repoussa doucement de lui, me forçant à le regarder. Ses sourcils étaient froncés, l’incompréhension total dans ses yeux.

Faire partir qui, Lolita ?

Je frappai alors son torse de mes poings, hystérique. "Fais-les partir ! Fais-les partir !" répétais-je, hors de moi.

Regarde-moi, Lolita ! Il m’attrapa par les bras, essayant de me contenir.

Fais-les partir ! hurlais-je une dernière fois, avant de m'effondrer contre lui, totalement brisée.

Il me serra fort, ses bras m’enveloppant d’une chaleur réconfortante.

Faire partir qui ? demanda-t-il encore, son visage marqué par l’inquiétude.

Ces voix… répondis-je dans un souffle à peine audible.

Un soupir échappa de ses lèvres, et il me caressa doucement le dos, murmurant : "Allez viens, on rentre."

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire LaBaphomette ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0