Chapitre 3
Ce fut dans un sursaut que Kael se réveilla, le cœur battant. Il se redressa, affolé, en sentant un poids sur sa poitrine... avant de soupirer en voyant la petite souris qui lui avait grimpé dessus. Il la chassa d'un geste las, puis passa une main sur son visage fatigué.
Il se leva en grognant, remit son sac sur son dos et jeta un regard discret par la fenêtre brisée. Le ciel était déjà rongé par un crépuscule sombre aux teintes rouges sanglantes. Il avait dormi bien trop longtemps, mais après les événements de la veille, ce n'était pas si étonnant. Malgré tout, il ne pouvait pas rester là, les agents de NeuraLinx étaient sûrement encore à ses trousses, et l'immobilité était un luxe qu'il ne pouvait plus se permettre.
Une notification apparut dans son champ de vision. Il l'ouvrit immédiatement et un soulagement furtif lui traversa la poitrine, le passeur qu'il avait contacté la veille avait accepté la requête. Les coordonnées étaient jointes, probablement celles de sa planque actuelle. Ce n'était pas très loin, mais il devrait malgré tout s'exposer en chemin, et chaque coin de rue pouvait cacher un chasseur de prime.
Il se glissa à nouveau par la fenêtre, les éclats de verre crissant sous ses bottes noires. Une fois dehors, il s'assura que sa capuche était bien rabattue sur son visage pâle, cachant ses traits et ses mèches violettes.
Le jeune homme se mit en marche, longeant les murs souillés des bâtiments comme une ombre. Ses yeux balayaient sans cesse les alentours, traquant le moindre comportement suspect, le moindre regard trop appuyé. Il emprunta les ruelles les plus étroites, les plus sales, contournant les axes trop ouverts, accumulant les détours pour semer d'éventuels poursuivants.
Il passa devant des échoppes poussiéreuses aux enseignes délabrées, certaines partiellement calcinées, d'autres rafistolées avec des matériaux de récupération. Des graffitis vifs recouvraient les murs, mêlés à des coulures d'huile et de suie. Des carcasses de drones et de vieilles bécanes servaient de bancs improvisés à des mendiants, des camés ou des enfants errants au regard vide. Kael ne leur jeta pas un seul regard, vivre ici lui avait appris une leçon simple, dans les bas-fonds, chacun se débrouille, et poser les yeux au mauvais endroit peut vous coûter bien plus qu'un peu de temps.
Après une demi-heure à s'assurer que personne ne lui collait aux basques, il déboucha finalement dans l'un des quartiers les plus florissant des Profondeurs. Le quartier s'ouvrait à lui comme une gueule béante, saturée de bruits, de lumières et d'odeurs. Ici, dans les profondeurs de la ville, l'air était plus lourd, plus chaud, chargé de vapeurs d'alcool, de sueur, de crasse et de friture. On l'appelait simplement le Flamboir, un nom qu'on chuchotait autant qu'on criait, selon l'heure et l'état d'ébriété de ceux qui l'occupaient. Ce nom venait du fait que la majorité des gens des Profondeurs venaient y dilapider et y flamber leur argent.
Le Flamboir ne dormait jamais, c'était un chaos organisé, un souk cybernétique où tout se vendait, tout s'échangeait, et surtout, tout se payait. Des écrans géants, souvent fissurés, couvraient les façades des immeubles, projetant des publicités criardes pour des implants discount, des jeux de réalité augmentée illégaux, ou des services charnels aux promesses absurdes. Les néons teintaient la foule de rouge, de vert acide, de bleu cobalt. Les enseignes clignotaient sans répit, créant une lumière presque liquide qui ruisselait le long des trottoirs graisseux.
Des bars au zinc couvert de tâches collantes et aux barmans bardés d'implants bioniques diffusaient une musique sourde, distordue par les murs trop fins et les enceintes trop vieilles. Les restaurants de rue, à mi-chemin entre boui-boui et labos chimiques, proposaient des plats louches, brillants de sauces fluorescentes, vendus par des cuistots masqués, aux bras mécaniques agiles comme des araignées.
Plus loin, des casinos miniatures accrochés aux murs ouvraient leurs rideaux métalliques pour accueillir les joueurs compulsifs. À chaque instant, un cri de joie ou de rage jaillissait d'un coin ou d'un autre. La chance, ici, était une illusion bon marché, comme tout le reste.
Au cœur de cette effervescence, les maisons de passe affichaient leurs services en lettres rose fuchsia. Des silhouettes en vitrine, humaines ou cybernétiques, attiraient le regard des passants d'un sourire programmé par des années de pratiques. Les boutiques de gadgets, d'armes de poing ou de souvenirs touristiques cyberpunks s'alignaient sur plusieurs niveaux, entassées sous les passerelles suspendues, où circulaient des foules serrées comme des sardines.
Ici et là, des drones livraient des commandes en évitant les câbles suspendus dans les airs. A contrario, des enfants fouillaient les poubelles à la recherche de pièces de rechange ou de nourriture tombée. Et au milieu de tout cela, des dizaines, des centaines de personnes se frayaient un chemin dans la cohue. Celles-ci étaient aussi bien des humains, augmentés ou non, des semi-humanoïdes, des chasseurs de primes, des pickpockets ou encore des junkies.
Kael progressait dans cette foule compacte en gardant la tête basse, la capuche bien tirée sur son visage. Malgré le bruit assourdissant, chaque coin de rue semblait receler une oreille attentive et chaque sourire pouvait cacher un informateur. Mais ici, il savait qu'il pouvait se perdre, se fondre dans le décor. Il restait à l'affut du moindre signe de prise en chasse. Il profita de l'agitation pour voler une barre énergétique sur l'étal d'un marchand ambulant, il avait faim et n'avait clairement pas envie de prendre le risque de se faire repéré par d'éventuels agents de NeuraLinx sous couverture. Kael continua sa route en dévorant son maigre butin, traversant le quartier bondé pour finir par déboucher dans une ruelle plus étroite. Il s'y enfonça, descendit une petite volée d'escalier avant d'arriver devant une petit immeuble à moitié enfoncé dans le sol.
Une fois devant la porte, Kael repéra le petit clavier numérique encastré dans le mur. Il jeta un regard derrière lui, s'assurant qu'aucune silhouette ne traînait dans le couloir faiblement éclairé, puis entra le code que le passeur lui avait envoyé. Un déclic métallique retentit aussitôt, suivi d'un cliquetis plus sourd lorsque la porte se déverrouilla.
Il poussa doucement le battant et pénétra dans le bâtiment, l'intérieur n'inspirait clairement pas confiance. Le couloir était étroit, étouffant, tapissé d'un vieux papier peint jauni par la nicotine et l'humidité, strié de longues griffures et déchirures. Le parquet craquait à chaque pas, grinçant sous ses bottes de cuir noir. Une ampoule nue pendait au plafond, oscillant légèrement et émettant une lumière vacillante et agressive qui jetait des ombres dansantes sur les murs lézardés.
Il arriva devant la porte de l'appartement numéro quatre, une plaque métallique tordue et maculée de rouille fixée de travers dessus. Il n'eut même pas le temps de lever le poing que celle-ci s'entrouvrit dans un grincement.
— C'est toi, Shadow ? Ça fait longtemps, dis donc, entre, lâcha un voix rendu grondante par de longues années de cigarette.
La silhouette dans l'entrebâillement s'écarta, laissant le passage au hacker qui entra sans un mot. L'intérieur de l'appartement était à l'image de son propriétaire, bordélique et chaotique... mais fonctionnel. Le salon tenait lieu de centre névralgique. Un empilement de vieux moniteurs, de composants électroniques désossés et de modules cybernétiques défectueux couvrait presque tout un mur. Des câbles serpentaient à travers la pièce comme des veines à vif, reliés à une demi-douzaine de systèmes bricolés aux carcasses de métal rouillé et de plastique jauni.
Le passeur s'installa sur un vieux fauteuil à roulettes à moitié déchiré, les ressorts grinçant sous son poids. L'homme avait le crâne partiellement rasé, l'autre moitié de ses cheveux d'un vert crasseux tombant en mèches tressées jusqu'à l'épaule. Un implant optique d'un vert phosphorescent scintillait dans son orbite gauche, et plusieurs ports cybernétiques couraient le long de son cou, jusqu'à disparaître sous une veste en synthécuir rapiécée.
— T'as une sale tête, mec, dit-il en allumant une clope avec un briquet à plasma. J'imagine que t'as foutu le bordel chez les grands pour me contacter en urgence comme ça.
Il esquissa un sourire jaune, révélant une dentition mal entretenue où l'on distinguait quelques dents métalliques.
— Allez, raconte-moi ce que t'as encore foutu, et on verra si je peux te sortir de ce trou.
Kael resta debout quelques secondes, méfiant. Il ne faisait pas confiance à cet homme, et il aurait été idiot de le faire. Le passeur n'avait rien d'un ami, c'était un professionnel, un opportuniste, comme tant d'autres ici. Mais en l'état, il représentait l'une des rares portes de sortie et le jeune homme n'était pas en position de faire le difficile.
— On peut dire que j'ai foutu un sacré bordel, ouais... J'me suis laissé avoir comme un bleu, lâcha-t-il à contrecœur.
L'amertume lui nouait encore la gorge., il s'en voulait, férocement, d'avoir baissé sa garde, d'avoir cru à un contrat trop beau pour être vrai. Mais il ne pouvait plus se permettre de ruminer ses erreurs. Il devait se concentrer sur l'après. Fuir et repartir de zéro, pour un jour, revenir... mais en haut cette fois. Dans les quartiers qui scintillaient de chrome et de néons dorés, pas dans les profondeurs humides et puantes de Calix Prime.
— Un client m'a proposé un job "facile" et bien payé. J'ai foncé tête baissée, résultat des courses, j'ai un très gros poisson à mes trousses.
Il se laissa enfin tomber dans un fauteuil défoncé, les ressorts grinçant sous son poids. Le passeur l'écoutait en silence, tirant lentement sur sa cigarette, l'implant de son œil clignotant paresseusement.
— NeuraLinx ? devina-t-il.
Kael se contenta d'un regard noir, ce qui fut une réponse bien assez suffisante pour son interlocuteur.
— Ouais, bon, j'vois le genre, et maintenant tu veux te tirer de la ville sans te faire repérer. Tous les points d'accès sont verrouillés, et tu cherches quelqu'un qui connaît les conduits, les failles, les petits secrets que même leurs IA oublient parfois de surveiller.
Il écrasa sa clope dans un vieux cendrier saturé de mégots consumés.
— T'as une nouvelle identité au moins ? Faux-papiers, implants propres ?
Kael hocha la tête, il avait anticipé ce genre de scénario depuis longtemps. Sa nouvelle vie l'attendait, compressée dans une puce biométrique planquée dans une poche cousue à l'intérieur de son sac. Nouveau nom, nouvelle vie, nouveau départ.
— Bien, ça nous évitera quelques sueurs froides, souffla le passeur. Je vais préparer quelques trucs, et on pourra bouger. On passe par les anciens conduits de ventilation des docks marchands. Les scanners sont vieux là-bas, et les drones n'y vont plus depuis les émeutes de l'an dernier. Mais avant...
Il se pencha vers Kael, son regard luisant soudainement plus acéré.
— J'veux être payé. Dix mille crédits, pas de négo, pas d'avance, pas de blabla.
Kael serra les dents, c'était une somme énorme... mais il n'avait pas le luxe de faire la fine bouche, sa vie en dépendait. il pensa à l'acompte que lui avait versé son mystérieux client. Une poignée de crédits volés à un con de plus dans ce monde de requin.
— Très bien, soupira-t-il, envoie-moi l'adresse de ton compte, je fais le transfert tout de suite.
Le passeur esquissa un sourire en coin, satisfait et ne mit que quelque seconde pour lui transmettre l'information.
— C'est toujours un plaisir de bosser avec toi, Shadow.
Kael ne répondit pas, les mâchoires serrées à s'en fendre les dents. Ce sale petit connard de passeur profitait honteusement de sa situation pour lui extorquer un maximum de Crédits. Mais pouvait-il vraiment lui en vouloir ? Il vivait dans le même cloaque que lui, nourri aux mêmes règles cruelles. Dans ce monde, la seule morale qui comptait était celle des chiffres sur un écran. Et le hacker aurait sans doute fait pareil si les rôles avaient été inversés. Il connecta plutôt à son interface mentale à son compte bancaire, prêt à transférer la somme... jusqu'à ce que le message surgisse, rouge et brutal.
"ACCÈS INTERDIT
Ce compte est actuellement sous investigation pour activité frauduleuse.
Tous les actifs ont été saisis par NeuraLinx Security Division."
Un frisson glacial remonta l'échine du jeune homme en lisant le message.
— Non... murmura-t-il.
Il tenta une nouvelle fois, mais rien, la même alerte apparue. Il sentit le sang quitter son visage, tandis que l'écran holographique disparaissait dans un clignotement froid. Le passeur le fixa, l'air soupçonneux en voyant sa peau devenir encore plus blanche.
— Quoi ? T'as un souci ?
Kael se redressa lentement, ses yeux luminescents se posant sur lui avec un éclat dur, serrant les poings.
— Mon compte vient d'être gelé, NeuraLinx a probablement remonté la trace de la transaction que ce foutu client m'a faite. Ils ont bloqué tout ce qui m'était accessible...
En d'autres termes, il n'avait plus d'argent, son compte était vide. Le passeur grogna et se leva, jetant un regard vers la porte en tirant une énième fois sur sa cigarette.
— T'es en train de m'dire que tu viens ici pour réclamer mon aide et que t'as même pas le fric pour me payer ?
— J'étais censé l'avoir, jusqu'à y'a deux putains de secondes !
Un silence lourd s'installa, Kael ne s'était pas attendu à ce que NeuraLinx remonte aussi vite jusqu'à son compte. Il avait pensé avoir plus de temps, et maintenant il s'en mordait les doigts. Il se redressa brusquement et se mit à faire les cent pas, cherchant frénétiquement une solution. Il avait encore un peu d'argent liquide dans son sac, mais pas assez. Et il en aurait besoin pour démarrer une nouvelle vie. Peut-être que s'il parvenait à se montrer convaincant, le passeur accepterait de le faire partir à crédit ?
Mais au fond, il savait qu'il rêvait, une colère sourde l'envahit, comment avait-il pu croire que NeuraLinx ne le prendrait pas de vitesse ? Le priver de ses fonds était évidemment la première chose à faire pour l'empêcher de fuir.
— Je suis un peu dégoûté, j'aurais aimé pouvoir te plumer avant qu'ils ne t'embarquent, lâcha soudainement le passeur. Mais tant pis, la prime me suffira.
Kael se figea, un court instant, son cerveau refusa de traiter l'information.
— De quoi tu...
Il n'eut pas le temps de finir, un coup violent le frappa en plein ventre, lui coupant le souffle net. La douleur explosa dans ses entrailles, brutale et inattendue. Il s'effondra, plié en deux, les mains crispées sur son estomac. Il se maudit, comment avait-il pu baisser sa garde ? La panique, pensa-t-il, était la pire des traitresses.
— M'en veux pas, gamin, déclara l'homme d'un ton sec et le regard dur. T'aurais fait la même chose, surtout pour une prime comme celle-là.
Kael tenta de respirer, peinant à reprendre le contrôle de son corps. Il avait été trahi, depuis le début, ce n'était qu'un piège, un guet-apens bien huilé. Ce type n'avait jamais eu l'intention de l'aider, juste de le vendre pour des Crédit, et s'il avait pu le dépouiller un peu plus, il l'aurait fait sans scrupule.
— Sale fils de pute, cracha Kael d'une voix rauque, les yeux pleins de rage et de larme de douleur.
Le passeur haussa simplement les épaules, indifférent à l'insulte. Puis des bruits sourds résonnèrent dans le couloir. Des pas lourds, méthodiques, mécanique même. La porte s'ouvrit et ils entrèrent.
Ils étaient cinq, peut-être six, parfaits dans leur synchronisation, leur mouvement semblables à ceux de robots. Leurs uniformes n'étaient pas de simples tenues, mais des armures composites aux lignes acérées, noires comme la suie, parsemées de reflets bleutés métalliques. Aucun visage visible, seulement des casques intégraux lisses et sans visière, juste une mince bande lumineuse blanche qui zébrait l'avant, comme un œil artificiel qui ne clignait jamais.
Sur leur poitrine et leur épaule droite brillait le symbole de NeuraLinx : un œil stylisé, fendu d'un éclair, gravé en relief dans l'alliage. Leurs gestes étaient mécaniques, précis, inhumains.
Kael tenta de se redresser, son instinct lui hurlait de fuir, de courir, de sauter par la fenêtre s'il le fallait. Mais à peine avait-il bougé qu'une douleur intense le traversa, provoquée par un coup de taser tiré sans sommation. Il hurla, la souffrance parcourant son corps comme un feu électrique, puis il retomba au sol, le souffle coupé, les muscles tétanisés.
La dernière chose qu'il vit fut une paire de bottes renforcées s'approchant lentement de lui, avant que le noir ne l'engloutisse sans pitié.
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