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- Attends ! Cria-t-elle avec l’énergie du désespoir.

Dans son élan, elle tendit le bras et attrapa ma main. Elle avait peur que je saute, vraiment peur. Je pouvais le sentir dans le tremblement qui secouait sa main. Elle devrait plutôt avoir peur pour elle. Que je saute vraiment sous ses yeux et je la traumatiserais pour la vie. Et j’en connaissais un rayon sur les traumatismes. Nos mains étaient toujours liées. Je m'en débarrassai d'une secousse. Alors que je m'empressai de mettre la mienne dans le fond chaud de ma poche, elle passa sa paume sur la neige entassée sur le muret du pont, traça des arabesques du bout des doigts. Son épiderme devint rouge au contact du froid

- Pourquoi j'ai oublié mes gants ? Quelle idiote ! persifla-t-elle, avant de fourrer sa main dans la poche de sa veste avant qu'elle ne vire au mauve et dans le même mouvement, plongea la tête dans son écharpe en laine.

Je ne pouvais décemment pas ignorer les cris d'hystérie de la fille de peur qu'elle ne rameute tout le parc. Ou pire, qu'elle essaye de me rattraper. Ce qu'elle avait eu le réflexe de faire alors même que j’étais toujours sur le pont. Elle en était donc bien capable, cela au moins, j’en étais certain. Elle était courageuse, je pouvais au moins lui concéder cela. Et si elle tombait avec moi... Ce n’étais pas envisageable. J’avais décidé de mourir, cela ne voulait pas dire pour autant que le reste du monde le devait aussi.

Je me retournai pour la dévisager réellement pour la première fois depuis sa subite apparition. Elle n’était pas bien grande pour une personne si déterminée. Un visage ovale se dessinait entre la touffe broussailleuse de ses cheveux bruns constellés de flocons de neige. Des tâches de rousseur ressortait sur la peau claire de son visage. Son nez et ses joues avaient viré au rose sous le coup de l'air glacial. Un nuage de condensation se formait devant ses lèvres pleines au gré de sa respiration. Ce qui ressortait vraiment chez cette fille, c’étaient ses immenses prunelles à la couleur incroyable. Une couronne d'un jaune léger encerclait la pupille encre, tandis qu'un bleu cyan noyait le reste. On aurait dit un soleil brillant dans un ciel d'été. Ils pétillaient d’une joie de vivre évidente qui la rendait plus jeune que l’âge que je lui donnais. Son manteau violet et ses bottes en caoutchouc assorti accentuait son côté enfantin. Elle était jolie, je devais bien me l’avouer. Pourtant, la beauté de ses traits était entachée par des cernes en-dessous de ses iris. Légèrement attendri par ses yeux agrandis par la peur et le désarroi, je décidai de reculer du bord, les mains levés comme si je me rendais face à un flic. Je voulais la rassurer un peu. Je vis qu'elle se détendait imperceptiblement et put déceler au fond de ses yeux en quelque sorte un remerciement sincère. Une sincérité brute comme j’avais rarement eu l'occasion d'en voir. Je ne voulais pas la traumatiser, ni la blesser d’une quelconque manière. Je ne voulais en aucun cas faire endurer à quelqu'un ce genre de choses, quelque fut cette personne. J’avais beau n’avoir aucune empathie pour ma personne, j’en avais à revendre pour les autres. Une faiblesse de plus que je cachais sous mon sarcasme. Calmé, j’étais prêt à en découdre avec elle quand elle reprit la parole, brisant ce calme presque serein et me rappelant ma première impression : elle était terriblement chiante.

- Je trouve le suicide ridicule. Quelle idée de vouloir mettre fin à sa vie en sachant que de toute façon on meurt tous un jour. Qu'on veuille mourir quand on est vieux, qu'on est plus qu'un légume, qui ne sait plus rien faire seul, ma foi, je peux l'accepter ! Mais quand on est à peine un adulte, qu'est-ce qu'on peut savoir de la vie pour vouloir mourir ? C'est insensé, d'une ironie sans nom, nous voilà arrivé sur terre qu'on en repart aussitôt. Sans avoir eu l'occasion d'en profiter et de goûter à ses merveilles. C'est lâche de vouloir abandonner ainsi, sans se battre. Que doivent dire tous les habitants des pays pauvres, que dis-je, que doivent dire tous les gens qui vivent dans la misère, ici ou ailleurs, pour qui chaque jour est incertain et où la faim, la maladie, la condition de vie déplorable peuvent les rattraper et les tuer avant l'heure ? Et… et que dire des malades incurables qui ne demandent qu'à pouvoir vivre plus longtemps parce que leur sablier s'écoule trop vite et qu'ils n'auront pas la chance de profiter aux plaisirs de la vie. Combien de personnes bien trop jeunes meurent chaque année sans décider ? Et il y en a qui prétendent vouloir raccourcir leur vie alors que pour d'autres ce n'est pas un choix, mais une fatalité ? Putain, mais c'est une blague ou quoi ? Penses à ta chance chance, mince !  Vis pour eux, profites de la vie pour tous ceux qui ne l'ont plus !

On aurait dit qu’elle parlait à toute une assemblée qui semblait n'exister que dans sa réalité alors qu'une seule personne, moi en l’occurrence, l'avait écouté. Emballée par son récit, l’inconnue avait haussé le ton au fil des phrases jusqu'à presque se retrouver à crier les derniers mots. Je percevais dans ses paroles toute son incompréhension, voire même une certaine colère, de la hargne. Elle avait les joues en feu et le souffle court. Elle avait déblatéré ce discours avec une telle ferveur que je ne pouvais m'empêcher de la contempler, ébahi. Répétait-elle ce discours depuis longtemps afin de pouvoir le balancer au premier inconnu venu ? Ça ne m’aurait pas étonné. Avec autant d’emphase ça aurait pu être le monologue d’une pièce de théâtre. Je me la représentais parfaitement lister ses arguments et les répéter devant son miroir. Un bâillement sonore m’échappa. Je fus foudroyé par son regard noir, remplaçant l'éclat qui l'avait éclairé quelques instants plutôt. Toutefois, elle ne put s’empêcher, à son tour, de bailler. Je lâchai un ricanement sarcastique. Il était fait de belles paroles son discours. Mais c’était tout ce que c’était, des belles paroles. Autant dire du vent. Elle essayait donc de me faire culpabiliser, c’était un choix comme un autre de me raisonner. Pas celui que j’aurais choisi toute fois. Oui, on vivait dans un monde injuste, c’était d’ailleurs bien pour ça que je ne voulais pas m’y attarder. Et oui, la mort quand on ne la choisissait pas, n’était pas non plus juste. Utiliser ces arguments pour m’empêcher de me suicider n’était pas des plus judicieux. Ça ne me donnait franchement pas plus envie de vivre.

- Tu l’as répété combien de fois ce discours ? Demandai-je. Je crois qu’il aurait un joli effet sur toute une assemblée qui croit que le suicide mène à l’enfer. Tu aurais un certain nombre de disciples, à mon avis.

- Ça n’a rien à voir avec la religion. Mais quitte à ce que tu te suicides autant que tu atterrisses dans un bel endroit, non ? Que ça en vaille la peine ?

Elle savait mordre. C’est bien, elle en aurait besoin dans sa vie. Je mis un pied devant l'autre jusqu’à me retrouver juste à côté d'elle, la surplombant de toute ma hauteur.

- Je ne crois pas qu’il y ait quoi que ce soit. Après.

- Donc, pas de paradis, ni d’enfer, pas non plus de réincarnation ou d’esprit errant sur la terre ?

- On cesse juste d’exister, approuvai-je.

- Je préfère croire qu’il y a quelque chose.

- Oui parce que c’est plus facile à accepter. Comme la plupart des gens. Pourquoi est-ce que tu penses qu’il y a tant de croyants ?

- Dommage que ça ne rende pas les gens plus… tolérants.

Ses paroles faisaient écho à mes propres pensées. Alors nous pouvions donc être d’accord sur quelque chose ? L’Histoire avait montré à plusieurs reprises que la religion n’égalait pas toujours avec les actes les plus nobles. Pour des gens qui plaçaient la vertu au-dessus de tout, leur intolérance envers les personnes qui pensaient un peu différemment était difficile à accepter. Les croisades dans le temps, les ignominies envers les homosexuels maintenant. On ne pouvait pas dire qu’ils brillaient par leur ouverture d’esprit. S’il existait vraiment un dieu, je me demande bien ce qu’il aurait pensé de tout ça.

- J’adorerais débattre avec toi de la place de la religion dans le monde, mais Satan m’attend. Tant mieux parce que je me les gèle ici.

En fait, mon amour pour l’hiver m’avait rendu assez résistant au froid. J’avais peut-être du sang Nordique dans les veines.

- N’as-tu pas peur de la mort ?

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