Chapitre 1
L’éclair rouge fonce vers nous. L’impact est inévitable.
En une seconde, ma vie défile devant mes yeux. Trop courte… Qu’importe, la collision efface tout. La douleur jaillit. Glissant sournoisement dans mes veines comme du poison.
Puis, l’encre dans mes yeux. D’abord, des taches sombres qui dansent devant moi. Puis, progressivement, une ombre épaisse qui rampe, grignotant ma vision. Une marrée implacable qui efface le monde.
D’un bond, je me relève, le souffle court. Un lourd sanglot bloque ma gorge. J’essaye de me retenir, tout en sachant que c’est impossible.
Le souvenir tournoie encore obstinément dans ma tête. Toujours avec la même force et la même violence. Un mauvais film, qui depuis une semaine, hantent mes nuits.
— Par pitié, donnez-moi des somnifères, que ça s’arrête, je gémis d’une voix enrouée et brisée.
Personne ne peut m’entendre.
Les jambes tremblantes, je repousse ma couette et à tâtons, je me lève. Un courant d’air m’effleure, la fenêtre est encore ouverte.
J’imagine que les lucioles dansent entre les branches, comme des étoiles tombées du ciel. J’imagine aussi que l’herbe doit être jaune, à cause de la chaleur. Mais je ne peux pas vous le confirmer. Ce ne sont que des pensées, que des interrogations qui flottent dans la fraîcheur du soir.
Mon cœur se serre doucement de tristesse et de douleur. Une semaine est pourtant passée depuis la catastrophe. Mais je n’arrive pas à m’y faire, encore moins à prononcer cette phrase digne des plus grandes fictions.
Moi, Ina 15 ans, je suis désormais complètement aveugle pour toujours.
Qui l’aurait cru, il y a quelques mois, voir quelques semaines ? Personne, pas même moi.
Ce n’était pas prévu.
Avant ce cauchemar, j’étais quelqu’un comme vous. Une adolescente pleine de joie, qui, comme seul problème, avait son brevet qui se rapprochait dangereusement. Jusqu’à ce jour-là. Une journée comme toutes les autres au premier abord.
Et puis il y a eu l’accident et le noir.
Le noir, qui a tout avalé en quelques secondes, ma vue et ma vie.
Je veux hurler de frustration. Crier au monde entier, que ce n’était pas comme ça que j’imaginais le futur. Mais qui pourrait m’entendre ? Le résident d’au-dessus ? Le malade de la chambre d’à côté ? L’infirmière en cheffe ?
Je ne sais plus rien. Pas même comment continuer à vivre. Tout ce que je sais, c’est que personne ne peut comprendre ma détresse.
Je me laisse glisser contre le mur, les joues mouillées et je replonge doucement dans un sommeil fait de cauchemar.
Combien de fois me suis-je rendu compte de la chance que j’avais ?
La phrase tourne et retourne dans ma tête de mon réveil à mon coucher. Un peu comme l’accident. À une exception près, elle me rappelle tout ce que j’ai perdu.
La réponse à cette question est courte et simple : Peu.
Je serre mon roman contre ma poitrine. La couverture est lisse. Je veux m’évader, mais à part me rappeler les aventures de ces personnages. Je ne peux pas faire grand-chose d’autre.
Je ne connais pas le braille et je n’ai jamais tenté les livres audio. Il faudrait que je m’y mette.
Le roman ouvert sur mes genoux, je caresse ses pages et m’imagine les mots qui s’y trouvent. Cette histoire, je la connais par cœur, l’ayant lu plein de fois. Ses personnages n’ont plus de secret pour moi, ce sont d’ailleurs mes meilleurs amis.
J’adore lire autant qu’écrire. Les mots m’ont toujours calmées.
Un bruit à la porte me fait relever la tête.
Une voix féminine reconnaissable entre toutes retentit.
— Ina ?
— Maman !
Je repousse mes couvertures et me lève. Le battant grince en s’ouvrant.
— Ma chérie…, murmura celle-ci.
Elle me serre fort dans ses bras. Je me glisse contre elle, et inhale doucement le parfum vanille qu’elle met depuis toujours.
Je sais qu’elle a mal, car elle tressaillit de temps en temps. Elle est couverte de bandage à cause de ses brûlures. On fond toutes les deux en larmes.
Aucune de nous ne pensait que cela allait arriver.
Un visage s’ancre dans mon esprit et me déchire le cœur. Je sais que ce n’est qu’une pensée et c’est bien ça le pire.
Mort. Mon père est mort.
J’inspire et j’expire, les poings serrés pour contenir ma peine.
J’essuie mes joues et je lui raconte ma journée. Elle me raconte la sienne.
— Demain, on retourne à la maison, me chuchote-t-elle en glissant tendrement une mèche derrière mon oreille.
Demain.
Demain, je retourne à la maison. Aveugle et sans mon père.
Je suis malgré tout heureuse d’être près d’elle et d’entendre sa voix.
Elle me parle de mon frère et de son état psychologique. Je m’inquiète pour lui, mais je décroche rapidement. Mon esprit est ailleurs. Sur le tic tac de l’horloge, qui me rappelle, que le médecin arrive. Et qu’après ma mère s’en ira, mon cœur se serre.
Comme en écho à mes pensées, le médecin toque à la porte. Le rendez-vous commence.
— Comme vous savez, depuis l’accident, votre fille est atteinte de cécité complète et malheureusement irréversible, commence-t-il. D’après les rapports que j’ai sous les yeux. Il n’y a pas autre chose de détectée. Donc votre fille pourra sortir demain matin. Juste après avoir fait une dernière radio de vérifications, pour être sûr… D’ailleurs, vous avez pensé à commencer à remplir un dossier pour la MDPH ? La maison départementale pour les personnes handicapées… Vous devriez, parce que vous en aurez besoin pour la suite de la scolarité de votre fille…
Je décroche complètement de ses paroles. Je suis à bout et en colère contre la terre entière. Le médecin ne s’arrête pas.
Le rendez-vous se termine presque aussi vite qu’il a commencé. Le médecin repart. Ma mère me prend dans ses bras et me serre fort. Elle aussi doit partir.
— Je t’aime, je lui murmure à l’oreille.
— Moi aussi ma chérie. Sois courageuse, chuchote-t-elle en rejoignant la porte.
Sa voix se brise sur ses derniers mots. La porte se referme tout doucement dans un léger claquement, me laissant plus seule que jamais.
J’ai envie de pleurer, mais je n’en ai plus la force. Lorsque je regarde le futur, je ne vois qu’un trou noir qui m’aspire et me fait peur. Trop de chose à faire et à reconstruire… J’avais plein de rêves et il me semble que tout vient d’être détruit. J’en ai marre, je veux hurler. Mais je n’en ai pas la force.
J’attrape mon téléphone et lance le roman audio que ma mère a mis. J’aurais galéré à le faire toute seule.
Les premiers mots retentissent dans mes oreilles comme un cri de victoire. Six cents pages de libérations. Je me sens revivre.
L’histoire est drôle. Les personnages attachants. C’est la première fois depuis une semaine que j’oublie tous mes problèmes. Je les oublie pour les remplacer par une quête mortellement dangereuse et un monde rempli de dragons et de magicien.
Je fais l’échange quand vous voulez.
Une heure plus tard, je stoppe l’audio, épuisée. Je débranche mes écouteurs et me glisse sous la couette. Les yeux fermés, je tente de plonger dans le sommeil, même si je sais que ce sera pour revivre cette scène.
Je voudrais tellement pouvoir me transporter dans un monde magique pour échapper à ce cauchemar. Vivre une aventure palpitante et fantastique.
Je m’endors sur cette dernière pensée, sans savoir que bientôt, mon souhait allait être réalisé. Me prouvant en même temps que vivre une aventure fantastique n’était pas génial à tous les niveaux.

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