Chapitre 6
Chacune de mes pensées a un manteau de brouillard. Elles tournoient dans le flou dans ma tête. Une douce odeur flotte dans l’air, du pain grillé cette fois-ci, pas de la cannelle. Je me décale, un éclat de douleur, comme une brûlure lente et profonde, achève de me réveiller. J’inspire et j’expire. Un râle est bloqué dans ma gorge. Je rêvais de… De quoi déjà ?
Je secoue la tête et tente de me redresser, mais la douleur explose. Comme si chaque mot prononcé avait laissé une cicatrice sur ma peau, et dans mon esprit…
Mais comment étais-ce possible ? Je chasse cette idée.
— Ina ! Tu es réveillé !
Je sursaute, et me retourne dans le lit.
— Qui es-tu ?
— Bah génial ! grogne une voix qui m’est familière. Je te sauve la vie et toi, tu m’oublies… Bon, il se peut que tu sois la première à m’avoir sauvé la vie. Mais ce n’est qu’un détail… Soa ? Ça ne te dit vraiment rien comme prénom ?
Les bruits de pas s’approchent de moi.
Tout me revient en tête dans un coup de foudre. Livnea, Soa, les chats roux, les manieurs, l’attaque… Mes douleurs témoignent de la vivacité de ces souvenirs. Le doute en profite pour revenir à l’attaque, malgré les multiples preuves que Soa m’a données.
— Si, murmuré-je la gorge serrée. Mais… Ça te dérange de refaire apparaître une flamme ? Pour être sûr que ce ne soit pas juste un mauvais rêve.
Son claquement de langue résonne avant même ma phrase terminée. Une douce chaleur glisse contre ma joue. Pas de bruit de briquet, pas de mauvaises blagues, juste… lui.
J’inspire, et j’expire. Je ne suis pas folle
— Ça fait cinq jours que tu te débats entre la vie et la mort…
Cinq jours ? Ça explique ma faiblesse et mes douleurs. Les phrases sorties de ma bouche ce jours-là me reviennent à l’esprit, je n’étais pas dans mon état normal.
“Vos points vident mon air, pas mon énergie. Si vous cherchez à le faire, poser d’abord votre petite cuillère”
“Le seul liquide qui coulera ne viendra pas de moi, et il sera rouge.”
Des provocations, de simple provocation. Pourtant, leur essence me brûle encore la bouche. Sur le moment, j’avais l’impression de… Sentir la force de chaque mot… Comme s’ils appelaient…
Ces mots pèsent encore sur ma langue, comme si chaque syllabe était vivante.
— C’est normal ici, à Livnea de faire des choses avec les mots… Je veux dire de les sentir comme ça ?
— Mmm, de quoi tu te souviens au juste, Ina ?
Sa voix est tendue.
— Je… Des mots qui me brûlaient la bouche, une douce chaleur dans mon corps, une odeur de cannelle, le bruit de corps qui tombe. Et puis… Cette certitude. Comme si je savais ce qui allait se passer avant même de parler.
Soa fait un léger bruit avec sa langue. Il ne répond pas tout de suite, je l’entends s’agiter près de moi. Puis, il lâche dans un souffle :
— Ina… Tu es une manieuse de mots…
Le monde s’arrête, pendant que les battements de mon cœur accélèrent.
— C’était un hasard, murmuré-je en tremblant, mais la phrase sonne faux.
Le rire de Soa, résonne dans la pièce.
— Un hasard ? Que six voleurs, balaises et armés jusqu’aux dents, tombent après une phrase ? Tu es drôlement doué pour les coïncidences !
Je n’ai pas de la magie… Je ne suis pas magique. Je… La scène tourne et retourne dans la tête. Les mots glissaient avec force. J’avais l’impression de voir le potentiel de chaque mot.
J’ouvre la bouche et la referme en serrant mon drap entre mes doigts. Non, il a raison, ce n’était pas un hasard… Ces mots avaient un poids, et en sortant, ils ne m’ont pas totalement quitté.
Ma tartine, au goût de banane dans la bouche, je réfléchis à tout ce qu’implique ce pouvoir. Déjà, je suis passée du stade d’une anomalie inconnue à celui de légende vivante. Est-ce vraiment une amélioration ?
— Cet après-midi, ils veulent voir tes yeux, pour savoir s’ils peuvent te guérir…
De surprise, je lâche mon pain. Soa se moque gentiment de moi, mais mon cerveau n’est déjà plus dans l’instant présent. Je ne souhaite pas me leurrer dans de faux espoir, mais dans un monde où la magie est aussi banale, que boire une tasse de café. Est-ce que je peux vraiment rester indifférente à cette nouvelle ?
Voir de nouveau. Les couleurs, les visages et les paysages. Quel rêve !
— Après, il y a aussi Elyrian qui voulait te voir, mais là, il doit être en train de manger son fichu fromage, donc…
— Elyrian ?
— C’est un grand magicien de l’empire. Un vieil obsédé par le fromage. Ne goûte pas d’ailleurs, si tu ne veux pas finir malade… Alors, tu veux faire quoi ce matin ?
Je hoche les épaules. Je n’en ai pas la moindre idée.
Un boucan explose soudainement derrière moi, me faisant faire un bond sur ma chaise.
— Qu’est-ce que ? commenté-je surprise, vite coupée par l’exclamation de Soa.
Je sens ma joue roussir doucement par la flamme, qui, d’après ce que je viens d’entendre, vient d’être allumée. Mon cœur bat plus fort. Pour que quelque chose, effraye Soa, ça doit vraiment être dangereux.
— Soa. Mon garçon… Qui a dit que je mangeais toujours du fromage ? susurre quelqu’un.
Une voix grave, empreinte de sagesse et de malice, forgée par la vie. Qui, à chaque son, rappelle qu’un seul instant, peut valoir l’éternité. Et qui ayant trop vécu sait rire du pire et du meilleur.
Près de moi, Soa claque sa langue contre son palet. Une fois, deux fois et la chaleur retombe.
— Elyrian… Tu m’as fait peur…
— Surprenant venant de toi, Soa. Alors ma petite Ina, bien mangée ?
Je sursaute en entendant mon nom.
— Oui, ça va. Le pain est juste très différent de ce que j’ai l’habitude dans mon monde…
— Je veux bien te croire !
La matinée s’écoule doucement entre rire et discussion sérieuse. Elyrian est drôle, bien que vraiment obséder par son fromage. Et Soa se prête sans problème à son jeu. Pourtant, entre deux éclats de rire, et deux informations sur Livnea, mon cerveau retourne sur cette phrase prononcée par Soa.
“Cet après-midi, ils veulent voir tes yeux, pour savoir s’ils peuvent te guérir…”
Mon cœur bat très fort. J’espère tellement de ces tests.
Pourront-ils me rendre la vue ? Ou serais-je déçu, par cette incroyable promesse de la magie ?

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