Le réveil
— Ce n’est pas la première fois que je te le dis, Maxime. Nous sommes une team, et toi, tu n’es pas corporate. Tu as décrédibilisé tout le service avec la présentation que tu m’as remise. Pendant tout le monthly meeting, j’ai vu des regards moqueurs...
Vingt minutes. J’écoute depuis vingt minutes les reproches de mon chef, Kévin. Enfin j’entends. Je ne prête aucune attention à ses paroles. Il aime beaucoup s'écouter parler, alors pourquoi l'en priver ? Pour passer le temps, je balaie la pièce du regard. À gauche, des affiches officielles de l'entreprise sont accrochées sur le mur d'un blanc froid. Tous les codes et stéréotypes à la mode y sont bien sûr présents : un trentenaire en costume gris, barbe de trois jours, accompagné d'une femme en tailleur élégant. Ils sont représentés dans différentes situations : autour d'un bureau, devant un tableau blanc ou encore regardant un écran d'ordinateur. Elles sont également accompagnées de phrases chocs : Well Being at Work, Winning Together et le fameux One Team, One Dream. Quelle foutaise ! Ces images d'Épinal modernes sont à mille lieux de la réalité et de l'attitude de Kevin. L'autre mur est tout aussi dépouillé. Seule une armoire basse est installée au milieu de la cloison. Des médailles de marathon dans leur écrin bleu marine sont exposées sur le meuble anthracite. Leur éclat montre le soin avec lequel Kevin doit les dépoussiérer régulièrement. Un chevalet en bristol crème, parfaitement centré devant chaque écrin, termine la mise en scène. On peut y lire ses exploits : Schneider Electric Marathon de Paris 2025, TCS London Marathon 2024 ou encore TCS Amsterdam Marathon 2023. La touche finale : une photo du pont de Staten Island, noir de monde. Un flyer TCS New York City Marathon, placé dans le coin du cadre, termine le tableau. « OBJECTIF 2026 » est écrit au feutre noir sur le cartel du cliché du pont. Le dépassement de soi. Enfin, au-dessus de l'autel sportif, j’aperçois un diplôme encadré :
Kevin Gallito – Bachelor Management International
Kevin Gallito, vingt-six ans, fraîchement promu responsable de service, est la parfaite caricature du jeune cadre ambitieux. Il a suivi le dress code à la lettre. Costume gris, cravate assortie, souliers à bout pointu, coupe de cheveux impeccable, rasé de près. Rien ne dépasse. Même son bureau, placé au centre de la pièce, est à son image. Lisse et aseptisé. Un PC portable et un mug floqué du logo de l'entreprise sont les seuls objets visibles.
Il continue son monologue sur mon manque d'implication. Enfin je pense. Comme je ne l'écoute pas, c'est difficile à dire. Ce qui est certain, c'est qu'il s'obstine à me tutoyer et m’appeler par mon prénom. Une règle implicite dans ce genre de société. Une manière de rapprocher les collaborateurs, paraît-il. Je n'aime pas cela. Nous ne nous connaissons pas, nous ne sommes pas amis, alors pourquoi faire semblant d'être proches avec des « tu » et des « Maxime ».
Je fais tourner mon alliance avec mon pouce. C'est un geste que je fais machinalement depuis des années. Pour donner le change, je hoche de temps en temps la tête. Comme il faut faire. Enfin je pense, mais cela m’importe peu. Pas grand-chose ne m’importe en fait. Je suis comme le temps dehors, gris et maussade. Pas de haut, pas de bas, juste le quotidien, toujours pareil.
Kevin fait de grands gestes, sûrement pour appuyer ses propos. Je me demande combien de temps il peut tenir à ce rythme. De mon côté, j’ai jusqu’à la pause du midi, alors il peut bien continuer. Il m'a convoqué cinq fois depuis le début de l'année. Non, six fois. Enfin, je crois. Cela fait deux fois par mois, c’est pas mal. Alors j'ai l'habitude maintenant. Je me demande la raison de son attitude tyrannique. A-t-il un complexe d'infériorité à cause de sa petite taille ? Ridicule, comme si la compétence était proportionnelle au nombre de centimètres. Ou à cause de sa jeunesse ? Est-ce que j’étais comme lui quand j'étais jeune ? C’était il y a si longtemps, moi qui ai le double de son âge.
Mes pensées sont interrompues par un papillon. Il s’est posé sur ma main gauche, à côté de mon alliance. Il est magnifique. Il est entièrement blanc, à part un petit point bleu outremer sur son aile droite. Il marche sur mon doigt et se retourne vers moi. Il bat très lentement des ailes, telles les pulsations d'un cœur apaisé. Je le regarde longuement. J'ai l'impression qu'il fait de même. Sa présence m'apaise. Une sensation de douce chaleur réchauffe mon corps et mon cœur, chassant peu à peu l'hiver installé depuis si longtemps. Je me sens bien, comme je ne l'ai pas été depuis, depuis quand déjà ? D'un coup, hop, il prend son envol, me tirant de mes pensées. Il danse dans les rayons du soleil provenant de la façade vitrée. Une aura étincelante l'entoure entièrement. Le temps semble suspendu. De la poussière d'or est projetée à chacun de ses battements d'ailes. Sa petite danse l’amène à la fenêtre entrouverte. Je le suis des yeux. Il se pose délicatement sur la vitre et s’y promène. Derrière lui, s'étend la vieille ville. La cathédrale est reconnaissable à ses deux clochers. Sa balade le conduit au bord droit du bâti. Ses ailes déployées cachent la moitié d’un gigantesque panneau publicitaire. En lettres bleues sur un fond jaune, une femme déclame : « Et si vous viviez… »
Ces mots explosent dans ma tête. Est-ce que je vis ? Non, je survis. Je mange parce qu'il faut manger, je me lève, vais au travail, m'habille, me lave pour les mêmes raisons. Et si je vivais ? En suis-je vraiment capable ? Cela fait tellement longtemps maintenant. Tu en penses quoi, petit papillon ? Cette pensée traverse à peine mon esprit, que mon ami ailé reprend sa balade sur la baie vitrée. Cette fois-ci, sa trajectoire est en ligne droite. Il me montre maintenant les arbres en fleurs du parc. Cela fait des années que je ne suis pas allé voir ses cerisiers du Japon. Vanessa adorait les contempler. Et moi, c’est elle que j’adorais. Un ciel bleu sans nuage, avec un soleil éclatant, est visible derrière lui. Il fait tellement beau dehors. Qu'est-ce que je fais ici ? Le papillon s’envole dans la pièce au moment où je chuchote :
— Un ciel bleu ?
Kévin se retourne, voit le papillon décrire des boucles dans la lumière du soleil. Il me fixe ensuite en fronçant les yeux. Il pince les lèvres et me dit :
— Arrête avec cet insecte, Maxime ! Tu m'écoutes au moins ?
Sans réfléchir, je lui réponds :
— Non.
Le menton de Kévin semble descendre de dix bons centimètres.
— Comment ça non ?
Sans prêter attention à sa dernière remarque, je lui demande :
— Quel jour sommes-nous ?
— Pardon ?
— Quel jour sommes-nous ?
— Mercredi, répond Kevin étonné.
— Pas le jour, la date ?
Il me fixe sans savoir comment réagir.
— Euh, le 20.
Exaspéré par ses réponses, je hausse le ton.
— MAIS DE QUEL MOIS !
— Mars, nous sommes le mercredi 20 mars, Maxime.
Il reprend un peu d’assurance et me demande.
— Mais pourquoi tu me demandes ça d’un coup ?
Je ne l’écoute déjà plus. Mon cerveau est en ébullition. Je dois sortir d'ici.
Sans répondre à sa dernière question, je me lève et me dirige vers la porte. Derrière moi, Kévin repousse sa chaise et tempête :
— Tu fais quoi là ? Tu crois que tu peux te lever et partir comme ça ?
Pour toute réponse, je tourne la poignée, ouvre la porte et sors.
Je suis au milieu de l’open space, quand Kévin, rouge de rage, se met à hurler.
— Maxime, l’entretien n’est pas terminé ! Reviens IMMÉDIATEMENT !
Plus personne ne bouge dans la pièce. Estéban et Noah, les deux stagiaires, lèvent la tête de derrière leur écran et nous regardent déconcertés. Gilbert, de retour de l’imprimante, se baisse tranquillement pour ramasser les feuilles qu’il a fait tomber à cause du hurlement de Kévin. Ses yeux gris se posent sur moi et je devine sa question sans qu'il ait besoin de me la poser. Je hoche la tête pour le rassurer, lui dire que je vais bien. Il commence alors à rassembler les feuilles éparpillées sur la moquette. J'entends de nouveau Kévin crier mon prénom. Je fronce les sourcils, me retourne et me dirige calmement vers le bureau. Kévin, dans l'encadrement de la porte, me laisse passer en croisant les bras.
— Tu as retrouvé tes esprits, Maxime.
Il reste devant la porte, balaie l'open space d'un regard triomphant et en profite pour reprendre une contenance. Contenance qu’il perd immédiatement lorsque je repasse dans l’autre sens.
— J’avais laissé ma veste dans ton bureau.
Hors de lui, Kévin braille mon prénom d'une voix suraiguë. Je me dirige vers mon poste de travail, non pas pour m’y installer, mais pour prendre mes affaires. Après avoir fait quelques pas, Zoé se lève et s’approche de moi.
— Vous allez bien, Maxime ?
Elle est la seule à me vouvoyer. Cela lui a pris un an pour ne plus m’appeler par mon nom de famille mais Maxime. Ce vous qu’elle utilise est plein de chaleur, de tendresse, de sincérité. Ce vous me fait du bien. Une expression que je n’arrive pas à déchiffrer apparaît sur son visage.
— Mais, Maxime, vous souriez ! Depuis trois ans que je vous connais, c’est la première fois que je vous vois comme cela. Vous devriez le faire plus souvent, cela illumine votre visage.
Je ne m'en étais pas rendu compte. Et j’aime bien cela. Je plonge dans les yeux d'émeraude de Zoé. Nous restons debout, l'un en face de l'autre, à nous regarder sans rien dire. Après le quatrième « Maxime » hurlé derrière moi, Kevin s'interpose entre nous deux, les bras croisés. Nous le dépassons tous les deux d’une demi-tête et continuons à nous regarder. Le visage de Kevin devient cramoisi et la veine de sa tempe gauche pulse de façon inquiétante. Il se met sur la pointe des pieds et secoue les bras. Sa voix est devenue stridente.
— Maxime, écoute-moi, merde !
Je me penche sur le côté pour apercevoir Zoé.
—Retournez à votre bureau, Zoé. N'attirez pas sur vous les foudres de notre tyran.
Zoé hoche la tête et retourne à son poste. Je la regarde retourner s'asseoir, toujours en souriant. De nouveau, mon prénom est hurlé. Estéban et Noah semblent très intéressés par leur écran et Gilbert continue tranquillement de ramasser ses feuilles.
Je contourne Kevin en direction de mon bureau. J’ai à peine fait trois pas, qu’il se remet à hurler.
— MAXIME!
Je m'arrête, soupire et me retourne vers lui. Je le toise de haut en bas et le fixe. D’une voix calme, je lui dis
— Je connais mon prénom, ce n'est pas la peine de hurler. Et, à partir de maintenant, jeune homme, je vous prie de me vouvoyer et de m'appeler Monsieur Cristiani.
Je repars vers mon bureau, passe à côté de Gilbert, en train de se relever, son paquet de feuilles à la main. Il affiche un sourire en coin et me tapote l'épaule.
— Jeune homme !
Puis il ajoute
— Je suis content de te retrouver, Max.
Arrivé à mon bureau, je pousse mon siège et récupère mon chapeau.
Kévin est toujours au milieu de la pièce, muet. Je hausse les épaules et me dirige vers l’ascenseur lorsque, après quelques pas, mon regard est attiré vers la gauche. C’est le papillon de tout à l’heure. Il vole et virevolte à travers la pièce. Sa chorégraphie aérienne m'hypnotise. Je ne sais pourquoi, il me fascine. Et je ressens un besoin, une obligation de le regarder, de voir ce qu'il veut me dire. Il continue son ballet et vient se poser sur le téléphone de Zoé.
Zoé, que j’ai vraiment découverte pour la première fois il y a quelques instants.
Zoé, à qui j’ai souvent pensé dans mes nombreux moments de solitude.
Zoé, de presque quinze ans ma cadette ou plutôt moi, quinze ans plus vieux qu’elle. Elle est assise à son bureau et trie des papiers. Cela fait trois fois qu'elle prend le même paquet de feuilles pour le parcourir et le poser au même endroit. Le rouge de ses joues tranche avec son teint de porcelaine. Je me retrouve à côté d'elle sans m'en rendre compte. Mon nouvel ami s’envole et danse au-dessus de nous. Zoé lève ses yeux verts et me sourit. Ma main se tend vers sa joue, puis s'arrête à mi-chemin, mon cœur bat la chamade. Et si je lui faisais peur ? Je ne suis pas ça...
Elle lève les yeux vers moi, et me prend doucement la main figée. Un souffle que je retenais s'échappe. Elle n'a pas peur.
Elle est auréolée de lumière. Elle est ravissante, merveilleuse. Nous nous regardons sans rien dire, je me perds dans ses yeux émeraude. Je suis bien, juste cela.
— Je vous invite ce soir à manger, je murmure. Je fais un très bon risotto, parait-il.
Je bredouille ensuite
— Nous pouvons nous voir dans un lieu public si vous préférez.
— Je serais très contente de goûter votre fameux risotto, me répond-elle.
Comme si sa tâche était terminée, le papillon sort par la fenêtre. De mon côté, je me dirige vers la sortie, laissant Zoé pour quelques heures. Ma journée ne fait que commencer, j'en ai la certitude. Arrivé dans l’ascenseur, j’entends Gilbert dire à Kévin d'une voix apaisante :
— Allez, va t'asseoir. Je t'amène un chocolat chaud.
Quelques secondes plus tard, il ajoute :
— Et fais-moi plaisir, enlève-moi ce costume. Tu es ridicule. On dirait un gosse qui a piqué les habits de son père.
Les portes se referment sur cette dernière phrase. Et sur la première étape de ma nouvelle vie.

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