Le réveil

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— Ce n’est pas la première fois que je te le dis, Maxime. Nous sommes une Team et toi, tu n’es pas Corporate. Tu as décrédibilisé tout le service avec la présentation que tu m’as rendu. Pendant tout le Monthly Meeting, j’ai vu des regards moqueurs...
Vingt minutes. J’écoute depuis vingt minutes les reproches de mon chef. Enfin j’entends. Je ne prête aucune attention à ses paroles. Il aime beaucoup s'écouter parler, alors pourquoi l'en priver.
Pour passer le temps, je balaie la pièce du regard. À gauche, des affiches officielles de l'entreprise sont accrochées sur le mur d'un blanc froid. Tous les codes et stéréotypes à la mode y sont bien sûr présents : un trentenaire en costume gris, barbe de trois jours est accompagné d'une femme en tailleur élégant. Ils sont représentés dans différentes situations : autour d'un bureau, devant un tableau blanc ou encore regardant un écran d'ordinateur. Elles sont également accompagnées de phrases chocs : Well Being at Work, Winning Together et le fameux One Team, One Dream. Quelle foutaise ! Ces images d'Epinal modernes sont à milles lieux de la réalité, et de l'attitude de Kevin. L'autre mur est tout aussi dépouillé. Seule une armoire basse est installée au milieu de la cloison. Des médailles marathons dans leur écrin bleu marine sont exposées sur le meuble anthracite. L'éclat doré des médailles montre le soin avec lequel Kevin doit les dépoussiérer régulièrement. Un chevalet en bristol crème, parfaitement posé devant chaque écrin termine la mise en scène. On peut y lire ses exploits : ScheinSchneider Electric Marathon de Paris 2021, TCS London Marathon 2020 ou encore TCS Amsterdam Marathon 2019. La cerise sur le gâteau consiste en une photo du pont de Stuten Island, noir de monde. Un flyer TCS New York City Marathon, placé dans le coin du cadre, ajoute la dernière touche. OBJECTIF 2023 est écrit au feutre noir sur le cartel du cliché du pont. Le dépassement de soi. Encore faudrait-il que je sache qui je suis. Enfin, au-dessus de l'autel sportif, j’aperçois un diplôme encadré :
Kevin Gallito – Bachelor Management Internationnal
Kevin Gallito, vingt-six ans, fraîchement promu responsable de service est la parfaite caricature du jeune cadre ambitieux. Il a suivi le Dress code à la lettre. Costume gris, cravate assortie, souliers à bout pointu, coupe de cheveux impeccables, rasé de près. Rien ne dépasse. Son bureau, placé au centre de la pièce, est à son image. Lisse et aseptisé. Un PC portable et un mug imprimé avec le logo de l'entreprise sont les seuls objets visibles. Moi qui trouvais ma vie triste et sans intérêt.
Il continue son monologue sur mon manque d'implication. Enfin je pense. Comme je ne l'écoute pas, c'est difficile à dire. Ce qui est certain, c'est qu'il s'obstine à me tutoyer et m’appeler par mon prénom. Une règle implicite dans ce genre de société. Une manière de rapprocher les collaborateurs, paraît-il. Je n'aime pas cela. Nous ne nous connaissons pas, nous ne sommes pas amis, alors pourquoi faire semblant d'être proche avec des tu et des Maxime.
Je fais tourner mon alliance autour de l'annulaire avec mon pouce. C'est un geste que je fais machinalement depuis des années. Pour donner le change, je hoche de temps en temps la tête. Comme il faut faire. Enfin je pense, mais cela m’importe peu. Pas grand-chose ne m’importe en fait. Je suis comme le temps dehors, gris et maussade. Pas de haut, pas de bas, juste le quotidien, toujours pareil.

Kevin fait de grands gestes, sûrement pour appuyer ces propos. Je me demande combien de temps il peut tenir à ce rythme. De mon côté, j’ai jusqu’à la pause du midi, alors il peut bien continuer. Il m'a convoqué cinq fois depuis le début de l'année. Non six fois. Enfin, je crois. Alors j'ai l'habitude maintenant. Je me demande la raison de son attitude tyrannique. A-t-il un complexe d'infériorité à cause de sa petite taille ? Cela serait ridicule, comme si la compétence était proportionnelle au nombre de centimètre. Ou à cause de sa jeunesse ? Est-ce que j’étais comme lui quand j'étais jeune ? Je ne pense pas. Mais c’était il y a si longtemps, moi qui ai le double de son âge.

Mes pensées sont interrompues par un papillon. Il s’est posé sur ma main gauche, à côté de mon alliance. Il est magnifique. Il est entièrement blanc, à part un petit point bleu outremer sur son aile droite. Il marche sur mon doigt et se retourne vers moi. Il bat très lentement des ailes, tel les pulsations d'un cœur apaisé. Je le regarde un long moment. J'ai l'impression qu'il fait de même. Sa présence m'apaise. Une sensation de douce chaleur réchauffe mon corps et mon cœur, chassant peu à peu l'hiver installé depuis si longtemps. Je me sens bien, comme je ne l'ai été depuis, depuis quand déjà ? D'un coup, il prend son envol, me tirant de mes pensées. Il danse dans les rayons de soleil provenant de la façade vitrée. Une aura d'étincelle l'entoure entièrement. Le temps semble être suspendu. De la poussière d'or est projetée à chacun de ses battements d'ailes. Sa petite danse l’amène à la fenêtre entrouverte. Je le suis des yeux. Il se pose délicatement sur la vitre. Il se promène sur la surface vitrée. Derrière lui, s'étend la vieille ville. La cathédrale est reconnaissable avec ses deux clochers. Sa ballade le conduit au bord droit du bâti. Ses ailes déployées cachent la moitié d’un énorme panneau publicitaire. En lettres bleues sur un fond jaune, une femme déclame : Et si vous viviez…
Ces mots explosent dans ma tête. Et ce que je vis ? Non, je survis. Je mange parce qu'il faut manger, je me lève, vais au travail, m'habille, me lave pour les mêmes raisons. Et si je vivais ? Est-ce que j'en suis capable ? Cela fait tellement longtemps maintenant. Tu en penses quoi, petit papillon ? Cette pensée traverse à peine mon esprit, que mon ami ailé reprend sa ballade sur la baie vitrée. Cette fois-ci, sa trajectoire est en ligne droite, alors qu'auparavant il avait fait des tours et détours. Il me montre maintenant les arbres en fleur du parc. Cela fait des années que je ne suis pas allé voir ses cerisiers du Japon. Vanessa adorait les contempler. Et moi, c’est elle que j’adorais. Un ciel bleu sans nuage, avec un soleil éclatant, est visible derrière lui. Il fait tellement beau dehors. Qu'est-ce que je fais ici ? Le papillon s’envole dans la pièce au moment où je chuchote :
— Un ciel bleu ?
Kévin se retourne, voit le papillon décrire des boucles dans la lumière du soleil. Il me fixe ensuite en fronçant les yeux. Il pince les lèvres et me dit :
— Arrête avec cet insecte Maxime ! Tu m'écoutes au moins ?
Sans réfléchir, je lui réponds :
— Non.
Le menton de Kévin semble descendre de dix centimètres.
— Comment ça non ?
Sans prêter attention à sa dernière remarque, je lui demande :
— Quel jour somme-nous ?
— Pardon ?
— Quel jour somme-nous ? Je lui répète
— Mercredi, réponds Kevin étonné.
— Pas le jour, la date ?
Il me fixe sans savoir comment réagir.
— Euh, le 20.
Exaspéré par ses réponses, je hausse le ton.
— MAIS QUEL MOIS !
— Mars, nous sommes le mercredi 20 mars Maxime.
Il reprend un peu d’assurance et me demande.
— Mais pourquoi tu me demandes ça d’un coup ?
Je ne l’écoute déjà plus. Mon cerveau est en ébullition. Je dois sortir d'ici.
Sans répondre à sa dernière question, je me lève, et me dirige vers la porte. Derrière moi, Kévin se lève de sa chaise et tempête :
— Tu fais quoi là ? Tu crois que tu peux te lever et partir comma ça ?
Pour toute réponse, je tourne la poignée, ouvre la porte et sors.

Je suis au milieu de l’open space, quand Kévin, rouge de rage, se met à hurler.
— Maxime, l’entretien n’est pas terminé ! Reviens immédiatement !
Plus personne ne bouge dans la pièce. Esteban et Noah, les deux stagiaires, lèvent la tête de derrière leur écran et nous regardent déconcertés. Gilbert, de retour de l’imprimante, se baisse tranquillement pour ramasser les feuilles qu’il a fait tomber à cause du hurlement de Kévin. Ses yeux gris se posent sur moi et je devine sa question sans qu'il ait besoin de me la poser. Je hoche la tête pour le rassurer, lui dire que je vais bien. Il commence alors à rassembler les feuilles éparpillées sur la moquette. J'entends de nouveau Kévin crier mon prénom. Je fronce les sourcils, me retourne et me dirige calmement vers le bureau. Kévin, dans l'encadrement de la porte, me laisse passer en croisant les bras.
— Tu as retrouvé tes esprits Maxime.
Il reste devant la porte, balaie l'open space d'un regard vainqueur et en profite pour reprendre une contenance. Contenance qu’il perd immédiatement lorsque je repasse dans l’autre sens.
— J’avais laissé ma veste dans ton bureau.

Hors de lui, Kévin braille mon prénom d'une voix suraiguë. Je me dirige vers mon poste de travail, non pas pour m’y installer, mais pour prendre mes affaires. Après avoir fait quelques pas, Zoé se lève et s’approche de moi.
— Vous allez bien Maxime ?
Elle est la seule à me vouvoyer. Cela lui a pris un an pour ne plus m’appeler par mon nom de famille mais Maxime. Ce vous qu’elle utilise est plein de chaleur, de tendresse, de sincérité. Ce vous me fait du bien. Une expression que je n’arrive pas à déchiffrer apparaît sur son visage.
— Mais, Maxime, vous souriez ! Depuis trois ans que je vous connais, c’est la première fois que je vous vois comme cela. Vous devriez le faire plus souvent, cela illumine votre visage.
Je ne m'en étais pas rendu compte. Et j’aime bien cela. Je plonge dans les yeux d'émeraude de Zoé. Nous restons debout, l'un en face de l'autre, à nous regarder sans rien dire. Après le quatrième Maxime hurlé derrière moi, Kevin s'interpose entre nous deux, les bras écartés. Nous le dépassons tous les deux, et continuons à nous regarder par-dessus sa tête. Son visage devient cramoisi et la veine de sa tempe gauche pulse de façon inquiétante. Il se met sur la pointe des pieds et secoue les bras. Sa voix est devenue stridente.
— Maxime, écoute-moi moi, merde !
Je me penche sur le côté pour apercevoir Zoé.
— Allez-vous asseoir, Zoé. Je crois deviner que Kévin veut s'entretenir avec moi.
Elle ne peut réprimer un petit rire. Son bras s'approche du mien et nos mains se joignent. Je la regarde partir de dos, toujours en souriant. Kévin se retourne vers Zoé et lui dit :
— Oui, Zoé, dégage à ton bureau immédiatement. Et fait quelque chose d'utile, ça te changera !
Une fureur froide m'envahit. Chaque muscle de mon corps se tend et un masque de colère se plaque sur mon visage. Kévin recule d'un pas devant mon regard assassin. Il est blanc comme un linge et semble avoir retrouvé ses dix ans. Ma voix descend d'une octave.
— Comment oses-tu parler comme cela ? Si tu veux t'en prendre à quelqu'un, trouve quelqu'un à ton niveau. De plus, tu es très mal placé pour parler d'utilité. À part brasser du vent et te défouler sur les autres, tu sers à quoi ?
Je m'approche à quelques centimètres de lui. Mon nez touche presque le sien. D'un ton de plus en plus dur, j'ajoute :
— Zoé est bien trop gentille, douce, respectueuse pour entrer dans ce jeu-là. Ce n'est pas mon cas, petit bonhomme.
Ces derniers mots sonnent comme une menace. Ce qu'ils sont exactement. Kevin baisse les yeux et se recroqueville sur lui-même.
— Tu vas immédiatement présenter tes excuses, Kévin ! Lui dis-je d'une voix impérieuse.
Kévin avance, tête basse, vers Zoé. Il la regarde avec des yeux de chien battu et balbutie :
— Excuse-moi Zoé. Je n'aurai pas dû te parler comme ça.
— Ta mère ne t'a pas appris que l'on ne s'excuse pas mais que l'on présente ses excuses !
Kévin est sur le point de fondre en larmes. Je le regarde en secouant la tête. Je ressens un mélange de pitié et de remords. Je ne voulais pas l'humilier.
Esteban et Noah sont stupéfaits. Ils ne bougent plus, ne sachant comment réagir. Gilbert, un sourire moqueur au coin des lèvres, arrive vers moi. Il me tapote l’épaule.
— Petit bonhomme !
Puis il ajoute :
— Je suis content de te retrouver Max.

Je me rends à mon bureau, pousse le siège et récupère mon chapeau. Kévin est toujours prostré au milieu de la pièce. Je hausse les épaules et me dirige vers l’ascenseur lorsque, après quelque pas, mon regard est attiré vers la gauche. C’est le papillon de tout à l’heure. Il vole et virevolte a travers l'open space. Sa chorégraphie aérienne m'hypnotise. Je ne sais pourquoi, il me fascine. Et je ressens un besoin, une obligation à le regarder, à voir ce qu'il veut me dire. Il continue son ballet et vient se poser sur le téléphone de Zoé. Zoé, que j’ai l’impression d'avoir vraiment vue pour la première fois il y a quelques instants. Zoé, à qui j’ai souvent pensé dans mes nombreux moments de solitude. Zoé, de presque quinze ans ma cadette ou plutôt moi, quinze ans plus vieux qu’elle. Elle est assise à son bureau et trie des papiers. Cela fait trois fois qu'elle prend le même paquet de feuille pour le parcourir et le poser au même endroit. Le rouge de ses joues tranche avec son teint de porcelaine. Je me retrouve à côté d'elle sans m'en rendre compte. Mon nouvel ami s’envole et danse au-dessus de nous. Zoé lève ses yeux verts et me sourit. Nous nous regardons dans les yeux. Un lien est maintenant présent entre nous deux. Sans mot dire, nous nous comprenons. Elle est auréolée de lumière. Elle est ravissante, ensorcelante, merveilleuse. Je me penche lentement et pose un tendre baiser sur ses lèvres. Je me relève, prends un stylo et un post-it, écris et le lui tends :
— Je vous invite ce soir à manger. Je fais un très bon Risotto parait-il. Je serais très heureux de passer la soirée avec vous.
Comme si sa tâche était terminée, le papillon sort par la fenêtre. De mon côté, je me dirige de vers la sortie, laissant Zoé pour quelques heures. Ma journée ne fait que commencer, j'en ai la certitude. Arrivé dans l’ascenseur, j’entends Gilbert dire à Kévin d'une voix apaisante :
— Allez va t'asseoir. Je t'amène un chocolat chaud.
Quelques secondes plus après, il ajoute :
— Et fais-moi plaisir, enlève-moi ce costume. Tu es ridicule. On dirait un gosse qui a piqué les habits de son père.
Les portes se referment sur cette dernière phrase. Et sur la première étape de ma nouvelle vie.

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