Soleil
Les portes automatiques de l’immeuble s’ouvrent sur une rue en pleine effervescence. Voitures, vélos, trottinettes, et sur le trottoir, passants, poussettes. Sur la gauche, des cris d’enfants me parviennent. Sans réfléchir, je descends les quelques marches du perron et me mêle au flot des badauds. Mes pas m’emmènent en direction de ces cris de joie, de vie provenant du parc.
Le portail en fer forgé franchi, je foule les allées de graviers bordées d’arbustes en fleurs. Les couleurs vives des parterres, la lumière du soleil passant à travers le feuillage des arbres, l’odeur du lilas. Toutes ces couleurs, ces formes, ces parfums m’enivrent. J’avais oublié leur beauté.
Sans m’en rendre compte, j’arrive à l’aire de jeux. Des dizaines d’enfants courent dans tous les sens. Pendant que les uns escaladent la structure par les échelles de cordes, d’autres plus téméraires tentent le mur d’escalade. Balançoires, toboggans, pont de singe, tyroliennes sont pris d’assaut sous la surveillance bienveillante des mamans assises sur les bancs. J’aperçois même quelques papas.
Auparavant, il y avait juste une grande zone d’herbe à cet endroit. Des couples d’amoureux venaient profiter du calme et des familles avec leurs enfants s'installaient pour pique-niquer.
Depuis quand cette aire de jeux existe ?
Cela fait plus de sept ans que je ne suis pas venu ici.
D’un coup, je ressens un choc dans les jambes. Une fillette est devant moi, assise sur le sol. Je me baisse pour être à son niveau et je lui demande :
— Tu ne t’es pas fait mal ?
Une petite voix fluette me répond :
— Non, ça va. Je suis tombée sur les fesses !
Je la soulève pour la remettre debout. Elle est légère, comme un moineau tombé du nid. Elle se frotte avec ses deux mains pour enlever la poussière de sa robe.
— Merci, M. Cristiani.
— Tu me connais ?
Elle me sourit.
— Bien sûr, M. Cristiani. J’habite devant chez toi !
Elle s'essuie la main et me la tend.
— Je m'appelle Ilona.
Les rayons du soleil englobent la silhouette menue de la petite fille. Une aura de gentillesse et de sincérité émane de la fillette.
— Bonjour Ilona, je m'appelle Maxime.
Sa petite main disparaît dans la mienne.
— Je suis contente de te parler, Maxime.
— Moi aussi, Ilona. Tu as un très joli prénom.
Elle me répond par un petit rire cristallin. À ce moment, une femme se précipite dans notre direction.
— Ça va, ma chérie ?
— Oui, maman, répond la fillette. Je suis juste tombée sur les fesses et je n’ai même pas abîmé ma robe!
— Il faut regarder devant toi quand tu cours.
Je reconnais cette jeune femme. Elle a emménagé devant chez moi il y a dix ans environ, ou peut-être quinze. Je ne sais plus vraiment.
— Bonjour M. Cristiani, me dit-elle avec un grand sourire.
Je lui souris à mon tour.
— Tu as des enfants ? Me demande Ilona.
Mon sourire disparaît.
— Oui. Une fille. Elle est grande maintenant. Mais je ne la vois pas souvent.
— Pourquoi ? Me questionne simplement Ilona.
Sa maman la reprend.
— Cela ne se fait pas de poser des questions comme ça, Ilona, la gronde-t-elle doucement.
Je me demande pourquoi en effet.
La petite Ilona tend son doigt vers moi.
— Regarde le joli papillon, il est juste au-dessus de toi. Il t’aime bien, on dirait !
Je lève la tête et un papillon blanc vole bien au-dessus de moi. Il se dirige ensuite vers la fillette et se pose sur ses cheveux. Elle reste immobile et glousse de plaisir. Je plisse les yeux et j’aperçois un unique point bleu sur son aile droite.
— Te revoilà, mon ami, dis-je à haute voix.
— Tu le connais ?
— Oui, Princesse, je le connais. Il m’a guidé jusqu’ici. Et cela me fait plaisir car j’ai pu faire ta connaissance.
— Moi aussi je suis contente, dit la fillette toujours immobile. Mais moi, je te connaissais déjà avant. J’avais un peu peur de toi. Tu avais l’air toujours de mauvaise humeur. Mais ma maman m’a dit que tu étais comme Soledad, l’ours grincheux.
La jeune femme rougit de gêne, mais je fais mine de ne pas le remarquer.
Sa façon de parler m’amuse beaucoup. Je prends plaisir à parler avec cette fillette de cinq ans.
— Qui est Soledad ?
— C’est un ours. Ma maman m’a offert le livre où il est dedans. Soledad n’est pas très gentil, il ne répond pas quand on lui dit bonjour, il n’aide pas ses voisins quand ils en ont besoin. Ce n’est pas parce qu’il est méchant, oh non.
— Alors pourquoi il est comme ça ?
— Parce qu’il est triste, très triste. Il est tout seul parce que quand il était petit, il se promenait avec ses parents.
En entendant ces mots, une pensée me traverse l'esprit : "Vanessa aussi a perdu quelque chose enfant". Un pincement au cœur. Je repousse l'image.
Ilona continue
— Mais d’un coup, une grosse tempête est arrivée et il s’est perdu. Il a cherché très longtemps ses parents mais ne les a jamais retrouvés. Alors, il a vécu seul pendant beaucoup d’années. Mais ça finit bien à la fin. Il est copain avec ses voisins et il est heureux.
Ilona s’arrête de parler et me regarde dans les yeux.
— Et maintenant, tu n’es plus triste ?
La simplicité de cette question me prend au dépourvu. Elle m’a de nouveau redonné le sourire. La vérité s’impose d’elle-même.
— Non, je ne suis plus triste. Merci, Princesse.
— Pourquoi tu me dis merci ?
— Eh bien, parce que tu m’as aidé à ne plus être triste.
La fillette sautille sur place, faisant s’envoler le papillon.
— Je suis contente alors !
Je reste un moment à la regarder, profitant de la simplicité du moment. La petite tête blonde me demande les mains derrière sa robe :
— Tu viendras prendre le goûter chez moi cet après-midi, Maxime ?
Je ne peux réprimer un rire.
— Il faut que tu en parles avant avec ta maman, Princesse.
— Cela nous ferait très plaisir de vous inviter, M. Cristiani. J'ai souvent voulu le faire, mais...
Elle ne finit pas sa phrase, ne sachant sûrement pas comment la formuler.
— Disons pour être gentil que je n'étais pas très accessible.
Je vois dans les yeux de la jeune femme qu'elle comprend. Le je-ne-sais-quoi dans les yeux signifiant que la vie n'a pas été un long fleuve tranquille pour elle.
— J'aurais accepté avec plaisir. Sincèrement. Mais aujourd'hui, je ne peux pas. Un ami a des choses importantes à me montrer.
— Maman, Maman ! Maxime peut venir samedi après-midi ? S'il te plaaiiiiit !
— Oui, ma chérie, si Monsieur Cristiani est libre, bien sûr.
— Je serais très heureux de venir te voir samedi, Ilona.
Je me retourne vers sa maman.
— Appelez-moi Maxime, s’il vous plaît.
— Et moi, Clémence.
Elle se retourne vers sa fille, enlève les dernières traces de poussière sur sa robe et lui fait un énorme bisou sur le front.
— On y va Ilona ? On va laisser Maxime rejoindre son ami. Et nous, on va aller préparer le repas de ce midi. On va manger des spaghettis à la carbonara.
La fillette sautille de nouveau de joie. Puis, elle s'approche de moi et me regarde fixement.
Je me penche et arrivé à son niveau, elle me fait un bisou sur la joue.
— Au revoir, Maxime. À samedi.
— À samedi, Ilona.
La petite fille et sa maman repartent main dans la main sur l'allée bordée de fleurs. Arrivée à une dizaine de mètres, Ilona se retourne et me crie :
— Tu devrais te raser, Maxime. Ça pique !
Un nouveau rire m'échappe. Quelle drôle de petite fille quand même. Je les regarde s'éloigner sous le ciel bleu immaculé. Je me sens bien. Léger. Le petit papillon refait son apparition. Il volette devant moi un moment et se dirige vers la sortie sud du parc.
— J'arrive, mon ami.
Je jette un dernier coup d'œil aux cerisiers du Japon et me dirige vers la sortie, celle menant au centre-ville.

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