Phoenix
L’adresse est indiquée sur la carte : 8 ruelle du Phoenix. Elle se situe sur les hauteurs, proche de la cathédrale et de … la brasserie de Sophie. Cette pensée me fige. Dois-je aller voir ma fille ? Comme ça, sans raison ? Je sais au fond de moi qu’il y a une raison, mais je l’ai toujours fui.
Mon image se reflète sur la vitrine de la parfumerie d’Abigaïl : blazer marron élimé, chemise à gros carreaux passée et baskets usées. Je n’avais pas remarqué leur état ce matin, je me suis juste demandé ce qu’aurait pensé Vanessa de mon choix. Mais elle n’a rien dit, elle n’est plus à mes côtés.
De toute façon, ça n'a plus d'importance.
Le soleil est haut dans le ciel, mais un sentiment persiste : ce n’est qu’un début. Direction la boutique. Les pavés irréguliers de la vieille ville défilent sous mes pas mécaniques.
Ma confession à Abigaïl me surprend encore. Pourquoi lui avoir dit tout cela ? Pourtant, une partie de ce fardeau porté depuis si longtemps, bien avant le jour où j’ai trouvé la lettre de Vanessa, est restée là-bas. Culpabilité, impuissance à la rendre heureuse, tout cela me ronge depuis bien longtemps.
Je chasse ces pensées et m'engage dans une allée étroite, écrasée par de hautes façades. Après quelques mètres parcourus, le changement est immédiat. Le brouhaha de la rue s’est évaporé ainsi que le soleil et sa chaleur. L’allée étroite est entièrement à l’ombre, une odeur d’humidité tenace y règne. Seul le claquement sec de mes pas résonne sur ces pavés humides. Froide et sombre, oubliée, triste. Pourtant, je m'y sens étrangement à ma place. Au bout de l'allée, une plaque sur le mur indique : Ruelle du Phoenix. Tournant à gauche, une autre ambiance s’offre à moi. La rue est baignée de lumière, un parfum citronné et chaud m’enveloppe. J’aperçois un arbuste, c’est lui qui sent si bon. Et dessus, mon ami ailé prend le soleil puis s’envole en direction de la droite.
Merci, mon ami.
Après avoir longé quelques échoppes coloriées agglutinées les unes contre les autres, la Boutique d’Alma apparaît. Deux vitrines avec des mannequins dans des positions étranges encadrent une porte vitrée sur laquelle est scotchée une feuille écrite à la main : Fermé pour inventaire.
Elle doit m’attendre, Abigaïl lui a demandé. À mon coup timide contre la porte, une femme d’une cinquantaine d’années surgit de l’arrière-boutique. Cheveux noirs, coupe courte, lunettes oversize, sourire éclatant. Elle porte une combinaison fuchsia et des bottines léopard.
— Oh, mon chéri ! Je suis sûre que c’est toi qu’Abi m’envoie. Appelle-moi Alma.
— Maxime.
Toujours sur le seuil de la porte, elle m’inspecte des pieds à la tête, sa main vole à sa bouche.
— Aïe, aïe, aïe. Elle avait raison, c’est une urgence.
— Je viens juste de voir l’état de mes vêtements. Enfin… dans le reflet d’une vitrine, tout à l’heure.
Je tire sur le bas de mon blazer pour le remettre en place.
— Tu viens juste de TE voir, mon chéri. Mais c’est déjà ça.
Elle fait demi-tour, ses bottines léopard claquant sur le parquet. De dos, elle lance, sans me regarder :
— Allez, entre. On a du travail avec toi !
Cinq minutes plus tard, Alma se tient devant moi avec une chemise dans chaque main. Une bleu ciel et une bleue marine.
— Alors déjà, dehors la chemise à carreau, c’est pour les bûcherons et les hipsters. Tu n’es ni l’un, ni l’autre.
— Une chemise bleue c’est mieux ?
— Oh ! Mais ce n’est pas une simple chemise bleue, c’est du lin !
Alma passe les deux chemises devant moi, l'une après l'autre, plissant les yeux.
— La bleue ciel va mieux avec ton teint, mon chéri. Et je sais ce qui ira PARFAITEMENT avec !
Avant que je n’aie pu dire un mot, elle est déjà repartie en trombe. Elle revient comme un courant d’air avec cette fois-ci un pantalon marron clair, une ceinture et des baskets blanches.
Elle m'empile tout dans les bras et pointe le fond de la boutique.
— Cabine d’essayage, allez zou !
En me déshabillant, une étrange sensation de froid mêlée de peur m’envahit. Je les porte depuis si longtemps. Ces vêtements, c'était ce qui restait d'avant.
J’enfile le pantalon, la chemise et chausse les baskets blanches. Je me sens gauche, mal à l’aise. Déguisé en quelqu’un que je ne suis pas.
Sorti de la cabine, je retrouve une Alma survoltée.
— MAGNIFIQUE mon chéri ! Voilà, tu ressembles à quelque chose maintenant, tu ressembles à toi !
— Le pantalon est bizarre, la chemise toute froissée et les chaussures me serrent, je bougonne.
— Mon chéri, c’est froissé comme toi mais le lin, c’est léger, ça respire ! Et tu as besoin aussi de respirer, d’être léger !
— Si c’était pour avoir une chemise froissée, je pouvais garder l’ancienne, je grommèle.
— Arrête de faire l’enfant, Maxime. La chemise bleue comme le ciel, le chino beige, couleur de la terre. Et toi au centre.
Alma me traine devant un miroir sur pied
— Regarde-moi ça ! Tu n’es pas magnifique, peut-être ?
Alma a raison pour le lin, le toucher est très agréable et je dois admettre que le résultat est surprenant. Je me reconnais à peine. J’ai l’air plus jeune, plus dynamique, plus … vivant. Zoé aimerait-elle ? Me trouvera-t-elle mieux le nouveau Maxime ? J’espère.
Pathétique. Je tente de chasser cette dernière pensée mais elle s’accroche, reste bien ancrée au fond de mon cerveau.
Zoé. Trois lettres mais tellement plus, peut-être. Quinze ans de différence, et surtout … moi.
— Tu penses à quelqu’un, Maxime ?
Je rougis, à cinquante-deux ans.
— Oui, non, c’est que … c’est compliqué.
— C’est toujours compliqué. Tu as le droit d’être heureux, mais tu ne le sais pas. Pas encore. Tu ne le voulais pas. Mais ça commence à changer.
Je me retourne le miroir et je crois que j’aime ce que je vois.
— C’est pas mal, je lui concède.
— Pas mal ! Allons, Maxime ! fait-elle mine de se vexer.
— C’est beau, je murmure comme un gamin.
— Mais tu es beau, Maxime. Tu l’avais juste oublié.
Levant les mains au ciel, elle s’écrie.
— Ah ! voilà tu es prêt
L'instant d'après, elle est derrière son comptoir. Je la regarde sans trop comprendre.
— Je suis en plein inventaire, mon chéri. J’ai accepté pour Abi mais maintenant je dois y retourner. Allez, hop, hop, hop!
Tout en sortant ma carte bancaire, je lui demande.
— Prêt à quoi ?
— À laisser un poids derrière toi, me répond-elle d’un ton grave. Tes anciens vêtements vont rester ici.
— Mais, c’était Vanessa qui …
— Oui, mon chéri, c’était. C’est fini maintenant.
Je vois mon blazer, ma chemise à carreaux, mon vieux jean, tous pliés avec soin sur le bout du comptoir. Même si Alma va s’en débarrasser, elle les respecte pour ce qu’ils ont été pour moi avant et pendant toutes ces années.
C’est à ce moment que mon ami ailé fait son entrée. Il survole mes anciens vêtements puis tourne autour de moi.
— Tu vois, Maxime, même lui te trouve beau !
Je veux la remercier pour … tout ce qu’elle a fait pour moi. Pour toute réponse, j’ai droit à un :
— Allez, allez ! J’ai une montagne de vêtements à trier, dit Alma espiègle.
Elle me pousse des deux mains vers la sortie et ajoute, avant de refermer la porte.
— Reviens me voir, c’est juste un kit de survie que tu portes, mon chéri. Je veux que tu sois MAGNIFIQUE tous les jours !
Elle referme la porte.
Je murmure quand même.
— Merci.
De nouveau, je me retrouve devant une boutique après qu’un ouragan nommé Alma a changé ma vie.
Le papillon blanc m'attend, posé sur une jardinière en battant doucement des ailes.Il s'envole. Je le suis.

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